Le 5 décembre 1965, Charles de Gaulle est mis en ballottage aux élections présidentielles. Entre le premier et le second tour, il s’emploie à conforter son avance en s’entretenant, au cours de trois entretiens télévisés, avec le journaliste Michel Droit. Lors du deuxième entretien, le Général précise ses conceptions européennes — à une époque où la construction de l’Europe affronte de sérieuses difficultés.
M. Michel Droit : Alors, je vous pose très nettement la question : « Mon Général, est-ce que vous êtes européen ou non ? »
Général de Gaulle : Du moment que je suis français, je suis européen. Étant donné que nous sommes en Europe — et je dirai même que la France a toujours été une partie essentielle, sinon capitale, de l’Europe —, par conséquent, bien sûr, je suis européen. Alors, vous me demandez si je suis pour une organisation de l’Europe et, si je vous entends bien, vous voulez parler d’une organisation de l’Europe occidentale. A cet égard, je ne sais pas s’il vous arrive de relire les déclarations que j’ai pu faire depuis des années et des années. Si cela vous arrive, vous vous apercevrez que j’ai parlé de l’Europe, et en particulier de la conjonction, du groupement, de l’Europe occidentale, avant que personne n’en parle, et même en pleine guerre, parce que je crois que c’est en effet indispensable. Dès lors que nous ne nous battons plus entre Européens occidentaux, dès lors qu’il n’y a plus de rivalités immédiates et qu’il n’y a pas de guerre, ni même de guerre imaginable, entre la France et l’Allemagne, entre la France et l’Italie et, bien entendu, entre la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Angleterre, eh bien ! il est absolument normal que s’établisse entre ces pays occidentaux une solidarité. C’est cela l’Europe, et je crois que cette solidarité doit être organisée. Il s’agit de savoir comment et sous quelle forme. Alors, il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l’Europe ! », « l’Europe ! », « l’Europe ! », mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien. Je répète : il faut prendre les choses comme elles sont. Comment sont-elles ? Vous avez un pays français, on ne peut pas le discuter, il y en a un. Vous avez un pays allemand, on ne peut pas le discuter, il y en a un. Vous avez un pays italien, vous avez un pays belge, vous avez un pays hollandais, vous avez un pays luxembourgeois et vous avez, un peu plus loin, un pays anglais et vous avez un pays espagnol, etc. Ce sont des pays, ils ont leur histoire, ils ont leur langue, ils ont leur manière de vivre et ils sont des Français, des Allemands, des Italiens, des Anglais, des Hollandais, des Belges, des Espagnols, des Luxembourgeois. Ce sont ces pays-là qu’il faut mettre ensemble et ce sont ces pays-là qu’il faut habituer progressivement à vivre ensemble et à agir ensemble. A cet égard, je suis le premier à reconnaître et à penser que le Marché commun est essentiel, car si on arrive à l’organiser et, par conséquent, à établir une réelle solidarité économique entre ces pays européens, on aura fait beaucoup pour le rapprochement fondamental et pour la vie commune.
Alors, il y a le domaine politique ! Que peuvent-ils faire, en commun, politiquement ? Il y a deux choses à considérer : Quand on parle de politique, de tout temps, et notamment par les temps qui courent, il y a à considérer la défense — dans le cas où l’on serait obligé de se défendre — et puis il y a à considérer l’action, c’est-à-dire ce que l’on fait au-dehors. Du point de vue de la défense, si cette Europe occidentale devait être attaquée — et par qui pourrait-elle l’être ? jusqu’à présent ou plutôt jusqu’à ces derniers temps, on pouvait imaginer qu’elle risquait de l’être à partir de l’Est et ce n’est pas encore absolument impossible —, dans ce cas-là, il y a une solidarité de défense entre les Six et cette solidarité, je le crois, peut et doit être organisée. Et puis, il y a l’action, c’est-à-dire, ce que cet ensemble devrait faire dans le monde. Alors, à cet égard, c’est beaucoup plus difficile, car il faut bien convenir que les uns et les autres ne font pas tous la même chose et ne voient pas tous les choses de la même façon. Les Allemands, que voulez-vous ! ils se voient comme ils sont, c’est-à-dire coupés en deux et même en trois si l’on tient compte du statut de Berlin et ils se retrouvent avec une puissance économique renaissante qui est déjà considérable. Forcément ils ont des ambitions. Est-il nécessaire que les ambitions de l’Allemagne soient automatiquement les nôtres ? Les Anglais ont à faire un peu partout et, on le voit bien, ils ont des embarras, actuellement en Afrique, avec la Rhodésie1 ; ils en ont dans les pays arabes, avec Aden2, ils en ont en Extrême-Orient, avec la Malaisie3, et ainsi de suite. Est-ce que ces ennuis, ces inconvénients, doivent être nécessairement les nôtres, en même temps ? Vous voyez ce que je veux dire, il n’est pas si facile que cela d’ajuster les politiques. Alors j’ai fait, peut-être vous en souvenez-vous, c’était en 1961, la première de toutes les propositions qui aient été faites de réunir périodiquement ensemble les chefs d’État et de gouvernement et puis les différentes sortes de ministres, et notamment les ministres des Affaires étrangères, pour confronter la situation de chacun, les vues de chacun et les accorder4.
M. Michel Droit : Oui, c’est ce que l’on avait appelé, bien que vous n’ayez pas, je crois, prononcé la formule, ce que l’on avait appelé « l’Europe des patries ».
Général de Gaulle : Je n’ai jamais parlé de « l’Europe des patries », c’est comme « L’intendance suit ». Chacun a sa patrie. Nous avons la nôtre, les Allemands ont la leur, les Anglais ont la leur, et c’est ainsi. J’ai parlé de la coopération des États, alors cela oui, j’en ai parlé, et je crois que c’est indispensable. Nous avons tâché de l’organiser à cette époque mais cela n’a pas réussi et, depuis, on n’a plus rien fait, excepté nous, qui avons fait quelque chose avec l’Allemagne, car nous avons solennellement, et c’était incroyable après tout ce qui nous était arrivé, nous avons solennellement fait avec l’Allemagne un Traité de réconciliation et de coopération5. Cela n’a pas non plus jusqu’à présent donné grand-chose. Pourquoi ? Parce que les politiques sont les politiques des États, et qu’on ne peut pas empêcher cela.
Alors, vous en avez qui crient : « Mais l’Europe, l’Europe supranationale ! il n’y a qu’à mettre tout cela ensemble, il n’y a qu’à fondre tout cela ensemble, les Français avec les Allemands, les Italiens avec les Anglais », etc. Oui, vous savez, c’est commode et quelquefois c’est assez séduisant, on va sur des chimères, on va sur des mythes, mais ce ne sont que des chimères et des mythes. Mais il y a les réalités et les réalités ne se traitent pas comme cela. Les réalités se traitent à partir d’elles-mêmes. C’est ce que nous nous efforçons de faire, et c’est ce que nous proposons de continuer de faire. Si nous arrivons à surmonter l’épreuve du Marché commun6 — j’espère bien que nous le ferons —, il faudra reprendre ce que la France a proposé en 1961 et qui n’avait pas réussi du premier coup, c’est-à-dire l’organisation d’une coopération politique naissante entre les États de l’Europe occidentale. A ce moment-là, il est fort probable qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, l’Angleterre viendra se joindre à nous et ce sera tout naturel. Bien entendu, cette Europe-là ne sera pas comme on dit supranationale. Elle sera comme elle est. Elle commencera par être une coopération, peut-être qu’après, à force de vivre ensemble, elle deviendra une confédération. Eh bien ! je l’envisage très volontiers, ce n’est pas du tout impossible.
C. de Gaulle, entretien du 14 décembre 1965 avec Michel Droit, DM, tome 3, 1958-1965, Paris, Pion, 1970, p. 425-427.
La Rhodésie proclame unilatéralement son indépendance le 11 novembre 1965.
Bien que le Yémen du Sud doive accéder à l’indépendance en 1968, certains nationalistes, hostiles à la domination des cheiks, pratiquent un terrorisme qui conduit Londres à suspendre la Constitution le 25 septembre 1965.
Refusant de reconnaître la Malaisie, l’Indonésie l’attaque, ce qui oblige la Grande-Bretagne à intervenir militairement (1964-1966).
Il s’agit du plan Fouchet, refusé par les partenaires de la France le 17 avril 1962.
Allusion au traité fondamental du 22 janvier 1963.
En désaccord avec ses partenaires sur le problème de la politique agricole, la France pratique depuis le 1er juillet 1965 « la politique de la chaise vide ».