C’est en 1957 que Roland Barthes (1915-1980) rassemble en un livre 54 textes publiés, à l’exception de deux d’entre eux, dans la revue de Maurice Nadeau Les Lettres nouvelles. Barthes, qui ne dispose encore d’aucune stature universitaire d’importance (il ne bénéficie que d’un statut précaire au CNRS), est cependant l’une des figures les plus en vue du courant structuraliste. Depuis 1952, il se livre dans chacune de ses « petites mythologies du mois » à un décryptage du quotidien français. Le volume, Mythologies, publié aux éditions du Seuil, rencontre un grand écho. Le chapitre qu’il consacre à Pierre Poujade avait répondu à la montée de la vague poujadiste à proximité des élections législatives de janvier 1956.
Qui sont les intellectuels, pour Poujade ? Essentiellement les « professeurs » (« sorbonnards, vaillants pédagogues, intellectuels de chef-lieu-de-canton ») et les techniciens (« technocrates, polytechniciens, polyvalents ou polyvoleurs »). Il se peut qu’à l’origine la sévérité de Poujade à l’égard des intellectuels soit fondée sur une simple rancœur fiscale : le « professeur » est un profiteur ; d’abord parce que c’est un salarié (« Mon pauvre Pierrot, tu ne connaissais pas ton bonheur quand tu étais salarié1 ») ; et puis parce qu’il ne déclare pas ses leçons particulières. Quant au technicien, c’est un sadique : sous la forme haïe du contrôleur, il torture le contribuable. Mais comme le poujadisme a cherché tout de suite à construire ses grands archétypes, l’intellectuel a bien vite été transporté de la catégorie fiscale dans celle des mythes.
Comme tout être mythique, l’intellectuel participe d’un thème général, d’une substance : l’air, c’est-à-dire (bien que ce soit là une identité peu scientifique) le vide. Supérieur, l’intellectuel plane, il ne « colle » pas à la réalité (la réalité, c’est évidemment la terre, mythe ambigu qui signifie à la fois la race, la ruralité, la province, le bon sens, l’obscur innombrable, etc.). Un restaurateur, qui reçoit régulièrement des intellectuels, les appelle des « hélicoptères », image dépréciative qui retire au survol la puissance virile de l’avion : l’intellectuel se détache du réel, mais reste en l’air, sur place, à tourner en rond ; son ascension est pusillanime, également éloignée du grand ciel religieux et de la terre solide du sens commun. Ce qui lui manque, ce sont des « racines » au cœur de la nation. Les intellectuels ne sont ni des idéalistes, ni des réalistes, ce sont des êtres embrumés, « abrutis ». Leur altitude exacte est celle de la nuée, vieille rengaine aristophanesque (l’intellectuel, alors, c’était Socrate). Suspendus dans le vide supérieur, les intellectuels en sont tout emplis, ils sont « le tambour qui résonne avec du vent » : on voit ici apparaître le fondement inévitable de tout anti-intellectualisme : la suspicion du langage, la réduction de toute parole adverse à un bruit, conformément au procédé constant des polémiques petites-bourgeoises, qui consiste à démasquer chez autrui une infirmité complémentaire à celle que l’on ne voit pas en soi, à charger l’adversaire des effets de ses propres fautes, à appeler obscurité son propre aveuglement et dérèglement verbal sa propre surdité.
Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éd. du Seuil, « Points », 1970, p. 182-183.
La plupart des citations proviennent du livre de Poujade : J’ai choisi le combat.