Président du MRP puis animateur du Comité des démocrates, Jean Lecanuet (1920-1993) annonce le 19 octobre 1965 qu’il se présente aux élections présidentielles, la candidature Defferre ayant échoué. Lors d’une conférence de presse tenue le 26 octobre 1965 au Palais d’Orsay, le sénateur de la Seine-Maritime énonce les grandes lignes de son programme.
La crise du Marché commun1 est un drame pour l’agriculture, poursuit l’orateur. Il déclare encore sur ce point : « Hors d’une organisation européenne, il n’y a pas de solution de rechange. Il n’y a que la crise d’une agriculture abandonnée aux incertitudes des accords commerciaux, livrée sans défense à la concurrence des prix anormalement bas du marché mondial, condamnée à solliciter malgré elle un soutien des prix, générateur d’une charge rapidement intolérable pour le Trésor public.
» […] Ces périls peuvent encore être conjurés et les agriculteurs utilisent la dernière arme qui leur reste pour être compris : leur bulletin de vote. »
Mais la fin du Marché commun ne serait pas grave que pour les agriculteurs. « Notre économie, ajoute M. Lecanuet, n’aurait plus le choix qu’entre le libre-échange, sans garantie ni harmonisation, dans un monde où la France n’est pas au rang des plus forts, ou le retour au protectionnisme, au malthusianisme, c’est-à-dire à la vie chère, à la stagnation des niveaux de vie et au chômage. »
L’orateur déclare :
« Les réalités de l’avenir sont sacrifiées à des mythes abusifs ; aux illusions archaïques de la souveraineté absolue d’une France seule.
» La propagande invoque l’indépendance, la grandeur et le prestige. Mais la France aux mains libres, c’est la France aux bras coupés. Derrière les mots, il y a les faits. Dans un monde dominé par les géants — les USA, l’URSS et demain la Chine — au siècle des continents organisés, il n’y a de salut pour la patrie qu’en l’intégrant à l’Europe libre. L’indépendance n’est réelle, la liberté n’est effective qu’à partir de la puissance, et il n’y a de puissance possible pour nous que dans et par l’Europe unie. »
M. Lecanuet estime que la Ve République refuse les moyens d’atteindre ses objectifs, « dont certains sont justes ».
L’orateur fait état de « l’étroitesse des résultats obtenus par le traité franco-allemand2 ».
« Bien plus, ajoute-t-il, le nationalisme doctrinaire de la diplomatie française réveille dangereusement le nationalisme allemand. Le tête-à-tête d’États retranchés sur leurs égoïsmes tend fatalement tôt ou tard à la discorde et à la lutte pour la prépondérance. »
Où irait une Allemagne tourmentée par sa réunification, déjà plus puissante que la France, si elle retournait aux passions du nationalisme ? demande-t-il.
L’orateur affirme ensuite que l’Europe unie est le moyen de ne pas tomber sous « l’hégémonie américaine ».
« C’est aussi, poursuit-il, le seul moyen d’établir un véritable équilibre militaire, y compris s’il le faut nucléaire, à l’intérieur de l’alliance atlantique et de permettre ainsi une coopération de partenaires, égaux entre l’Europe unie et les États-Unis d’Amérique. » […]
L’orateur traite ensuite des institutions. S’il devait être élu, il appliquerait scrupuleusement, dans sa lettre et dans son esprit, la Constitution. Méconnaître ou modifier la Constitution porterait atteinte à la stabilité, explique-t-il. Le président de la République retrouvera tous ses pouvoirs, mais rien que ses pouvoirs. Bref, le président doit arbitrer, le gouvernement gouverner, le Parlement contrôler. « Un démocrate sera un leader, ajoute-t-il, jamais un guide cherchant à confondre en sa personne tous les pouvoirs, l’exécutif, le législatif et le judiciaire.
» Ce qui protégera des abus, c’est aussi l’existence d’une majorité parlementaire, liée certes à la vie du gouvernement, mais qui, en cessant d’être inconditionnelle, exercera son contrôle. C’est enfin l’existence d’une opinion publique qui cessera d’être déformée par la propagande pour devenir loyalement informée. Un statut d’autonomie, libéral et pluraliste, de l’ORTF s’impose. »
Dans la dernière partie de son exposé, M. Lecanuet part de cette constatation : « Le problème de la succession est posé.
L’échec du gaullisme est de ne pas pouvoir le régler. […] Puisque, poursuit-il, le 5 décembre3 ou un peu plus tard la succession sera ouverte, le moment est venu de le préparer. » A cet effet, l’orateur souligne la nécessité de simplifier les courants politiques et de créer, au centre de la vie politique, un grand mouvement démocrate, social et européen. Il déclare :
« Ma candidature est la seule à ouvrir cette voie. Elle fait aux Français une double proposition. Elle propose une politique nouvelle et elle propose de mettre à son service une force politique neuve. Il appartiendra au pays de dire le 5 décembre s’il approuve cette rénovation. Les voix qui se porteront sur ma candidature auront la valeur d’une incitation à la naissance du mouvement démocrate […].
» Nous voulons une création neuve. Il ne peut être question de juxtaposer des partis ou de camoufler leurs risques dans un cartel électoral, destiné à vivre l’espace d’un scrutin. C’est la solution choisie par la gauche. Cette coalition de commodité ne conduit à aucune majorité de gouvernement. Aucun contrat durable ne peut s’établir entre le parti communiste et le reste de la gauche. Le front populaire n’existe pas. Il a peut-être une tête, mais ni corps ni âme.
» Nous ne perdons pas de vue cette situation. Elle nous conseille de regarder au-delà de l’instant. Nombreux d’ailleurs sont dans les rangs de la gauche non communiste ceux qui se résignent mal à une cohabitation, même provisoire, avec le Parti communiste et gardent l’espoir de retrouver les démocrates. Nous ferons tout de notre côté pour favoriser cette possibilité, car rien ne serait plus néfaste pour la France que sa coupure en deux blocs hostiles, l’un dominé par une droite autoritaire et conservatrice, l’autre par le Parti communiste. » […]
Jean Lecanuet, conférence de presse du 26 octobre 1965, Le Monde, 28 octobre 1965.
A partir du 1er juillet 1965, la France pratique à Bruxelles la politique de la chaise vide, ses partenaires européens contestant les modalités de la politique agricole commune.
Le « traité fondamental » franco-allemand date du 22 janvier 1963. Il prévoit des consultations régulières entre les deux pays et crée l’Office franco-allemand de la jeunesse.
Le premier tour des élections est fixé au 5 décembre.