Le référendum portant sur la régionalisation et la réforme du Sénat est rejeté le 27 avril 1969 par 53,18 % des votants et se solde par le départ du général de Gaulle. Avec le recul, nombre de gaullistes jugent le thème de la consultation inadéquat et déplorent sa mauvaise préparation. Ancien des Forces françaises libres, chef de cabinet du Général puis conseiller à la Présidence de la République, président du Comité national des Comités pour la défense de la République depuis 1966, Pierre Lefranc (1922) ne partage pas cet avis.
Pour ma part, je suis certain que cette défection1 tient une large place dans la décision du Général de procéder au référendum malgré les mauvaises conditions dans lesquelles il se présentait.
De Gaulle veut effacer et le mauvais souvenir du changement de cap du mois de mai et l’impression, née de la déclaration de Rome2, que sa succession est ouverte.
Un succès en avril 1969 eût fait table rase de ce désagréable passé, de l’infidélité passagère des Français ; les paroles de Pompidou se fussent envolées et une nouvelle étape aurait pu être franchie jusqu’au moment où, choisissant les circonstances et le jour — pourquoi pas la date de son quatre-vingtième anniversaire —, de Gaulle eût décidé lui-même de se retirer.
Si le succès ne se présente pas ou si le résultat est insuffisant, il quittera ses fonctions et cela en une période où aucune crise ne menace le pays.
Ce n’est pas un « référendum suicide » mais c’est un « référendum minute de vérité ». Si le peuple, une fois de plus, le suit, les barricades et le prétendant seront balayés.
Malheureusement, pour une épreuve de cette nature, le sujet de la consultation est bien austère et abstrait, mais le Général ne pouvait poser la seule question qui l’intéressât vraiment : « Me faites-vous toujours confiance ? » Il lui fallait un prétexte et celui-là, dans la ligne de la participation, lui paraissait de nature à intéresser la province.
Certes, la construction des régions n’avait de véritable portée que si celles-ci disposaient de la possibilité d’intervenir au niveau des décisions, c’est-à-dire si elles se trouvaient en mesure de discuter les grandes options budgétaires et ceci au sein d’un Sénat profondément modifié. Mais s’attaquer ainsi au Sénat rendait l’entreprise encore plus hasardeuse.
La réforme du Sénat, qui en fît une chambre de collectivités locales et aussi de professions et de groupements sociaux, n’était pas une idée nouvelle. Cette idée datait de la Libération et l’on en trouve les bases dans les discours constitutionnels de Bayeux et d’Épinal3. Cependant, le moment était-il bien choisi pour bouleverser une aussi vieille institution ? Dans le mouvement de 1958 cette réforme fût passée presque inaperçue, et, en 1962 également, il eût certainement été possible de la faire adopter par l’opinion, mais après les graves secousses de l’été précédent il se révélait sans doute superfétatoire d’inquiéter les sénateurs, les conseillers généraux, les maires et leur clientèle, par ce qui apparaissait comme une sérieuse modification de la Constitution.
Beaucoup déplorent que de Gaulle se soit lancé dans ce référendum ; je crois pour ma part qu’il était indispensable pour le chef de l’État, si celui-ci voulait ensuite aller de l’avant. Vis-à-vis des oppositions et des clans — dont celui de Pompidou puisqu’il en représentait un maintenant —, un vote national de confiance s’imposait ; toutefois, ce que je regrette, c’est qu’il ne se soit pas limité à quelque disposition favorable à la participation dans le cadre des régions, de l’éducation et, par exemple, des entreprises nationales. Sans plus. Le problème du Sénat, puisqu’il n’avait été résolu ni en 1958 ni en 1962, pouvait être abordé en une autre occasion. Dans ces conditions, il me semble que le résultat du référendum du 27 avril 1969 eût été différent. Que l’on n’oublie pas l’immense campagne lancée dans le pays dès l’automne 1968 par le président du Sénat4 et la plupart des sénateurs contre toute modification de l’Assemblée du Luxembourg. Quel prétexte idéal pour la coalition dite centriste condamnée jusqu’alors à suivre de Gaulle pour participer au pouvoir et si impatiente de lui succéder ! Menée avec l’énergie du désespoir, cette campagne tendant à présenter de Gaulle comme un destructeur des collectivités locales — alors qu’il s’agissait justement du contraire — eut les conséquences que ses meneurs en espéraient.
Ce référendum, à la différence des précédents, fut directement organisé par le Premier ministre5 et ses collaborateurs. Ce fut, je crois, une erreur, mais sans grandes conséquences. L’Association nationale6 y fut associée en participant aux innombrables réunions de travail présidées par le directeur de cabinet du Premier ministre ; ses délégations dans les départements, si elles ne disposèrent que de peu de moyens, redoublèrent d’efforts. Nous constituâmes avec Jean Runel7 un Comité national pour le oui au référendum, et publiâmes un bulletin de presse.
Il nous fut, comme à tout le monde, facile de constater que l’UDR et ses cadres ne faisaient pas preuve d’une grande ardeur. Les élus et responsables locaux ne comprirent pas ou ne voulurent pas comprendre l’importance de l’affaire. Ils ne se sentirent pas mobilisés et Couve de Murville n’était sans doute pas le type d’homme à les faire sauter de leur lit de plumes pour parcourir les campagnes. Il faut rappeler aussi qu’un an ne s’était pas écoulé depuis les élections législatives. Les députés, frais émoulus, répugnaient à s’engager ; ne sentant pas l’opinion très intéressée, ils ne souhaitaient pas être pris dans un naufrage, si naufrage il y avait.
De Gaulle déclara bien que si le résultat se révélait négatif, il quitterait ses fonctions, mais une réalité majeure supprimait l’inconnue de la consultation. La position de successeur prise par Pompidou apportait, en effet, aux Français une solution de rechange. La crainte d’une grande confusion n’occupait plus l’esprit des électeurs et tout le monde ne décelait pas la part qui revenait à de Gaulle et celle qui revenait à Pompidou dans l’heureuse issue des désordres de mai. Curieusement, et malgré un différend étalé sur la place publique, l’opinion croyait toujours en la connivence du chef de l’État et de son ancien Premier ministre ; elle était persuadée que Pompidou demeurait le dépositaire de la volonté du Général. L’ancien Premier ministre laissait d’ailleurs planer un doute en demeurant, après ses coups d’éclat, étrangement silencieux. Trop silencieux même, puisqu’il ne participa pour ainsi dire pas à la campagne en faveur du « oui » au référendum. Il assista à une grande réunion à la porte de Versailles le 23 avril et réussit à n’y point prendre la parole. […]
Pierre Lefranc, Avec qui vous savez…, Paris, Plon, 1979, p. 289-291.
Le 17 janvier 1969, Georges Pompidou déclare à Rome qu’il sera candidat à la présidence de la République après le départ du général de Gaulle.
Le discours de Bayeux date du 16 juin 1946, celui d’Épinal du 29 septembre 1946.
Alain Poher prend la tête de l’opposition au projet du général de Gaulle.
Il s’agit de Maurice Couve de Murville.
Il s’agit de l’Association nationale pour le soutien de l’action du général de Gaulle que Pierre Lefranc préside depuis janvier 1966.
Secrétaire général de l’Association pour la Ve République que préside André Malraux, Jean Runel (1922), ancien des FFL, préside le Comité national pour le « oui » qui coordonne l’action des différents mouvements gaullistes.