1885. Le débat colonial


A partir du 27 juillet 1885, lès députés discutent d’un projet de loi « portant ouverture au ministre de la Marine et des Colonies […] d’un crédit extraordinaire de 12 190 000 francs pour les dépenses occasionnées par les événements de Madagascar », la France voulant imposer aux Malgaches un protectorat. La Chambre profite surtout de cette occasion pour débattre de la politique coloniale menée par les opportunistes. Frédéric Passy (1822-1912), économiste de formation, dénonce la colonisation au nom du libéralisme. Chassé du pouvoir après l’incident de Lang-sön (30 mars 1885), Jules Ferry (1832-1893) défend au contraire sa politique que Georges Clemenceau (1841-1929), député radical, attaque avec sa férocité coutumière. Les crédits sont finalement votés par 277 voix contre 120, de nombreux députés s’étant abstenus.

 

M. Frédéric Passy : […] Non ; je ne crois pas que ce soit le moyen de résoudre la question sociale, le moyen d’augmenter la richesse et la puissance d’un pays, que d’envoyer sans fruit, sans profit, sans résultat, et quelquefois par des procédés qui ne sont pas toujours les plus conformes à cette civilisation libérale que nous nous honorons de représenter, la partie la plus vigoureuse de la nation, la portion la plus précieuse de ses épargnes, se fondre sous le soleil des tropiques ; que d’engloutir au-dehors nos trésors, et de verser sur des terres ou arides ou insalubres et inhospitalières le sang de nos enfants, mêlé, il est vrai, au sang de ceux que nous appelons des barbares.

[Applaudissements à gauche. Interruptions.]Je crois, comme l’a dit l’honorable M. Perin1, qui est bon juge en pareille question, que la véritable expansion coloniale, que le véritable patriotisme, auquel M. de Mahy2 faisait un si éloquent et si énergique appel, peuvent se comprendre et s’exercer d’une autre façon.

Je crois que nous sommes, nous, les adversaires de ces aventures lointaines, de meilleurs ménagers de la force expansive de la nation, de plus vrais représentants de l’esprit national et du patriotisme national lorsque nous nous refusons à sacrifier en pure perte ces choses précieuses, l’or et le sang de la France, lorsque nous voulons que nos forces soient réservées pour les périls inévitables, pour les épreuves nécessaires, pour les éventualités redoutables auxquelles il n’est pas possible de ne pas songer même quand on a le plus grand désir de les voir s’éloigner et de les éviter. Je crois que la France a le devoir de se concentrer, de se recueillir, et que, si elle veut rayonner et s’épandre, il faut que ce soit comme ces eaux qui se déversent en s’élevant, non comme celles qui se perdent par mille fissures et mille fuites qui les abaissent.

C’est par le naturel progrès de la richesse, de la population débordant sur les territoires étrangers, c’est par l’émigration volontaire, par le commerce libre et fructueux, et non par ces aventureuses, coûteuses et stériles expéditions lancées au hasard en tous sens, qu’on peut arriver à répandre le nom, la langue, l’esprit et les intérêts de la France. C’est en la rendant plus forte qu’on la fera rayonner avec plus d’énergie et plus d’éclat au-dehors.

[Très bien ! à l’extrême gauche et à droite.]

Voilà comment nous entendons l’expansion et le patriotisme, et pourquoi nous n’acceptons pas l’anathème de M. de Mahy. Nous croyons qu’on peut, non seulement sans forfaiture et sans crime, mais avec honneur, se refuser à prendre par la force possession d’un pays que les habitants se refusent à livrer, et que beaucoup de nos concitoyens peut-être ne se soucient pas de payer du sang de leurs enfants.

[Applaudissements.] […]

Intervention de Frédéric Passy, Chambre des députés, débats du 28 juillet 1885, JO, 29 juillet 1885, p. 1639.

 

M. Jules Ferry : Messieurs, je suis confus de faire un appel aussi prolongé à l’attention bienveillante de la Chambre, mais je ne crois pas remplir à cette tribune une tâche inutile. Elle est laborieuse pour moi comme pour vous, mais il y a, je crois, quelque intérêt à résumer et à condenser, sous forme d’arguments, les principes, les mobiles, les intérêts divers qui justifient la politique d’expansion coloniale, bien entendu, sage, modérée et ne perdant jamais de vue les grands intérêts continentaux qui sont le premier intérêt de ce pays. Je disais, pour appuyer cette proposition, à savoir qu’en fait, comme on le dit, la politique d’expansion coloniale est un système politique et économique ; je disais qu’on pouvait rattacher ce système à trois ordres d’idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation de la plus haute portée, et à des idées d’ordre politique et patriotique.

Sur le terrain économique, je me suis permis de placer devant vous, en les appuyant de quelques chiffres, les considérations qui justifient la politique d’expansion coloniale, au point de vue de ce besoin, de plus en plus impérieusement senti par les populations industrielles de l’Europe et particulièrement de notre riche et laborieux pays de France : le besoin de débouchés. Est-ce que c’est quelque chose de chimérique ? est-ce que c’est une vue d’avenir, ou bien n’est-ce pas un besoin pressant, et on peut dire le cri de notre population industrielle ? Je ne fais que formuler d’une manière générale ce que chacun de vous, dans les différentes parties de la France, est en situation de constater. Oui, ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement dirigée dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en plus, ce sont les débouchés. Pourquoi ? parce qu’à côté d’elle, l’Allemagne se couvre de barrières, parce que, au-delà de l’Océan, les États-Unis d’Amérique sont devenus protectionnistes, et protectionnistes à outrance ; parce que non seulement ces grands marchés, je ne dis pas se ferment, mais se rétrécissent, deviennent de plus en plus difficiles à atteindre par nos produits industriels ; parce que ces grands États commencent à verser sur nos propres marchés des produits qu’on n’y voyait pas autrefois. Ce n’est pas une vérité seulement pour l’agriculture, qui a été si cruellement éprouvée, et pour laquelle la concurrence n’est plus limitée à ce cercle de grands États européens pour lesquels avaient été édifiées en quelque sorte les anciennes théories économiques ; aujourd’hui, vous ne l’ignorez pas, la concurrence, la loi de l’offre et de la demande, la liberté des échanges, l’influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde. [Très bien ! très bien !] C’est là une grande complication, une grande difficulté économique ; nous en avons plusieurs fois parlé à cette tribune, quand le Gouvernement a été interpellé par M. Langlois3 sur la situation économique de la capitale ; c’est là un problème extrêmement grave. Il est si grave, messieurs, si palpitant, que les gens les moins avisés sont condamnés à déjà entrevoir, à prévoir et à se pourvoir pour l’époque où ce grand marché de l’Amérique du Sud, qui nous appartenait de temps en quelque sorte immémorial, nous sera disputé et peut-être enlevé par les produits de l’Amérique du Nord. Il n’y a rien de plus sérieux, il n’y a pas de problème social plus grave ; or, ce programme est intimement lié à la politique coloniale. Je n’ai pas besoin de pousser plus loin cette démonstration. […]

[…] Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. […]

Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions œuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ? Est-il possible de nier que dans l’Inde, et malgré les épisodes douloureux qui se rencontrent dans l’histoire de cette conquête, il y a aujourd’hui infiniment plus de justice, plus de lumière, d’ordre, de vertus publiques et privées depuis la conquête anglaise qu’auparavant ?

M. Clémenceau : C’est très douteux.

M. Georges Perin4 : Rappelez-vous donc le discours de Burke !

M. Jules Ferry : Est-ce qu’il est possible de nier que ce soit une bonne fortune pour ces malheureuses populations de l’Afrique équatoriale de tomber sous le protectorat de la nation française ou de la nation anglaise ? Est-ce que notre premier devoir, la première règle que la France s’est imposée, que l’Angleterre a fait pénétrer dans le droit coutumier des nations européennes, et que la conférence de Berlin5 vient de traduire en droit positif, en obligation sanctionnée par la signature de tous les gouvernements, n’est pas de combattre la traite des nègres, cet horrible trafic, et l’esclavage, cette infamie ?

[Vives marques d’approbations sur divers bancs.] […]

Voilà ce que j’ai à répondre à l’honorable M. Pelletan6 sur le second point qu’il a touché.

Il est ensuite arrivé à un troisième, plus délicat, plus grave, et sur lequel je vous demande la permission de m’expliquer en toute franchise. C’est le côté politique de la question. L’honorable M. Pelletan, qui est un écrivain distingué, a toujours des formules d’une remarquable précision. Je lui emprunte celle qu’il a appliquée l’autre jour à ce côté de la politique coloniale :

« C’est un système, dit-il, qui consiste à chercher des compensations en Orient à la réserve et au recueillement qui nous sont actuellement imposés en Europe. »

Je voudrais m’expliquer là-dessus. Je n’aime pas ce mot de compensation, et, en effet, non pas ici, sans doute, mais ailleurs, on en a pu faire un emploi souvent perfide. Si l’on veut dire ou insinuer qu’un gouvernement quelconque dans ce pays, un ministère républicain a pu croire qu’il y avait quelque part, dans le monde, des compensations pour les désastres qui nous ont atteints, on fait injure…, et une injure gratuite, à ce gouvernement.

[Applaudissements au centre et à gauche.]

Cette injure, je la repousse de toute la force de mon patriotisme !

[Nouveaux applaudissements et bravos sur les mêmes bancs.]

[…] Messieurs, dans l’Europe telle qu’elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou maritimes, les autres par le développement prodigieux d’une population incessamment croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement ou d’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence ! Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes que par l’activité qu’elles développent ; ce n’est pas « par le rayonnement pacifique des institutions »… [interruptions à l’extrême gauche et à droite] qu’elles sont grandes, à l’heure qu’il est.

M. Paul de Cassagnac7 : Nous nous en souviendrons : c’est l’apologie de la guerre.

M. de Baudry d’Asson8 : Très bien ! la République, c’est la guerre. Nous ferons imprimer votre discours à nos frais et nous le répandrons dans toutes les communes de nos circonscriptions électorales.

M. Jules Ferry : Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer, et, dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier rang au troisième et au quatrième.

[Nouvelles interruptions sur les mêmes bancs. Très bien ! très bien ! au centre.]

Je ne puis pas, messieurs, et personne, j’imagine, ne peut envisager une pareille destinée pour notre pays. Il faut que notre pays se mette en mesure de faire ce que font tous les autres, et, puisque la politique d’expansion coloniale est le mobile général qui emporte, à l’heure qu’il est, toutes les puissances européennes, il faut qu’il en prenne son parti ; autrement il arrivera… oh ! pas à nous qui ne verrons pas ces choses, mais à nos fils et à nos petits-fils, il arrivera ce qui est advenu à d’autres nations qui ont joué un très grand rôle il y a trois siècles, et qui se trouvent aujourd’hui, quelque puissantes, quelque grandes qu’elles aient été, descendues au troisième ou au quatrième rang.

[Interruptions.]

Aujourd’hui, la question est très bien posée : le rejet des crédits qui vous sont soumis, c’est la politique d’abdication proclamée et décidée.

[Non ! non !]

Je sais très bien que vous ne la voterez pas, cette politique ; je sais très bien aussi que la France vous applaudira de ne pas l’avoir votée : le corps électoral, devant lequel vous allez vous rendre9, n’est pas plus que nous partisan de la politique de l’abdication ; allez bravement devant lui, dites-lui ce que vous avez fait, ne plaidez pas les circonstances atténuantes…

[Exclamations à droite et à l’extrême gauche. Applaudissements à gauche et au centre.]

… dites que vous avez voulu une France grande en toutes choses…

Un membre : Pas par la conquête.

M. Jules Ferry :… grande par les arts de la paix, par la politique coloniale, dites cela franchement au corps électoral, et il vous comprendra.

M. Raoul Duval10 : Le pays, vous l’avez conduit à la défaite et à la banqueroute.

M. Jules Ferry : Quant à moi, je comprends à merveille que les partis monarchiques s’indignent de voir la République française suivre une politique qui ne se renferme pas dans cet idéal de modestie, de réserve, et, si vous me permettez l’expression, de pot-au-feu… [interruptions et rires à droite] que les représentants des monarchies déchues voudraient imposer à la France.

[Applaudissements au centre.]

Quand vous direz cela au pays, messieurs, comme c’est l’ensemble de cette œuvre, comme c’est la grandeur de cette conception qu’on attaque, comme c’est toujours le même procès qu’on instruit contre vous, aussi bien quand il s’agit d’écoles et de travaux publics que quand il s’agit de politique coloniale ; quand vous direz à vos électeurs : « Voilà ce que nous avons voulu faire », soyez tranquilles, vos électeurs vous entendront et le pays sera avec vous, car la France n’a jamais tenu rigueur à ceux qui ont voulu passionnément sa grandeur matérielle, morale et intellectuelle.

[Bravos prolongés à gauche et au centre. Double salve d’applaudissements. L’orateur, en retournant à son banc, reçoit les félicitations de ses collègues.]

Chambre des députés, débats du 29 juillet 1885, JO, 29 juillet 1885, p. 1666 sq.

 

La parole est à M. Clémenceau.

M. Clémenceau : Messieurs, à Tunis, au Tonkin, dans l’Annam, au Congo, à Obock11, à Madagascar, partout… et ailleurs, nous avons fait, nous faisons et nous ferons des expéditions coloniales ; nous avons dépensé beaucoup d’argent et nous en dépenserons plus encore ; nous avons fait verser beaucoup de sang français et nous en ferons verser encore. On vient de nous dire pourquoi. Il était temps !

On vient de nous dire pourquoi ! En effet, c’est la première fois, après l’expérience d’une politique coloniale qui a duré plus de quatre ans, que l’auteur responsable de cette politique se présente à la tribune et esquisse à grands traits les lignes maîtresses de cette politique12.

Il en résulte que, au lieu que vous soyez appelés à délibérer sur cette politique, comme il conviendrait à des représentants d’un peuple libre, pour savoir s’il vous convient de vous y engager, après en avoir pesé le fort et le faible, après en avoir examiné les avantages et les inconvénients, vous vous trouvez en face de faits accomplis, et il arrive que cette fameuse théorie dont on fait tant de bruit, que cette grande doctrine coloniale qu’on présente avec tant d’éclat, n’est pas autre chose qu’une théorie vaille que vaille, qui doit s’adapter à des faits accomplis. […]

Elle est inventée, elle est apportée à cette tribune comme une justification de faits accomplis.

[Très bien ! sur divers bancs.]

C’est qu’en effet, on n’a pas averti le pays, on ne lui a pas fait connaître ses desseins, et on avait de bien bonnes raisons pour cela : nous savons aujourd’hui qu’on ne les connaissait pas soi-même…

[C’est vrai ! Très bien ! et rires approbatifs à l’extrême gauche et à droite.]

De sorte que si, une fois cet exposé fait devant la Chambre, il arrive que le pays l’accepte, et trouve cette politique bonne, c’est tant mieux ! mais, si le pays ne l’accepte pas et s’il trouve cette politique mauvaise, c’est tant pis ! il faut que le pays subisse les faits accomplis.

[Très bien ! très bien ! à gauche.]

Voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons. Il est impossible de ne pas remarquer, dès le début de cette discussion, que nous ne sommes pas en face d’un système exposé par un homme d’État à cette tribune et soumis aux représentants du peuple pour qu’ils le jugent en toute liberté ! Non, il est bien entendu qu’il ne s’agit que d’une justification après coup de théories qu’on adapte comme on peut aux faits accomplis.

Le pays n’a pas été consulté. On lui a systématiquement caché la vérité. On essaye maintenant d’accommoder les faits à une doctrine inventée pour les besoins de la cause. […]

Je crois qu’il ne s’agit pas de savoir si une nation peut et doit avoir des colonies. C’est une question qui peut être très intéressante pour un conférencier, mais ce n’est pas du tout une question à traiter à la tribune française.

[Réclamations sur divers bancs à gauche et au centre.] […]

Il ne s’agit pas de savoir si théoriquement une nation peut et doit avoir des colonies. Il s’agit de savoir si la France, et entendez-le bien, non pas la France considérée en soi, mais la France de 1885, peut et doit acquérir certaines colonies.

[Applaudissements à l’extrême gauche et à droite.] […]

Maintenant, messieurs, puisque j’ai entrepris de suivre le préopinant, M. Jules Ferry, dans son argumentation, il faut bien que j’accepte le cadre de discussion qu’il a soumis à la Chambre, et que j’examine après lui — je tâcherai de le faire très brièvement pour ne pas fatiguer votre attention — la question coloniale en soi, puisqu’il a eu soin d’écarter de la discussion des faits qu’il connaît bien, qu’il connaît trop. Je vais examiner cette question, comme il l’a fait, au triple point de vue économique, humanitaire et politique.

Au point de vue économique, la question est très simple ; pour M. Ferry, il n’est pas besoin de consulter Stuart Mill. La formule court les rues. Voulez-vous avoir des débouchés ? Eh bien, faites des colonies ! dit-on. Il y aura là des consommateurs nouveaux qui ne se sont pas encore adressés à votre marché, qui ont des besoins ; par le contact de votre civilisation, développez ces besoins, entrez en relations commerciales avec eux ; tâchez de les lier par des traités qui seront plus ou moins bien exécutés. Voilà la théorie des débouchés coloniaux. […]

Ah ! si la politique coloniale consistait à aller chercher avec quatre hommes et un caporal un Chinois, à l’amener dans le faubourg Saint-Antoine pour lui faire acheter une armoire à glace… [on rit] il y aurait là une opération coloniale très claire, et, si les frais de voyage et d’expédition pouvaient s’établir à bon compte, il y aurait là un véritable système de débouchés nouveaux.

Mais les débouchés ne s’ouvrent pas à coups de canon…

M. Raoul Duval13 : Ils se ferment à coups de canon !

M. Clémenceau : C’est qu’on ne force pas l’acheteur, c’est qu’on l’attire, c’est qu’on le séduit, on le tente par le bon marché de la fabrication et le bas prix des transports.

Ah ! si vous voulez des débouchés, cherchez dans cette voie du bon marché de la fabrication et du bas prix des transports. Or, lorsque vous dépensez une centaine de millions en expéditions guerrières, vous ne faites que charger le budget, grever le travail, diminuer le pouvoir d’achat du salaire ; vous augmentez les prix de la fabrication. Que voyons-nous en France autour de nous ? Nos industriels ne cessent de se plaindre de l’élévation de la main-d’œuvre, et nos ouvriers nous disent : nos salaires sont beaucoup plus élevés qu’en Belgique, et cependant notre pouvoir d’achat est moins élevé.

M. Raoul Duval : Parfaitement !

M. Vernhes14 : C’est pour cela qu’on demande la protection !

M. Clémenceau :… En dépensant une somme supérieure, non seulement nous ne pouvons pas acheter davantage, mais nous ne pouvons acheter autant.

Et pourquoi ? C’est parce que le travail est grevé par vos impôts de consommation, parce que, lorsque vous mettez un impôt sur le blé, vous accroissez les charges de travail ; vous fermez les débouchés [c’est vrai ! Très bien ! sur divers bancs], parce que lorsque vous mettez un impôt sur la viande, vous accroissez les charges du travail, vous fermez vos débouchés ; parce que, lorsque vous mettez un droit sur le sucre, vous accroissez les charges du travail, vous fermez vos débouchés ; parce que, lorsque vous maintenez cet impôt absurde et inique du sel qui est taxé au double de sa valeur, puisque une substance qui vaut 16 millions paye 32 millions au fisc, et que, lorsqu’une ménagère achète trois sous de sel, elle en verse deux dans les caisses de l’État — lorsque, dis-je, vous maintenez tous ces impôts, ce sont autant d’entraves dont vous chargez le travail national, ce sont autant de débouchés que vous fermez.

[Très bien ! très bien !]

Les salaires peuvent hausser en apparence, ils peuvent faire illusion aux industriels eux-mêmes, qui se plaignent des réclamations de leurs ouvriers, alors que ceux-ci, étant aux prises avec la dure nécessité de nourrir, d’élever leur famille, payant l’impôt sur tous les objets de consommation, sur toutes les denrées de première nécessité, sur le pain, la viande, le sel, le sucre, sont bien forcés de demander l’augmentation de leurs salaires.

Voulez-vous faciliter l’ouverture des débouchés ? Commencez par abaisser le prix de la fabrication en déchargeant le produit du poids écrasant des impôts de consommation, y compris l’octroi. […]

Vous comprenez tout de suite que la question ainsi posée est résolue. C’est sur la production qu’il faut d’abord agir en la dégrevant, pour faciliter les débouchés. L’acheteur ira de lui-même au bon marché.

Lors donc que, pour vous créer des débouchés, vous allez guerroyer au bout du monde ; lorsque vous dépensez des centaines de millions, lorsque vous faites tuer des milliers de Français pour ce résultat, vous allez directement contre votre but : autant d’hommes tués, autant de millions dépensés, autant de charges nouvelles pour le travail, autant de débouchés qui se ferment.

[Nouveaux applaudissements.]

Voilà pourquoi, jusqu’à présent, notre principale exportation dans les colonies nouvellement acquises, c’est le demi-milliard qu’elles nous ont coûté. Voilà les débouchés que nous avons trouvés ; nous avons pris l’argent français, l’argent des contribuables, qui serait productif en France, où il aurait tant d’emplois utiles, et on l’a expédié au-delà des mers, d’où il ne reviendra plus.

[C’est vrai ! Très bien ! à l’extrême gauche et à droite.] […]

Je passe maintenant à la critique de votre politique de conquêtes au second point de vue, au point de vue humanitaire…

M. Eugène Delattre15 : Vingt mille cadavres !…

M. Clémenceau : Nous avons des droits sur les races inférieures.

M. Paul de Cassagnac : C’est la théorie des négriers !

M. Clémenceau : Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent, et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation.

Voilà en propres termes la thèse de M. Ferry, et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures ! races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs. Race inférieure, les Hindous ! avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius ! En vérité, aujourd’hui même, permettez-moi de dire que, quand les diplomates chinois sont aux prises avec certains diplomates européens… [rires et applaudissements sur divers bancs], ils font bonne figure et que, si l’on veut consulter les annales diplomatiques de certains peuples, on y peut voir des documents qui prouvent assurément que la race jaune, au point de vue de l’entente des affaires, de la bonne conduite d’opérations infiniment délicates, n’est en rien inférieure à ceux qui se hâtent trop de proclamer leur suprématie.

M. Paul de Cassagnac : Aux hommes de la race vosgienne16.

M. Clémenceau : Je ne veux pas juger au fond la thèse qui a été apportée ici et qui n’est pas autre chose que la proclamation de la primauté de la force sur le droit ; l’histoire de France depuis la Révolution est une vivante protestation contre cette inique prétention. […]

J’arrive à la théorie politique. […]

Ce que je veux examiner, c’est la théorie gouvernementale, la théorie civilisatrice, la théorie politique, qui est au fond de toute cette discussion.

On nous dit : Le recueillement, l’abstention, l’effacement, c’est la décadence, c’est la ruine. Il faut l’activité guerrière ; il faut se répandre dans le monde, s’emparer de territoires. Voilà comment on peut devenir un grand peuple !

Je commence par constater que c’est la première fois que l’on dit ouvertement ces choses ; oui, c’est la première fois qu’on recommande à un peuple, comme un système, les expéditions guerrières continues. Tous les gouvernements, quels qu’ils fussent, ont préconisé la paix ; l’empire lui-même ne pratiquait pas sa maxime, mais il disait : L’empire, c’est la paix. Prenez en Europe tous les gouvernements qui se sont développés, fondés par la guerre ; tous ces gouvernements formaient bien haut la théorie de la paix. Ils ne demandent rien, disent-ils, ils ne rêvent rien que le développement pacifique de l’activité nationale.

C’est la première fois qu’un homme qui a été à la tête d’un gouvernement vient rétrospectivement faire la théorie de sa politique et dire : Ma politique, c’est la théorie, non pas du rayonnement pacifique, mais du rayonnement par la guerre. Ma politique, c’est une succession d’expéditions guerrières au quatre coins du monde. Ma politique, c’est la guerre ! Non pas la guerre en Europe — je ne veux pas donner aux paroles de M. Jules Ferry un sens et une portée qu’elles n’ont pas — mais enfin, la politique qu’il nous a exposée, c’est une série d’expéditions guerrières en vertu desquelles on fera plus tard des actes commerciaux profitables à la nation conquérante.

Voilà la théorie qui a été apportée à cette tribune.

[Réclamations au centre.]

Je n’ai pas besoin de vous entendre, je n’ai pas besoin du Journal officiel, je n’ai pas besoin de vos interruptions : il me suffit d’ouvrir les yeux et de considérer Madagascar, l’Annam, le Tonkin, la Tunisie, pour savoir comment vous entendez l’activité humaine et pourquoi vous vous plaignez du rayonnement pacifique.

[Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.]

Eh bien, je dis que c’est la théorie de la guerre, je dis que cette politique est une politique fausse, lorsque, au lieu de la discuter en l’air pour une nation en soi, on l’applique à la France actuelle. Je m’explique.

Voyons la théorie de l’expansion de l’activité humaine. Si on l’apporte à cette tribune, elle ne trouvera pas de contradicteur. Qui donc, en effet, voudrait dire : Non, je ne veux pas que mon pays s’étende, qu’il aille porter au loin ses arts, son commerce, son industrie. Qui est-ce qui a jamais soutenu une pareille thèse ? Personne.

Mais nous dirons, nous, que lorsqu’une nation a éprouvé de graves, de très graves revers en Europe, lorsque sa frontière a été entamée, il convient peut-être, avant de la lancer dans des conquêtes lointaines, fussent-elles utiles — et j’ai démontré le contraire — de bien s’assurer qu’on a le pied solide chez soi, et que le sol national ne tremble pas.

Voilà le devoir qui s’impose. Mais, quand un pays est placé dans ces conditions, aller s’affaiblir en hommes et en argent, et aller chercher au bout du monde, au Tonkin, à Madagascar, une force pour réagir sur le pays d’origine et lui communiquer une puissance nouvelle, je dis que c’est une politique absurde, une politique coupable, une politique folle…

[Bravos et applaudissements à gauche et à droite.] […]

Chambre des députés, débats du 31 juillet 1885, JO, 1er août 1885, p. 1677 sq.


1.

Georges Perin (1838-1903), député radical de la Haute-Vienne, est violemment hostile à la colonisation.

2.

Député de la Réunion, François de Mahy (1830-1906), républicain de gauche, est favorable à la colonisation.

3.

Né en 1819, Amédée Langlois, député de la Seine, est favorable à Ferry.

4.

Georges Perin (1838-1903) est député radical de la Haute-Vienne.

5.

Outre le partage de l’Afrique, la conférence de Berlin (1884-1885) impose aux puissances de lutter contre la traite, l’esclavage et la violence.

6.

Camille Pelletan (1846-1915), député radical des Bouches-du-Rhône.

7.

Paul Granier de Cassagnac (1843-1904) est député bonapartiste du Gers.

8.

Armand de Baudry d’Asson (1836-1915) est député conservateur de la Vendée.

9.

Les élections législatives sont fixées au 4 et au 18 octobre.

10.

Raoul Duval (1832-1887) est député bonapartiste de Louviers.

11.

Port principal de la Côte des Somalis avant la fondation de Djibouti.

12.

Allusion à Jules Ferry.

13.

Raoul Duval (1832-1887) est député bonapartiste de Louviers.

14.

Émile Vernhes (1820-1890) est député radical de l’Hérault.

15.

Eugène Delattre (1830-1898), député radical de la Seine, est anticolonialiste.

16.

Ferry est député des Vosges.