Le 15 juin 1969, Georges Pompidou (1911-1974) accède à la présidence de la République. Dans une conférence de presse tenue à l’Élysée le 22 septembre, le nouveau président précise les objectifs qu’il s’assigne sur le plan économique, l’industrialisation du pays constituant à ses yeux une ardente obligation.
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Jacques Rozner (Les Échos) : Monsieur le Président de la République, vous venez de répondre à des questions qui concernent déjà le passé et d’autres l’actualité. Je voudrais vous en poser une concernant l’avenir. Vous avez assigné à votre septennat, et vous l’avez refait tout à l’heure, un objectif majeur : faire de la France une nation industrielle moderne et votre Premier ministre, M. Chaban-Delmas, l’autre jour, en termes élevés, a défini la « nouvelle société1 » qui en sera l’expression. C’est là assurément une perspective exaltante. Ma préoccupation concerne les données de base qui sont à votre disposition pour cette grande entreprise, et cette préoccupation, je la résume dans la question suivante : L’économie française, telle qu’elle est aujourd’hui avec ses scléroses, ses insuffisances, ses tares et ses retards, vous paraît-elle une rampe de lancement valable en elle-même, suffisante par elle-même pour projeter la France d’aujourd’hui dans le grand dessein que vous avez formé pour la France de demain ?
Le président : La question est évidemment immense. En ce qui concerne les perspectives immédiates, je pourrais vous dire que le ministre de l’Économie et des Finances a déjà répondu. En ce qui concerne les perspectives plus lointaines, le Premier ministre, dans l’excellente déclaration qu’il a faite à l’Assemblée nationale, et que vous rappeliez, y a aussi répondu en très grande partie. Néanmoins, votre question m’incite à essayer de cerner le problème d’une façon un peu différente, c’est ce que je vais essayer de faire, et d’une manière qui ne soit pas trop ingrate, encore que, lorsqu’on regarde une économie et qu’on veut en quelque sorte faire son autopsie, on se heurte à des données chiffrées, données contre lesquelles on ne peut rien mais qui sont ingrates à énumérer et quelquefois pas très encourageantes.
Je crois qu’une première constatation qu’on a déjà faite (mais dont je ne crois pas qu’on mesure toute l’importance), c’est l’extraordinaire décadence de la France économique entre les deux guerres. […]
Deuxième constatation, plus réconfortante : Depuis la guerre, nous avons fait d’immenses progrès à partir d’une situation déplorable, car la défaite de 1940, qui n’était que la traduction militaire de cette maladie de langueur, avait été suivie par l’occupation, les destructions, et la situation de départ était donc aussi mauvaise que possible. Nous avons fait d’immenses progrès. Le revenu national — par tête, toujours — de 5 500 francs en 1938 passe en 1958 à 8 700 francs et en 1968 à 12 450 francs. C’est une croissance très importante.
Je n’ai pas trouvé d’autres statistiques internationales que celles de 1960 à 1968, mais dans cette période, pour les pays dits d’économie libérale, la France arrive au second rang avec une augmentation annuelle de 5,5 loin derrière le Japon qui dépasse 10 mais devant les États-Unis, l’Italie (5,1 %), l’Allemagne (4,2 %), etc.
Troisième constatation — elle aussi réconfortante —, c’est que, dans l’ensemble de ce revenu national, la part de l’industrie a crû considérablement. Non pas que notre agriculture soit restée stagnante : de 1958 à 1968 sa production en volume, en marchandises, augmente de 40 et comme, dans le même temps, le nombre des agriculteurs actifs diminue de près de 30 en fin de compte la productivité de l’agriculteur actif augmente de près de 8 % par an, plus que la moyenne nationale. Je n’oublie pas bien sûr qu’il y a des différences importantes par région. Mais l’industrie croît de façon très rapide. Je parlais tout à l’heure de ce coefficient 100 en 1938. On devait être en 1958 à quelque chose comme le coefficient 212, et en 1968 à 352.
C’est dire l’importance des progrès réalisés, progrès qui se retrouvent d’ailleurs dans nos exportations qui ont augmenté en moyenne dans les dix dernières années d’un peu plus de 9 % par an ; et, ce qui est beau aussi, les exportations de produits industriels transformés ont crû de 10 % par an, soit un peu plus que la moyenne. Mais, et c’est ici que je vais commencer à nuancer l’optimisme, c’est tout à fait insuffisant. C’est insuffisant parce que nos voisins font mieux, et parce que, d’ailleurs, dans les dernières années, cela s’est un peu dégradé, et la part des produits industriels transformés a commencé à diminuer. […]
Et puis, quand on regarde notre industrie elle-même, elle a de très nombreuses faiblesses, d’ailleurs le Premier ministre sur ce point a longuement parlé de l’insuffisance de nos grandes entreprises : trois entreprises françaises seulement parmi les trente entreprises européennes de taille mondiale. Insuffisance plus grave peut-être de nos entreprises moyennes qui sont partout, notamment en Allemagne et aux États-Unis, le support, l’accompagnement de la grande entreprise et le ferment souvent du progrès et, en revanche, nombre excessif de toutes petites entreprises. Insuffisance des structures internes de notre industrie.
Les charges salariales, contrairement à ce que l’on dit, ne sont pas plus fortes en France qu’ailleurs, elles sont même plus faibles qu’en Allemagne par exemple, mais elles sont mal réparties ; il y a dans nos affaires une part de charges administratives trop lourdes, trop grandes, et en conséquence ces charges salariales qui collectivement, qui globalement, ne sont pas trop lourdes, s’appliquent finalement à un nombre de travailleurs réellement productifs plus faible qu’ailleurs.
C’est dire que nous avons énormément de progrès à accomplir même si nous en avons déjà fait. Je n’ai pas le temps, et ce n’est pas le lieu, de développer ce que pourrait être l’action des gouvernements en ce domaine dans les années qui viennent. Je m’en tiendrai à quelques données générales.
Il faut d’abord naturellement poursuivre la modernisation de notre agriculture et le regroupement des toutes petites exploitations agricoles. Il faut faire la même chose dans le domaine du commerce, permettre l’accroissement modéré, mais régulier, du grand commerce moderne, et le regroupement, la spécialisation du petit commerce, de façon à ce qu’il devienne non seulement rentable pour ceux qui l’exercent mais utile à l’économie, et non pas qu’il pèse sur les prix.
Il faut surtout aider l’industrie, ce qui signifie lui donner les moyens matériels, financiers, de se développer, ce qui suppose une politique fiscale, une politique de crédit, une politique de l’épargne qui favorise l’investissement. Il faut ensuite lui donner les moyens humains, ce qui suppose depuis le collège technique jusqu’aux grandes écoles en passant par les instituts universitaires de technologie, d’orienter le plus possible notre jeunesse vers l’industrie, de lui donner une formation professionnelle adaptée, de faire que cette formation professionnelle puisse sans cesse être reprise par un contact permanent et souple entre notre Éducation nationale et le monde économique et social. Il faut ensuite donner à cette industrie les moyens, je dirais psychologiques, de son développement, en la libérant des contraintes excessives des contrôles a priori, aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public, et instaurer et favoriser l’esprit d’initiative et l’imagination, à condition qu’à tous les échelons de ces entreprises on soit pénétré de l’indispensable notion de rentabilité et non pas simplement de rentabilité immédiate, financière, matérielle, mais aussi de rentabilité à terme, technique, intellectuelle, par la recherche notamment. Je sais bien que certains trouvent que la rentabilité est une notion basse, honteuse. Eh bien ! elle s’impose partout, c’est évident ; le nier, c’est puéril. La preuve, c’est que les pays d’économie socialiste, pour l’avoir méconnue trop longtemps, ont ces dernières années pris un retard considérable par rapport aux pays d’économie libérale de taille comparable, qu’ils en supportent à l’heure actuelle les effets et les conséquences, que leurs gouvernements en sont parfaitement conscients et font à l’heure actuelle de grands efforts pour introduire cette notion de rentabilité à tous les échelons de leur appareil productif.
Enfin, il faut que notre appareil économique, industrie, commerce, agriculture, prenne une mentalité, j’ose le dire, agressive, qu’il se porte à l’attaque, qu’il se porte à la conquête des marchés extérieurs, qu’il ait le goût d’aller se battre sur le terrain des autres exactement comme les autres dès maintenant viennent se battre sur notre terrain. Il y a là une très grande entreprise, et dont dépend non seulement la prospérité des Français mais la grandeur et le rôle de la France dans le monde.
Bien entendu, tout cela suppose, je le sais, un climat social rénové et la participation de tous à cet effort et aux résultats de cet effort.
Georges Pompidou, conférence de presse du 22 septembre 1969, cité in G. Pompidou, Entretiens et Discours, Paris, Pion, 1975, p. 240-243.
Allusion à la déclaration de Jacques Chaban-Delmas à l’Assemblée nationale du 16 septembre 1969.