1970. Le gauchisme


Après mai 68, tout un ensemble de groupuscules gauchistes entretiennent « l’agitation », pour reprendre l’intitulé de la rubrique du Monde consacrée à l’effervescence étudiante. Mais le pouvoir pompidolien entend énergiquement réprimer ces désordres, une tâche confiée au ministre de l’Intérieur (1968-1974), Raymond Marcellin (1914). Certains leaders gauchistes sont interpellés et condamnés à des peines de prison. A la veille du procès intenté contre les directeurs de La Cause du Peuple — organe de la Gauche prolétarienne —, Jean-Paul Sartre (1905-1980), proche du gauchisme, s’élève dans une libre opinion contre la politique répressive du pouvoir.

 

Le général Ovando1 avait promis que les « politiques » seraient amnistiés. Le jour venu, pas d’amnistie : c’est, expliqua-t-il, qu’on n’a pas pu trouver un seul prisonnier politique en Bolivie. En vertu de quoi, Debray2, célèbre apolitique, restera sous les verrous.

« Pas de prisonniers politiques en France », dirait certainement M. Pompidou. Et il aurait raison — comme le général Ovando : feuilletez les registres à la Santé, à Fresnes, dans les maisons centrales de province, vous n’en trouverez pas un. Comment pourrait-il en être autrement dans le pays de la liberté ? Pourtant les interpellations, les perquisitions, les arrestations, se multiplient depuis quelques mois ; le pays de la liberté a la police la plus voyante du monde ; il n’est pas de jour où l’on ne lise dans la presse que des jeunes gens — toujours des jeunes — ont été condamnés pour des violences dont le sens nous demeure obscur. Il faut donc que la France soit submergée par une vague de délinquance : le gouvernement forge des lois pour nous défendre contre la nouvelle génération ; les tribunaux rendent des sentences de plus en plus sévères ; on saisit des journaux avant même de les avoir lus, ce qui correspond au rétablissement de la censure préalable. N’importe : le pouvoir s’étonnerait fort si on lui reprochait de s’être engagé dans la voie dangereuse de la répression politique.

Treize mois à Frédérique Delange3, qui a participé à l’expédition contre Fauchon ? Eh bien ! c’est une voleuse : le tribunal l’a condamnée pour vol, voilà tout. Cette sentence inique trahit pourtant un léger embarras : si Frédérique Delange avait volé pour son compte une robe dans un grand magasin — les clientes ont souvent la main leste —, elle aurait fait l’objet d’une condamnation beaucoup moins lourde. Ah ! dira-t-on, c’est qu’elle n’est pas venue seule. Fort bien. Alors elle fait partie d’une « association de malfaiteurs » ; ce délit est prévu par la loi et il est puni avec plus de rigueur. Pourquoi ne l’en avoir pas accusée ? C’est justement que le souvenir du FLN est encore trop frais : avant de le reconnaître, à Évian, comme interlocuteur valable et politique on ne voulait voir en ses membres que des malfaiteurs associés. Une voleuse solitaire, donc, mais multiple ; en sa personne, ses associés fantômes paient 3 000 francs à la maison Fauchon : le prix de toutes les marchandises dérobées. Dans la liste que j’ai sous les yeux, je prends des noms au hasard : Marc Labaye, violences contre des agents, deux mois ; deux mois à André Dauyssert pour bris de vitrine ! si vivement interrogé que son tympan est crevé, il a été inculpé de bris de clôture. Il y en a d’autres, beaucoup d’autres, une centaine. Qui sont ces gens ? Des furieux ? Des ivrognes ? Et pourquoi s’obstinent-ils à battre les agents et à casser des carreaux ? Cela n’est point dit. Ni non plus pourquoi.

MM. Le Dantec et Le Bris4 ont incité leurs concitoyens au meurtre et sont en détention préventive, alors que le troisième directeur de La Cause du Peuple est en liberté : il faut supposer que ce dernier est considéré comme « politique » et que, s’il est inculpé, il comparaîtra en prévenu libre — ce qui est d’ailleurs l’usage pour les délits de presse depuis plus de cent ans — au lieu que les deux précédents directeurs sont des délinquants de droit commun au même titre, d’ailleurs, que les 70 « droit commun » inculpés au cours de ces derniers mois et qui sont en vérité des militants révolutionnaires arrêtés pour des motifs politiques. Le gouvernement, en effet, a un but précis : désorganiser les groupes gauchistes en emprisonnant le plus grand nombre possible de leurs militants et étouffer leur voix en saisissant systématiquement leurs journaux. C’est cette tactique qu’il veut couvrir en refusant aux détenus la possibilité de s’expliquer sur la signification réelle de leurs actes. En d’autres termes, il s’agit d’éviter à tout prix que se produise ce cauchemar des gouvernements autoritaires : un progrès politique.

Quand on a jugé Roland Castro, un de ceux qui, après la mort de cinq travailleurs immigrés, avaient décidé d’occuper le siège du CNPF5, j’étais présent et j’ai pu voir par quel mécanisme fruste mais efficace le tribunal évitait que le prévenu, ses avocats et ses témoins en viennent à débattre au fond. De l’occupation du CNPF, motif véritable mais secret de l’inculpation, il ne fut jamais question. Un seul problème : Castro — qui avait tenté de s’enfuir du car où la police avait entassé les manifestants — était-il ou non coupable de violences contre les agents ? En conséquence tous les témoignages portant sur les motifs de l’occupation et sur les violences policières — matraquages des manifestants qui n’avaient pas d’armes et ne résistaient pas — ont été systématiquement refusés. Tous ceux qui concernaient l’activité politique de Castro ont été travestis en témoignages de moralité. A un travailleur africain qui tentait de montrer comment Castro et ses camarades s’étaient voués à l’alphabétisation des ouvriers illettrés, il fut répondu : « En somme, vous avez témoigné de l’honorabilité de l’accusé. »

Nous avons tous été sensibles à l’humour noir qui caractérisait ce procès. On nous demandait de dire toute la vérité. Nous jurions. Et nous nous apercevions aussitôt du malentendu : pour le tribunal, il fallait dire toute la vérité sur un instant sans avant ni après : celui-là même où Castro, en fuite, avait été rattrapé. Avait-il ou non résisté ? Ce qu’il faisait dans le car, les motifs de sa fuite, la raison de sa présence illégale dans les locaux du CNPF, le tribunal n’a pas voulu en connaître. Le procureur, lui-même, semble n’avoir pas été insensible à l’ironie de la situation : « S’agissant, a-t-il dit, d’un événement qui s’est déroulé avec une telle rapidité, il est normal que les témoignages soient contradictoires. » En d’autres termes, une vérité comprimée en un instant n’est plus vérifiable. Il en conclut comme de juste qu’il fallait condamner l’accusé.

 

Pour nous, toute la vérité, c’est la vérité tout entière. Et d’abord la faillite d’un ordre social qui impose une vie abjecte et parfois une mort atroce aux travailleurs recrutés à l’étranger, rejette les travailleurs vieillis et les condamne à une ignoble misère, contraint des millions de salariés à vendre leur force de travail pour le salaire minimum, oblige les ouvriers à maintenir des cadences arbitraires et souvent insupportables sous peine d’être licenciés, fait de l’usine un bagne, emprisonne les militants qui manifestent contre les accidents de travail, n’inquiète jamais ceux qui en sont responsables pour n’avoir pas voulu prendre les mesures de sécurité indispensables et, favorisant la croissance des monopoles, n’hésite pas à liquider la classe tout entière des artisans et des petits commerçants.

Toute la vérité : cette oppression permanente suscite, par choc en retour, la violence populaire. Mai 1968 n’a pas été une flambée sans lendemain, cette insurrection, trahie mais non vaincue, a laissé des traces profondes chez les travailleurs, et, particulièrement chez les jeunes. Ce que le pouvoir veut cacher, c’est que les militants qu’il condamne ne sont pas des trublions isolés et que, choisissant délibérément l’illégalité — ce qui est tout simplement refuser la légalité bourgeoise —, ils expriment par leurs actes la violence du peuple.

Toute la vérité : le pouvoir, en s’attaquant à ces jeunes gens, vise à les couper des masses. Il pense en avoir le temps, car les classes laborieuses sont bien loin d’être tout entières conscientes de la violence qui couve en elles. Quand il prétend défendre la liberté des citoyens — quelle liberté ? de quels citoyens ? — contre les folies de quelques énergumènes que la droite nomme fascistes et que la gauche respectueuse, ou, comme on dit aujourd’hui, avec un humour involontaire : gauche classique — appelle gauchistes-Marcellin, c’est, en vérité, à l’ensemble des travailleurs que sa répression s’étend. Il ne sert à rien de s’indigner : la bourgeoisie est en danger, elle se défend ; mais ceux qui veulent toute la vérité doivent exiger qu’elle éclate au tribunal même et que le procès intenté aux militants devienne le procès du régime. Le 27 mai, Le Bris et Le Dantec comparaîtront devant les juges : il faut que ce soit en accusateurs et non en défendeurs, pour dénoncer, en politiques, la politique répressive du pouvoir.

Jean-Paul Sartre, « Toute la vérité », Le Monde, 27 mai 1970.


1.

Président bolivien (1964-1970) responsable de l’arrestation de Régis Debray.

3.

Le 8 mai 1970, un commando gauchiste attaque l’épicerie Fauchon et distribue les vivres dans les bidonvilles de la région parisienne. Pour cette action, Frédérique Delange est condamnée le 19 mai 1970 à 13 mois de prison.

4.

Directeurs de La Cause du Peuple, Jean-Pierre Le Dantec (1943) et Michel Le Bris, arrêtés en mars 1970, sont condamnés le 28 mai à 20 mois de prison. Nommé le 27 avril 1970 directeur de cet organe, Jean-Paul Sartre n’est en revanche pas inquiété — bien qu’il soit interpellé le 26 juin 1970 par la police.

5.

Pour protester contre le sort fait aux immigrés, certains gauchistes occupent le siège du CNPF le 10 janvier 1970. Pour cette action, Roland Castro (1940) est condamné à un mois de prison avec sursis.