Le 27 mai 1952, le gouvernement présidé par Antoine Pinay signe le traité constituant la Communauté européenne de défense, mais cet accord tarde à être ratifié, l’opinion publique — et parfois les partis — étant profondément divisés sur cette question. Pierre Mendès France décide toutefois d’en finir. Le 29 août 1954, les députés sont invités à se prononcer sur la question préalable déposée par un député modéré, le général Aumeran, et contresignée par Édouard Herriot (1872-1957). Le débat ne porte donc pas sur le fond puisque, si la majorité vote la question préalable, le projet est définitivement rejeté. 319 députés suivant Herriot, la CED est définitivement enterrée le 30 août.
M. Édouard Herriot : Mes chers collègues, je crois que je n’aurai pas de peine à vous démontrer que le traité de Communauté européenne de défense fait faire à l’Allemagne un bond vers sa souveraineté.
[Interruptions au centre.]
M. Gaston Defferre1 : Elle le fait de toute façon !
M. Édouard Herriot :… et, en même temps, il fait faire à la France un saut en arrière, en ce qui concerne sa propre indépendance, sa propre souveraineté.
[Mouvements divers.]
Qu’il reste dans l’Europe même un grand nombre de pays souverains, comme ils l’étaient hier, qui le sont encore aujourd’hui, cela n’est pas douteux. C’est le cas de l’Angleterre — je n’y reviens pas —, c’est le cas de pays comme les Etats-Unis, qui n’ont pas voulu s’engager, comme l’URSS, comme la Chine, la Suisse, la Norvège, l’Espagne, la Turquie, la Grèce, d’autres encore.
Je comprends très bien que, pour réaliser un progrès européen, c’est-à-dire un progrès humain, on demande à l’ensemble des nations de consentir un sacrifice. Ceux qui ont quelque habitude de l’histoire du droit savent que le droit a évolué suivant les siècles.
Pour ma part, je concevrais très bien, je comprendrais très volontiers qu’à l’heure actuelle il soit jugé nécessaire de faire un nouvel effort. Mais, attention ! à la condition que cet effort soit fait par l’ensemble des nations d’Europe et qu’il ne soit pas fait seulement par deux ou trois nations, dont la nôtre.
[Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche et à l’extrême droite.]
En effet, si je relis le traité de communauté et le discours si noble, si sérieux qu’a prononcé hier M. le président du Conseil, voici les conclusions auxquelles j’arrive.
Quelles sont pour la France les diminutions de souveraineté ? Pour ne citer que les principales, les voici, je crois :
Premièrement, son armée est coupée en deux. Cela, personne ne peut le nier.
Deuxièmement, la durée du service militaire n’est pas fixée par le parlement national…
[Exclamations au centre.]
Sur divers bancs au centre : C’est inexact !
M. Édouard Herriot : Troisièmement, le budget général des armées est arrêté par le conseil unanime, puis réparti. Un quart des dépenses françaises est soustrait au contrôle du Parlement.
[Nouvelles interruptions au centre.]
Je crois que ce que je dis est exact ?
M. Maurice-René Simonnet2 : Cela n’est pas exact.
[Exclamations à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche et à l’extrême droite.]
M. Édouard Herriot : Quatrièmement, les soldes seront fixées par la commission.
Cinquièmement, les généraux ne seront plus nommés par le président de la République.
[Mouvements divers.]
D’autre part, la mobilisation nous échappe en partie.
Je pose enfin une question : quand un peuple n’a plus la direction de son armée, a-t-il encore la direction de sa diplomatie ?
Je réponds : Non, il ne l’a plus. Et — je vous livre cette réflexion — ceci est spécialement grave dans une époque comme la nôtre, où les questions diplomatiques ont un caractère si aigu. Car, si idéaliste qu’on soit, on ne peut pas ignorer que la force d’un pays est un élément d’action, sinon de solution, dans tous les pays où la diplomatie est en jeu.
Voilà donc les restrictions de la France.
Et si l’on doutait de ces restrictions, si l’on voulait nier ce qu’elles ont pour notre pays d’humiliant d’abord, et de grave ensuite, je vous prie de vous reporter à l’article 20 du traité de Paris qui consacre tous ces renoncements, toutes ces restrictions puisqu’il dispose :
« Dans l’accomplissement de leurs devoirs, les membres du Commissariat ne sollicitent ni n’acceptent d’instructions d’aucun gouvernement. Ils s’abstiennent de tout acte incompatible avec le caractère supranational de leurs fonctions. »
Voilà donc des commissaires complètement coupés — le texte est très net — de toutes relations avec leur pays.
M. Fernand Bouxom3 : C’est ce qu’on appelle l’Europe.
M. Édouard Herriot : Eh bien ! je dis que c’est un texte à la fois monstrueux et ridicule.
[Applaudissements à l’extrême gauche, à l’extrême droite, sur de nombreux bancs à gauche et sur quelques bancs à droite.] Quel Français de cœur accepterait ainsi de représenter son pays ? [Applaudissements sur les mêmes bancs.]
Cela est monstrueux et ridicule, parce que c’est accorder une prime à ceux qui ne seront pas loyaux. Nous pensons bien qu’au sein de la communauté atlantique il se trouvera certains représentants qui, malgré tous les textes, comme ils l’ont fait dans le passé, placeront avant tout la défense de leur pays, la défense de leur patrie, peut-être même aux dépens du droit.
[Applaudissements sur divers bancs à gauche.]
Voilà ce que je pense. Voilà ce que je soumets à votre réflexion.
S’il n’en était pas ainsi, si vraiment on ne pouvait pas espérer obtenir des hommes qu’ils renoncent à leur origine nationale — pour ma part, cela m’apparaît tellement monstrueux que je ne peux pas en accepter l’idée —, alors que seraient ces commissaires ? Des êtres abstraits, des êtres surhumains ou des espèces de robots par lesquels nous serions commandés, gouvernés, dirigés.
[Mouvements divers au centre.]
Je dis que cet article 20 est encore la consécration d’un abaissement de la France et, pour ma part, je ne l’accepte pas.
[Applaudissements à l’extrême gauche, sur de nombreux bancs à gauche, à l’extrême droite et sur quelques bancs à droite.]
Mais, mesdames, messieurs, en regard de cet abaissement national, dont jamais jadis une assemblée révolutionnaire, une assemblée républicaine n’aurait accepté l’idée [applaudissements à l’extrême gauche, à l’extrême droite et sur de nombreux bancs à gauche], que deviendrait l’Allemagne ?
Je vous ai dit que, dans le même temps où nous subissions ces diminutions, elle allait accroître son potentiel et faire un bond vers sa souveraineté. […]
Mesdames, messieurs, j’ajouterai quelques arguments que je crois essentiels.
L’un est tiré de l’article 11 du traité, où il est dit que l’Allemagne sera autorisée à se constituer une police et une gendarmerie.
J’ai signalé plusieurs fois le danger de cet article. Je n’ai jamais été écouté. Cependant, qui ne voit, je ne dis pas l’inconvénient, mais le péril qu’il peut y avoir, le cas échéant, à permettre à l’Allemagne de se créer une armée supplémentaire de 100 000 ou de 200 000 hommes ?
Je dis cela avec une forte conviction, parce que c’est un problème qui s’est posé sous le ministère Doumergue, au moment où Hitler nous offrait de consentir certains avantages à la France si on lui accordait cette armée de remplacement.
Lisez cet article, il prévoit que cette obligation est, pour l’Allemagne, de caractère inférieur, qu’elle ne souffre pas l’intervention des puissances cosignataires. Par conséquent, si vous voyez demain se reconstituer la Gestapo ou les SS, ne soyez pas étonnés.
Pour moi je n’oublie pas que, s’il était resté dans l’armée allemande certains éléments d’honneur, au moins d’honneur professionnel, cette armée a été, dans son occupation de la France, escortée par de véritables bourreaux qui ont massacré mes frères, ce que je ne veux pas oublier.
[Applaudissements à l’extrême gauche, sur de nombreux bancs à gauche, à l’extrême droite et sur plusieurs bancs à droite.]
Je voudrais, après que le général Kœnig l’a fait dans son rapport, dire, moins bien que lui, que cette armée de la communauté n’aurait aucune espèce de valeur, d’abord parce qu’une armée n’est pas une collection de numéros matricules. Une armée doit avoir une âme. […]
Qu’est-ce que l’armée d’un pays ? Ce n’est pas l’addition mathématique de ses conscrits, c’est ce pays dressé autour de son drapeau pour la défense de ses trésors matériels et intellectuels, pour la défense de sa liberté, de son indépendance. Et c’est parce que ces sentiments, développés par la Révolution française, on ne peut pas le nier, avaient dans notre pays tant de profondeur qu’ils ont donné aux hommes de la Marne le courage de mourir dans des conditions que nous ne devons pas oublier.
[Applaudissements sur de nombreux bancs à gauche. Applaudissements à l’extrême gauche, à l’extrême droite et sur plusieurs bancs à droite.]
L’armée, c’est l’âme de la patrie, et je voudrais bien savoir où cette armée de la Communauté européenne prendra la sienne.
Assurément, on essaiera de la préparer par des formulaires. Mais que seront ces formulaires, comparés à l’influence profonde des vieilles idées patriotiques et nationales qui ont mis tant de siècles, il faut bien le reconnaître, à s’instituer dans notre pays ?
Si vous avez une guerre — et vous savez bien contre qui ce serait —, je vous prie de vous demander quelle sera, sur nos soldats, l’influence de ces formulaires comparée à l’attraction d’autres doctrines, qui s’exercera tout près d’eux, doctrines que, je le crois bien, la propagande allemande aura de la peine à contredire ?
Enfin, je voudrais m’adresser à nos amis américains.
Je voudrais leur parler comme un homme qui leur a, je crois, prouvé son indépendance.
Voyez-vous, mes chers collègues, je suis très frappé de la similitude qui existe entre l’époque que nous vivons et celle que nous avons connue entre les deux guerres.
Au lendemain de la guerre mondiale, les Américains ont refusé d’appliquer un traité pour lequel, cependant, Clemenceau et Foch leur avaient fait beaucoup de concessions. En même temps que ce traité, nous avions été saisis de traités annexes, les uns franco-anglais, d’autres franco-américains. Ils n’ont eu aucune suite.
Puis est arrivée la conférence de Londres. Là, bien que non partie au traité, les Américains sont venus et ont fait sur nous la pression qu’il fallait faire pour obtenir le vote du plan Dawes et l’évacuation de la Ruhr4.
Ces réformes — si c’était là des réformes ! — ont agi relativement bien pendant un certain nombre d’années ; puis les Américains sont revenus à la charge. Ils nous ont imposé le plan Young pour redonner à l’Allemagne la liberté de sa signature. Puis, comme si ce n’était pas assez, ils nous ont imposé le moratoire Hoover5, si bien que, quand nous sommes arrivés — et j’en étais — à la conférence de Lausanne, nous n’avions plus rien dans les mains. Et la première fois que, dans une visite qui était d’ailleurs de courtoisie, j’ai rencontré le chancelier von Papen, savez-vous ce qu’il m’a proposé comme étant la seule chose digne de notre conversation ? Un plan d’attaque en commun contre les Russes, Français et Allemands dirigés contre les Slaves ! Naturellement, je n’ai pas accepté.
[Interruptions à droite.]
A gauche : Les Russes ont accepté l’offre allemande en 1939.
M. Édouard Herriot : Et voilà où nous en étions arrivés !
D’ailleurs, les Américains, à l’amitié de qui je rends hommage et que je sais, eux aussi, capables de désintéressement, d’élévation d’esprit, de sentiments humanitaires, ont été obligés, en fin de compte, d’entrer dans la deuxième guerre comme ils étaient entrés dans la première.
Pour ma part, j’aime mieux la situation actuelle garantie par les accords quadripartites, que cette combinaison, ce compromis entre la France et l’Allemagne, plus exactement, le compromis de l’Europe des Six, dont je suis convaincu qu’il nous mènera aux pires complications et que les Français regretteront amèrement d’avoir signé, car il est valable pour cinquante ans. C’est pour cinquante ans que vous allez engager la France, votre patrie ; que vous allez fixer son destin, malgré toutes les réserves que l’on peut faire sur tel ou tel article du traité.
Je dis que ce n’est pas possible ! J’aime mieux, je le répète, la situation actuelle qui nous ramène aux accords quadripartites en attendant que l’on puisse, là-dessus, construire quelque chose de mieux, je préfère cela à la Communauté européenne de défense.
Je me rappelle et je vous rappelle une phrase que Clemenceau a prononcée peu de temps avant de mourir :
« N’oubliez pas, Français, qu’un grand pays lui-même peut disparaître. »
Avec la situation actuelle, nous savons ce que nous avons et ce que nous n’avons pas.
Ce que je souhaite, c’est que le peuple français se ressaisisse, que cesse cette terrible division qui a été créée chez nous par la Communauté européenne de défense, que nous nous rapprochions les uns des autres d’un même cœur pour essayer de trouver une solution qui soit sans danger pour notre pays.
Voilà des années que j’ai réfléchi à ce sujet. C’est peut-être moi qui, le premier, ai poussé un cri d’alarme. C’est ce qui m’autorise sans doute aujourd’hui à solliciter votre bienveillance pour mon intervention.
Je ne veux pas, pour ma part, la Communauté européenne de défense. Je veux un rapprochement avec l’Allemagne, avec tous les pays d’Europe fondé sur d’autres principes, fondé sur d’autres intentions.
Pour l’instant, je déclare qu’en aucune façon je ne consentirai à associer, par mon vote, mon pays à toute une période d’incertitudes, de troubles sans doute peut-être de mensonges — j’ai, moi aussi, le droit de prononcer ce mot —, de mensonges et de trahison.
C’est une aventure ; ne vous y lancez pas. Un grand pays comme la France doit être au-dessus. Travaillons à lui donner sa vigueur morale, sa cohésion, sa force, mais ne le divisons pas et n’allons pas croire que la France, dans son statut actuel, soit plus exposée que la France qu’on veut renvoyer à Bruxelles6 pour qu’elle y joue son rôle dans le concert international, alors que nous venons de voir de quelle façon notre vieux pays, notre République est traitée quand elle a l’air de céder sur ses droits [mouvements au centre], sur sa souveraineté, sur son indépendance.
[Vifs applaudissements sur de nombreux bancs à gauche, à l’extrême gauche, à l’extrême droite et sur quelques bancs à droite.]
Assemblée nationale, séance du 30 août 1954, JO, 31 août 1954, p. 4464-4465 et 4467-4468.
Gaston Defferre (1910-1986) est député SFIO des Bouches-du-Rhône.
Maurice René Simonnet (1919-1988) est député MRP de la Drôme.
Fernand Bouxom (1909-1991) est député MRP de la Seine.
La France accepte le plan Dawes le 18 avril 1924.
Le plan Young date du 31 mai 1929, le moratoire Hoover du 30 juin 1931. La conférence de Lausanne s’achève le 9 juillet 1932.
S’achevant sur un échec, la conférence de Bruxelles (19-23 août 1954) vise à modifier le traité de Paris. Pourtant, certains parlementaires espèrent encore renégocier ces accords.