1975. La dénonciation du Goulag


En 1973, Alexandre Soljénitsyne publie L’Archipel du Goulag. Dès 1974, l’ouvrage est traduit en français et connaît un immense succès, amenant la gauche à s’interroger sur son aveuglement à l’égard du système concentrationnaire soviétique. Philosophe de formation, André Glucksmann (1937) amorce une réflexion pionnière sur ce thème. Publié en 1975, La Cuisinière et le Mangeur d’hommes provoque un profond débat qui incite d’autres intellectuels à suivre le mouvement initié par le premier penseur de sa génération à récuser « le ronron marxiste agonisant » (Maurice Clavel).

 

Ou bien nous en restons aux premières évidences : russe ou nazi, un camp est un camp. Dans ce cas, le marxisme du dirigeant russe offre un supplément de cynisme ou de tartufferie. Et du coup tombent nos autres évidences. Est-ce au nom des « mêmes valeurs » que le paysan chinois se libère, que l’ouvrier français espère la révolution et qu’on enferme l’ouvrier et le paysan russes ? Les antifascistes qui refusent les camps ont-ils les mêmes valeurs, quoi qu’il y paraisse, que les communistes qui les approuvent ? Et ces valeurs mêmes, affichées aux portes des camps, ne deviennent-elles pas intrinsèquement douteuses ?

Ou bien nous prétendons soustraire le marxisme et ses valeurs à cette remise en cause, et nous sauvons alors notre deuxième train d’évidences. Il faudra cultiver la métaphore d’un Beria révolutionnaire « malgré lui », d’un Staline qui, faisant le mal, sert le bien. Il faudra expliquer que les camps, les déportations contribuent « malgré eux » à la reconnaissance de l’homme par l’homme, à l’édification de la société sans classe. Il faudra trouver le moyen de suggérer qu’un camp n’est plus un camp, le travail forcé plus le travail forcé, l’extermination plus l’extermination, du moment qu’ils tuent au nom du socialisme. De telles « explications » pouvant se parer de la plus subtile dévotion, on finira bien par « lire » dans la ruse de Beria une ruse de la raison et par découvrir, dans le comble de la tartufferie, la plus mystérieuse sagesse de l’Histoire : opération-sauvetage que les marxistes ont apprise chez Hegel, et Hegel à la fois dans l’économie politique bourgeoise (main invisible grâce à qui la poursuite de l’intérêt égoïste passe pour tourner au bénéfice de tous) et dans la théologie classique (Providence divine qui agence les maux terrestres en vue du Bien suprême).

Bien entendu, pareille discussion ébranle les idées reçues, on ne s’est pas privé d’en commenter indéfiniment la formulation avec l’espoir discret d’en faire oublier le fond : oui ou non la valeur, la vertu s’est-elle « changée en poison » ?

Un althussérien1 viendra nous dire : ne parlons pas de « valeurs », là est l’erreur, le marxisme est une science, non une morale. Un « garaudysiaque »2 opposera les fausses valeurs de Staline et les vraies valeurs du marxisme à visage humain. Brejnev mangera aux deux râteliers. La jeune génération des théoriciens marxistes à un troisième. Ainsi va la tête.

Qu’est-ce que cela change ? Le mot d’ordre marxiste qui surplombe l’entrée du camp3, vous pouvez le prendre pour une « valeur », pour le résidu d’une lecture du Capital — lecture dont vous pourrez toujours démontrer qu’elle est erronée —, vous n’éviterez pas ce fait redoutable : dès sa porte d’entrée, le camp s’affiche marxiste. Rusez à votre tour, dites qu’il s’agit là d’un marxisme-malgré-lui : vous vous installez dans le discours d’un Khrouchtchev condamnant Staline, le récupérant et maintenant des camps. Couverts par ce discours, les dirigeants actuels innovent, ajoutant l’usage des asiles psychiatriques — « chambres à gaz psychiques » — où ils enferment les opposants. Toutes les justifications subtiles de la ruse de Beria par la ruse de la Raison, toutes les argumentations qui font la part des « erreurs », celles qui passent sur les camps pour mieux parler des Spoutniks et des « progrès économiques » de l’URSS — nous les avons entendues. Elles sont dans la bouche des maîtres de la Russie depuis cinquante ans, elles sont arrachées par tous les moyens aux lèvres des opposants jugés, elles traînent même sur celles des victimes à qui l’on a imposé le parler des bourreaux. La ruse de Staline, c’est d’être précisément la ruse de la Raison. Inutile d’imaginer d’un côté son cynisme, de l’autre son marxisme. Son marxisme est cynique et n’est efficacement cynique qu’en affirmant son marxisme. […]

Si une gauche antifasciste, non dogmatique, affranchie de la discipline de parti, a cru posséder « les mêmes valeurs » que les bâtisseurs de camps, il faut bien que, sous l’étiquette « marxisme », quelque chose noue l’histoire de l’univers concentrationnaire à la nôtre. Ce nœud se resserre et nous ficelle du mauvais côté, celui des bourreaux.

Nous serions bien vains de nous croire plus malins que ceux-là ne le furent à l’époque. Les données du problème ont d’ailleurs changé. Une « évidence » bouchait l’horizon de ces années-là : l’Unité du mouvement communiste et de la révolte des peuples. Cette « évidence » a aujourd’hui volé en éclats. Les révolutions du « Tiers-Monde », la Révolution culturelle de Chine, les contestations en Occident, le soulèvement des capitaines portugais font soupçonner que, dans leur critique de la société moderne, les « valeurs » marxistes étaient loin d’être toujours claires, univoques et dépourvues d’une sourde complicité avec l’ordre existant.

La question n’est pas réglée. Nos universités poursuivent, avec une ferveur accrue, le commentaire d’un marxisme retapé commun à Brejnev, Mao, Trotski, etc. Professeurs et organisations se donnent pour tâche de relever des erreurs chez les uns ou les autres. Le marxisme essaime en groupuscules, chacun à sa façon repérant une « erreur » comme clé des problèmes, et tous se le disputent. Voilà pourquoi L’Archipel du Goulag ne satisfait personne, lui qui n’isole pas le marxisme des camps. Marxisme et camps ne sont pas extérieurs l’un à l’autre, à la manière dont le moraliste classique pense que l’erreur est une chose, la vérité une autre, ou le théologien que les malheurs du monde laissent immaculée la toute-puissance divine.

A. Glucksmann, La Cuisinière et le Mangeur d’hommes, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 37-40.


1.

Philosophe de formation, Louis Althusser (1918-1990) est un spécialiste du marxisme.

2.

Roger Garaudy (1913), intellectuel communiste, s’écarte du PCF après le Printemps de Prague. Exclu en 1970 du Bureau politique et du Comité central, il se convertit en 1982 à l’islam.

3.

A la porte des camps est placardé le slogan suivant : « Le travail est affaire d’honneur, affaire de courage et d’héroïsme. »