1962. Pour Vatican II


Le 25 janvier 1959, le nouveau pape Jean XXIII annonce l’ouverture d’un concile œcuménique dont l’objectif est de pousser l’Église à une réflexion sur elle-même et de l’engager à conduire une « mise à jour » (aggiornamento) de son enseignement, de ses structures et de l’ensemble des rapports qu’elle entretient avec le monde. Le concile réunit à Rome 2 500 pères conciliaires d’octobre 1962 à décembre 1965. Les conservateurs, pour la plupart membres de la Curie romaine, sont inquiets face à cette volonté réformatrice. L’écrivain catholique François Mauriac (1885-1970), qui s’est engagé par sa collaboration à L’Express aux côtés d’une partie de la gauche pour combattre la guerre d’Algérie et dénoncer les tortures, défend les réformateurs.

 

Ce concile est le signe visible d’une grâce invisible que j’ai cru d’abord ne concerner que le petit nombre, et puis, au hasard de conversations et de lectures, j’ai découvert que beaucoup d’âmes aujourd’hui en sont touchées. Certes, nous avons toujours su qu’il n’y aurait plus un jour qu’un pasteur et qu’un troupeau — mais à la fin des temps. Existait-il, avant le règne de Jean XXIII1, beaucoup de chrétiens pour croire que cette grâce les concernait eux-mêmes et que nos enfants, nos petits-enfants verraient peut-être luire l’aube de la réconciliation ?

Maintenant nous croyons que ce bonheur est en route, qu’il s’accomplit sous nos yeux, même si son achèvement devait durer des siècles ; qu’en dépit des définitions qui séparent, la foi au Fils de Dieu a d’ores et déjà réuni en un seul troupeau, face au monde matérialiste et athée, les brebis de toutes les bergeries.

Le communisme marxiste n’existe plus en tant qu’espérance, il est devenu une réalité ; il règne sur une grande part de l’espèce humaine et se heurte à cette masse irréductible : ce troupeau dont les brebis appartiennent à des bergeries différentes et qui en rejoint un autre plus vaste encore, fait des millions d’hommes au visage sombre, fils d’Ismaël, qui croient comme nous à la promesse que reçut Abraham, leur père et notre père. Les chrétiens, clercs et laïcs, qui gardent la nostalgie de l’Empire et de l’Algérie française, que ne considèrent-ils ce qui vient de s’accomplir en Afrique dans la lumière du Concile ! Ces évêques de toutes races, de toutes couleurs, accourus à Rome annoncent que les temps de la conquête et de la domination sont révolus et que nous sommes devenus des frères partout où nous étions des maîtres.

Qu’on m’entende bien : catholique, je crois de tout mon cœur et de tout mon esprit que la vieille Église mère dont les autres se sont détachés est celle de Pierre et qu’elle a reçu une promesse imprescriptible ; mais cette rupture visible ne nous détourne plus de discerner une vérité que des partis pris passionnés avaient cachée aux chrétiens dressés les uns contre les autres : c’est qu’ils forment dès maintenant un seul troupeau.

Le Concile œcuménique qui s’ouvre à Rome se réunit dans une chrétienté qui ne croit plus ses divisions irréductibles, qui se sait appelée à l’unité dès maintenant, dans ce monde où un homme sur quatre (je crois) appartient à la race jaune, où un tiers peut-être relève du communisme athée. Voilà ce qui éclaire ce Concile d’un jour nouveau et admirable ; voilà ce qui illustrera à jamais ce pontificat, que certains disaient être de « transition ».

Mon propos n’est certes pas de minimiser les abîmes qu’ont creusés les hérésies et les schismes au cours de l’histoire. Mais si ces abîmes n’étaient pas des abîmes ? Cette question, que de frères séparés se la posent aujourd’hui ! Voilà pourquoi, tout ignorant que je suis de ce qui sera débattu au Concile, je salue avec une tremblante espérance ces frères venus à Saint-Pierre en observateurs : anglicans, luthériens, presbytériens, calvinistes de France, quakers, méthodistes, coptes d’Égypte, jacobites, vieux-catholiques. Au moment où j’écris, le patriarche de Constantinople et celui de Moscou n’ont pas encore donné leur réponse. Mais elle sera celle de l’Esprit, j’en jurerais.

Toutes ces présences témoignent d’un miracle : l’accélération de la grâce. Le Saint-Père lui-même le rappelait récemment : lorsque Pie IX2, pour le concile de Vatican de 1869, invita les chrétiens des autres confessions, les réponses qu’il reçut furent si blessantes qu’on le vit pleurer. Aujourd’hui, la courtoisie qu’on lui manifeste, dit le Saint-Père, est elle-même signe de fraternité.

Ce signe nous a été donné et il demeurera, quoi que le Concile décide. Je ne crois pas que nous puissions être déçus même si ses aboutissements ne paraissaient pas nous rapprocher du but. Rien ne peut faire qu’il n’y ait pas eu, dans un monde fou de technique, mais mourant de soif et de peur, ce premier resserrement du troupeau autour de la vieille Église, mère de toutes les autres, autour du tombeau de Simon-Pierre. « Il est des heures où le temps a stagné », dit un poète. Mais il en est d’autres où le temps s’accélère et se précipite. Et le temps, c’est la grâce.

François Mauriac, « L’accélération de la grâce », Le Figaro, 14-15 octobre 1962. (© Le Figaro, 1993.)


1.

C’est au douzième tour de scrutin que, le 28 octobre 1958, le cardinal Angelo Roncalli, archevêque de Venise, est élu pape en remplacement de Pie XII. Agé de soixante-dix-sept ans, ce pontife surprend par la rapidité et le nombre de ses décisions réformatrices. Il meurt le 3 juin 1963 avant l’achèvement du concile.

2.

Pie IX est pape de 1846 à 1878. Il proclame le dogme de l’Immaculée Conception et est l’auteur du Syllabus (1864) qui s’en prend aux « erreurs du monde moderne ».