Le 9 septembre 1965, François Mitterrand, député de la Nièvre, mendésiste farouchement hostile au gaullisme, décide de se porter candidat à la présidence de la République au nom de « l’incompatibilité d’humeur » entre le général de Gaulle et ta démocratie. Il obtient le soutien de la Convention des institutions républicaines, de la SFIO, du Parti communiste, du Parti radical, de Pierre Mendès France et même celui du PSU qui finit par se rallier en octobre. Contrairement à Gaston Defferre, également candidat à la candidature, Mitterrand apparaît comme le représentant de la gauche unie. Cette première campagne électorale de la Ve République pour une élection présidentielle au suffrage universel, dont le premier tour doit avoir lieu le 5 décembre, prend un caractère inédit : l’apparition des candidats à la télévision introduit dans la vie politique une nouvelle dimension. En décembre 1965, François Mitterrand s’adresse aux téléspectateurs dans les termes suivants.
Françaises, Français : non, ce n’est pas vrai, vous n’aurez pas à choisir dimanche entre la IVe et la Ve République. Pas plus que vous n’aurez à choisir entre le ministre de la IVe que je fus à trente ans et le ministre de la IIIe République que fut le général de Gaulle dans le gouvernement de la débâcle1.
Non ! Ce n’est pas vrai, vous n’aurez pas à choisir dimanche entre le soldat qui incarna l’honneur de la patrie le 18 juin 1940 et une génération qui aurait manqué à ses devoirs.
Dans les camps de prisonniers de guerre, dans les rangs de la résistance intérieure, tout un peuple de Français s’est levé comme de Gaulle et avec lui pour conquérir le droit d’être libres.
Non ! Ce n’est pas vrai, vous n’aurez pas à choisir dimanche entre le désordre et la stabilité. Le désordre, vous l’avez condamné et personne n’osera y revenir. Quant à la stabilité, qui donc la remet en question sinon celui qui proclame qu’il n’y a plus en France que lui qui serait tout et les autres qui ne seraient rien.
Non ! Ce n’est pas vrai, vous n’aurez pas à choisir dimanche entre le régime actuel et celui des partis. Le régime actuel, c’est celui d’un homme seul et, quand viendra pour lui l’heure de partir, il vous livrera au successeur inconnu que vous désignera un clan, une faction pire qu’un parti, cet entourage, syndicat anonyme d’intérêts et d’intrigues.
Je ne suis pas l’homme d’un parti. Je ne suis pas l’homme d’une coalition de partis. Je suis le candidat de toute la gauche, de la gauche généreuse, de la gauche fraternelle qui avant moi, qui après moi, a été et sera la valeur permanente de notre peuple. Dans la circonstance solennelle où nous sommes, il faut que tout soit clair entre nous. Il est des arguments que je n’emploierai pas et vous me permettrez d’exprimer ma surprise lorsque j’entends ces ministres du gouvernement qui vont se répandant partout depuis quelques jours, avec les sarcasmes et l’injure à la bouche.
Au niveau où nous sommes, sous le regard du peuple, il convient que le débat conserve sa noblesse et que le choix soit clair. J’ai engagé toute la gauche française sur des options fondamentales et sur tous les domaines. Je lui ai demandé de combattre afin de proposer une politique nouvelle. Le choix que vous ferez pour le candidat de la gauche signifiera en politique intérieure et en politique extérieure, en politique économique et en politique sociale, un renversement de tendance, un changement d’habitudes, une volonté de créer et non pas de demeurer le regard tourné vers le passé des rêves morts.
Je vous dirai peut-être de vieux mots, mais pour moi, pour nous tous, hommes et femmes de la gauche, femmes et hommes du progrès, ils ont gardé toute leur valeur. Ils s’appellent Justice, Progrès, Liberté, Paix. Quand j’avais vingt-cinq ans, je me suis évadé d’Allemagne2. J’aime la liberté. J’ai rejoint le général de Gaulle à Londres et à Alger. J’aime la liberté. Je suis revenu dans la France occupée pour reprendre ma place au combat. J’aime la liberté.
Mais qu’est-ce que la gauche, sinon le parti de la liberté ? Encore et toujours, rappelez-vous. Ce sont les mots de La Marseillaise : Liberté, liberté chérie, combats avec tes défenseurs.
Eh bien ! Je vous demande de choisir : l’indépendance de la justice contre l’arbitraire ; la liberté de l’information contre l’abus de la propagande ; la liberté syndicale contre la revanche des privilèges ; les libertés communales, ces vieilles libertés héritées du Moyen Age, contre les empiétements de l’État.
Et puis, qu’est-ce que nous allons faire de la France ? Une petite nation étouffée entre les deux grandes puissances avec des amis de rencontre et qu’on change selon l’humeur du jour alors qu’il y a tant et tant à faire avec le génie de notre peuple dans les communautés nouvelles ?
Je vous demande de choisir l’Europe unie, structurée, rassemblée, contre le repli sur soi, contre l’isolement. Je vous demande de choisir l’arbitrage international et le désarmement contre la course folle à la bombe atomique qui détruira le monde.
Et puis qu’allons-nous faire de la jeunesse de notre peuple ? Pariera-t-on sur l’avenir, c’est-à-dire sur une économie d’expansion et de mouvement, sur le plein emploi, sur notre capacité de production, sur la création de richesses nouvelles ? Pariera-t-on sur la promotion de ceux qui souffrent, de ceux qui travaillent et de ceux qui espèrent ? Pariera-t-on sur les chances de notre école qui formera les filles et les garçons à posséder et à connaître et donc à maîtriser les données de la science et donc de posséder les secrets de la terre et les itinéraires de l’espace ?
Depuis le premier jour, j’ai demandé aux femmes et aux hommes de notre pays de prendre en main eux-mêmes notre destin, et de se reconnaître en toute circonstance et à jamais comme des citoyens responsables.
Nous avons entendu mardi soir les paroles du chef de l’État. Elles appelaient au drame et invoquaient la catastrophe. Mais cela non plus ce n’est pas vrai ! Il y a dans notre décision de dimanche toutes les promesses de l’espérance.
Croire en la justice et croire au bonheur, c’est cela le message de la gauche.
François Mitterrand, Politique, Paris, © Librairie Arthème Fayard, 1977, p. 429-431.
Le 5 juin 1940, Paul Reynaud remanie pour la dernière fois son cabinet et y fait entrer Charles de Gaulle comme sous-secrétaire d’État à la Défense nationale et à la Guerre.
François Mitterrand réussit à s’évader après deux tentatives infructueuses et fonde un mouvement de résistance recrutant en France parmi les prisonniers libérés ou évadés.