1880. Le débat sur la gratuité de l’enseignement primaire


Le 20 janvier 1880, le gouvernement Ferry dépose un projet de loi sur la gratuité de l’enseignement primaire. Les députés l’adoptent le 29 novembre, et le texte est promulgué le 16 juin 1881. Le 6 juillet 1880, Ferdinand Boyer (1823-1885), député royaliste conservateur, conteste avec vigueur et le principe et les modalités de la gratuité de l’école élémentaire.

 

M. Ferdinand Boyer : Sur sa demande, l’ordre de la discussion a été modifié, la date avancée, et hier vous avez voté l’urgence.

Vous reconnaîtrez avec moi que l’attaque, qui est dirigée contre l’enseignement chrétien, est conduite par une main résolue et tenace. A chaque instant l’assaut est donné, et c’est ce qui explique la présence assidue sur le rempart, permettez-moi l’expression, des soldats qui ont mis leur dévouement au service de cette grande cause.

La première brèche a été faite avec la suppression de la lettre d’obédience1, nous voici en présence de la gratuité. Demain, on vous demandera de voter l’obligation et, dans quelques jours, la laïcité2.

Le dépôt des projets partiels du Gouvernement, destinés à former une loi générale de l’instruction primaire, a nécessairement changé l’ordre de discussion, qui avait été choisi, préféré par la commission spéciale.

Celle-ci travaillait en présence d’un projet unique, d’un projet dont les chapitres, les articles étaient reliés par une pensée fondamentale ; elle a cru bien faire en prenant pour base d’opération l’obligation. De l’obligation, elle fait dériver, comme conséquences nécessaires : la gratuité, d’une part, et la laïcité de l’autre.

La gratuité, parce que, suivant l’honorable rapporteur3, il est impossible de contraindre l’enfant à aller à l’école, si son père ne peut faire les frais de la rétribution. Comment obliger, si l’on n’ouvre pas les portes de l’école, pour ainsi dire, à deux battants ?

Quant à la laïcité, le raisonnement est le même : il est évident qu’on ne peut avoir des écoles confessionnelles dans toutes les communes. Aussi n’y a-t-il qu’un moyen de mettre tout le monde d’accord : la neutralité, c’est-à-dire la laïcité de l’école.

A gauche : C’est cela ! — Très bien !

M. Ferdinand Boyer : Donc, dit M. le rapporteur, l’obligation étant admise aujourd’hui par tout le monde, non pas seulement comme une amélioration, mais comme une nécessité sociale, ses conséquences forcées sont la gratuité et la laïcité.

En prenant cette position, la commission a cru se donner le double avantage de la logique et de l’habileté, de la logique apparente au moins ; l’habileté est très compromise par la rigueur du raisonnement ou de la déduction. J’estime quant à moi, messieurs, que ce calcul n’est pas aussi habile qu’on le suppose.

En s’efforçant de relier entre elles, comme trois anneaux, l’obligation, la gratuité et la laïcité, on pense donner plus de force à l’ensemble, mais on se trompe, car il suffira de briser l’un des anneaux pour que la chaîne soit rompue. Et s’il est démontré que la gratuité est la plus grande des injustices et que la laïcité est, non pas comme on le prétend, la simple neutralité en matière religieuse, mais la négation formelle de toute idée religieuse, l’exclusion de Dieu de l’école… [réclamations à gauche. — Oui ! oui ! à droite] alors que deviendra l’obligation ?

Si nous supprimons l’un des termes du programme, l’obligation disparaît, puisque, d’après M. le rapporteur, l’obligation ne peut exister qu’à ces deux conditions essentielles, avec ces deux annexes : la gratuité et la laïcité.

[…]

Messieurs, on a beaucoup discuté sur la question de la gratuité, mais tous les arguments se résument en ces deux points : une question de justice et une question d’argent.

C’est une question de justice, c’est-à-dire une question d’assiette de l’impôt. Il ne suffit pas d’édicter de nouveaux impôts et de songer à faire face à des dépenses considérables à l’aide de tel ou tel expédient financier. Ce n’est point assez, il faut d’abord asseoir l’impôt, rechercher qui le doit, qui le payera.

C’est une question d’argent, c’est-à-dire de nécessité et de possibilité ; avant de grever le budget d’une charge aussi lourde, il faut se demander s’il y a une nécessité véritable et si le budget est dans des conditions d’élasticité suffisante pour arriver à couvrir de pareilles dépenses.

[…]

Il ne faut pas confondre ce qu’on nomme aujourd’hui la gratuité avec la gratuité ancienne, celle des écoles de l’Église et des corporations avant 1789. Celles-là vivaient de leur vie propre, au moyen de dons et de fondations : la gratuité y était véritable, on ne payait pas. De généreux bienfaiteurs avaient pourvu aux besoins, aux dépenses de l’instruction primaire.

En 1880, il faut payer ; tout se paye. Et Bastiat4, je crois, cite cet exemple : Un gouvernement socialiste s’est emparé des chemins de fer ; il s’est empressé d’édicter la gratuité absolue des voyages et des transports. Est-ce bien un service gratuit ? Non, répond-il avec sa verve et son esprit ordinaires : De ce que l’État a mis la main sur les chemins de fer et a proclamé la gratuité des voyages, il n’en résulte pas que rien ne soit payé : l’État paye la houille, les rails, les mécaniciens, les locomotives, les employés, les voitures. C’est le budget général qui réglera la dépense.

Le budget général, celui de tous, sera substitué au budget individuel. La masse payera pour ceux qui auront voyagé ou bénéficié des transports.

La gratuité absolue de l’enseignement n’est pas autre chose. Elle doit aboutir à la substitution du budget général au budget particulier.

[…]

Que d’innovations, de travaux à accomplir, d’œuvres à achever et par conséquent de dépenses à faire encore !

Vous dites, par exemple, dans vos exposés, qu’il existe 600 000 enfants de 6 à 13 ans qui ne reçoivent pas l’instruction primaire. Avec la gratuité, vous ne les ferez pas tous venir à l’école. Mais en supposant qu’il en arrive la moitié, vous serez obligés de faire des écoles nouvelles, de leur procurer des maîtres nouveaux. Et si la gratuité est appliquée, avec l’obligation, vous serez forcés d’augmenter vos dépenses. Ne dites pas que vous parviendrez à combler le déficit en prenant 19 000 000 F5 dans la caisse des contribuables qui ne doivent rien. Vous serez amenés à leur demander beaucoup plus.

[…]

J’ai donc raison de combattre une innovation qui se traduit en un véritable cadeau de 19 millions fait à ceux qui doivent payer et qui payent sans élever aucune plainte.

Enfin, messieurs, je me suis demandé, s’il n’y avait pas, sous cette loi d’apparence généreuse, autre chose que l’abandon de la rétribution scolaire.

Il y a le triomphe d’un système et l’avantage de l’école laïque.

Il suffit, pour s’en convaincre, de lire l’exposé des motifs de M. Carnot6, les projets et les rapports d’aujourd’hui.

Une considération paraît cependant embarrasser les partisans du nouveau système ; c’est celle qu’indiquait hier, en si bons termes, l’honorable M. Beaussire7. Si le riche gagne à l’innovation, le pauvre y perd. Dans son rapport, l’honorable M. Paul Bert avait essayé de répondre à l’avance. Il écrivait : « Il est peu exact de dire que les centimes additionnels seront payés également par les pauvres et par les riches ; il est évident que ceux-ci en solderont la plus grande partie. » Cela est vrai absolument et en chiffres, mais, proportionnellement, l’affirmation n’est pas exacte.

Cet exemple a été donné quelque part : un ouvrier, non point indigent, mais peu aisé, a fait admettre gratuitement son fils à l’école communale. L’éducation achevée, la commune transforme l’école et crée la gratuité absolue. Cet ouvrier, qui n’a plus d’enfant à élever, aura certainement à supporter une partie des charges nouvelles qui auront été établies par la commune pour payer les dépenses de la gratuité. Dans une certaine proportion, il fera les frais de l’éducation des enfants des autres, de l’enfant du riche.

Mes deux propositions sont donc établies : la gratuité absolue est une injustice, et l’État aussi bien que les communes et les départements ne sont point en mesure de supporter la lourde charge qu’on voudrait leur imposer.

Une dernière indication et j’ai fini : il ne faut pas croire que le vote de la gratuité ne soit point un engagement pour l’avenir : la gratuité absolue est, on vous l’a dit très franchement, la préparation de l’obligation et de la laïcité.

Cette révélation vous montre le danger du premier pas fait dans une voie mauvaise. Arrêtez-vous à l’entrée, messieurs, ne votez pas la gratuité.

Principiis obsta : le conseil est aussi excellent qu’il est ancien.

Vous le suivrez et vous repousserez, comme moi, le projet de loi.

[Très bien ! très bien ! à droite.]

Débats du 6 juillet 1880, Annales de la Chambre, 7 juillet 1880, p. 17 sq.


2.

Ces deux projets de loi sont déposés par Ferry le 20 janvier 1880.

3.

Il s’agit de Paul Bert.

4.

Frédéric Bastiat (1801-1850) est un économiste libéral.

5.

C’est, selon Ferdinand Boyer, le montant de la rétribution scolaire que l’État veut remplacer par l’impôt.

6.

Ministre de l’Instruction publique en 1848, Hippolyte Carnot (1801-1888), dans son projet du 30 juin, propose la gratuité de l’enseignement.

7.

Député de la Vendée, Émile Beaussire (1824-1889) s’oppose le 5 juillet 1880 à la gratuité de l’enseignement.