1989. Le « niveau » de l’éducation baisse-t-il ?


Le 12 novembre 1985, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation, annonce qu’il entend conduire 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat d’ici l’an 2000. La question scolaire provoque dès lors de violentes polémiques dans les années quatre-vingt. Les uns souhaitent une professionnalisation des enseignements, les autres le maintien des humanités. Certains dénoncent la baisse du niveau, d’autres réclament une ouverture accrue de filières jusque lors réservées à une élite restreinte. Dans un ouvrage au titre provocateur paru en 1989, deux universitaires, Christian Baudelot et Roger Establet réfutent « une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles ».

 

Avec l’ombre des marronniers dans la cour, l’odeur de la craie, l’agitation anxieuse de la rentrée, la baisse du niveau fait partie des éléments qui composent le paysage intemporel de l’école : on a beau la découvrir chaque année avec le même effroi comme un scandale inouï, on la déplore aujourd’hui dans les mêmes termes qu’hier1.

C’est avec l’émotion du temps retrouvé qu’on écoute l’inspecteur Jean-Baptiste Piobetta2 brosser la fresque de l’indignité des candidats des années trente : au concours de Polytechnique, on ignore l’orthographe, le sens des mots et on entasse les notions confuses ; les jeunes filles, aux épreuves d’agrégation, abusent de termes abstraits et déconcertent par leur manque de logique (ah ! les femmes !) ; à Normale Sup, les versions sont pleines de contresens et d’impropriétés, et les copies de philosophie témoignent de « servilité passive » et d’une incapacité trop marquée à faire un effort de pensée personnelle ; les bacheliers ignorent l’orthographe du mot « session ». La baisse n’épargne aucun niveau : « La participation aux épreuves d’un trop grand nombre de candidats médiocres a pour résultat inévitable d’abaisser le niveau des examens et des concours. »

Quarante-huit ans plus tard, ce discours n’a pas une ride. Guy Bayet, président de la Société des agrégés, lui fait écho en s’indignant des résultats du baccalauréat de 1988 où près de 72 % des candidats ont été reçus : « Ces résultats ne doivent pas faire illusion. Il serait malhonnête de parler d’un bon cru alors que, notamment en série C, une notation beaucoup trop indulgente a été imposée pour les épreuves écrites de mathématiques et de sciences physiques. Il sera dans ces conditions de plus en plus difficile d’éviter des échecs de plus en plus nombreux dans les universités qui sont tenues d’accepter les bacheliers3. »

Il y a quelque chose de paradoxal dans ce propos qui se répète lui-même depuis plus de cent cinquante ans. Il suffit de remonter le temps : la répétition de ce discours porte en elle les germes de sa destruction. La mise en perspective historique des propos tenus sur « le niveau » par des personnes autorisées (présidents de jury de baccalauréat, présidents de commissions, inspecteurs généraux ou d’académie, grands universitaires) a de quoi faire frémir les plus endurcis sur le degré abyssal de nullité atteint par les jeunes d’aujourd’hui après 168 années de baisse ininterrompue. […]

Il faut supposer un réel acharnement contre la jeunesse pour soutenir avec cet aplomb intemporel que l’amélioration patente de toutes les sciences et de toutes les techniques ait été produite par des hommes et des femmes toujours plus débiles que leurs aînés ! Entre les éclats de silex, le génie de l’homme se montrait à son apogée ; dans l’informatique, la relativité générale, la musicologie baroque ou l’aéronautique ne s’expriment que des sous-hommes avilis par la baisse multiséculaire du niveau. Ici réside en effet le deuxième aspect du paradoxe : le discours intemporel sur la baisse du niveau demeure sourd et aveugle aux évidences qui en démentent chaque jour le bien-fondé.

L’idée a, en effet, de quoi surprendre dans une société où le progrès constitue l’une des dimensions de la vie quotidienne : les voitures, toujours plus rapides et confortables, le TGV, les avions supersoniques, l’espérance de vie, l’équipement ménager, la circulation de l’information et des images, la puissance destructive des armements… Dans cet univers en expansion permanente, seule l’intelligence des hommes serait inexorablement entraînée sur une pente descendante. À se demander si ce sont bien les élèves de plus en plus nuls au fil des générations qui ont engendré toutes ces merveilles techniques en continuel progrès. Face à ce mystère insondable, il n’est plus qu’à s’en remettre au système théorique de Louis Pauwels tout entier fondé sur la magie et le sida mental. Ou, pour parodier Sophocle à l’envers, de plus en plus nombreuses sont les merveilles de notre monde ; une seule exception, l’homme.

Avec 41 450 bacheliers C, le cru 1988 dépasse le nombre de ceux qui avaient, cent huit ans plus tôt, atteint ou dépassé le niveau du certificat d’études primaires. Le niveau d’instruction de la France de 1880 évoque la statistique actuelle du Sénégal ou du Zimbabwe. Prétendre qu’un siècle plus tard, le niveau en France a baissé revient donc à dire : la formation scolaire en France aujourd’hui est inférieure à celle que reçoivent les enfants du tiers-monde. Une magistrale stupidité !

Le paradoxe comporte un troisième aspect : le corps de l’homme et son esprit sont animés de mouvements inverses. Quel contraste en effet entre l’école où le niveau baisse et le sport où, chacun le reconnaît, le niveau ne cesse de monter !

Christian Baudelot et Roger Establet, Le niveau monte, réfutation d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles, Paris, Éd. du Seuil, 1990 (1re édition, 1989), p. 9-14.


1.

Dominique Glasman a consacré, en 1984, une étude documentée sur les fonctions que remplit auprès du corps enseignant le thème idéologique de la baisse du niveau : D. Glasman, Le niveau baisse ! Réflexions sur les usages sociaux de la fausse évidence, CRDP et CDDP de l’académie de Grenoble, 1984.

2.

Jean-Baptiste Piobetta, Examens et Concours, Paris, PUF, 1943.

3.

Dans une déclaration à l’AFP du 22 juillet 1988.