Le 19 novembre 1988, le Premier ministre annonce la reprise par le groupe Péchiney de la firme American National Can, spécialisée dans les emballages métalliques. Or, certaines personnalités proches du pouvoir, bénéficiant, semble-t-il, d’informations confidentielles, ont réalisé de substantielles plus-values. Membre du Secrétariat national du PS, Max Gallo (1932) s’interroge sur les rapports complexes qu’entretiennent la gauche et l’argent à une époque où le profit, la Bourse et l’entreprise se voient significativement revalorisés.
Les « affaires » ? Difficiles à vivre pour les socialistes. Sur un marché du XIVe arrondissement, le dimanche 22 janvier, des Parisiens refusent les tracts socialistes, certains s’indignent avec fureur, d’autres, ironiques, lancent aux militants : « Vous n’êtes pas initiés ? » Continuer quand même. Répondre à la droite, celle du brigandage immobilier, des SAC1, en tous genres, d’un ministre de la Justice qui, de son bureau, apercevait la vitrine d’une joaillerie qui ne lui était pas indifférente (quel romancier oserait imaginer cela ? Même pas Zola !)2, celle des privatisations3, celle dont l’un des premiers actes de gouvernement fut d’amnistier les fraudeurs à l’exportation des capitaux, etc.
Combattre donc cette droite impudente. Mais, s’il faut continuer, répondre, s’affirmer solidaires face aux diffamations et aux exploitations politiques, on ne peut se contenter de cela. Il faut chercher à comprendre pourquoi un tel climat existe, pourquoi, quelle que soit la réalité des faits — ils restent à prouver, à délimiter —, la suspicion se répand. Et c’est aux socialistes, s’ils veulent continuer, dans les années à venir, à représenter une perspective et à exprimer l’exigence de plus de justice et d’égalité, à incarner l’espoir des salariés, de poser des questions. Non sur le détail de telle ou telle affaire : le gouvernement, la presse, la COB, la justice y pourvoiront. Mais quant au fond, c’est-à-dire à ce qui les rend possibles, sinon probables.
Une autre organisation sociale.
Longtemps la gauche, en ce pays, a symbolisé face à tous les « manieurs d’argent » un système de valeurs, une vision de la société — une autre organisation sociale dont l’argent, précisément, n’aurait pas été le ciment —, sur lesquels s’appuyait le mouvement socialiste, qui fondaient une éthique de la République et, pour finir, par le jeu des élites intellectuelles — de l’école donc —, imprégnaient l’État et ses fonctionnaires. On s’est moqué de cela. C’était, dit-on, archaïque. Et pourquoi pas, ajoute-t-on, lourd de menaces totalitaires. L’argent fluide et honoré, ce serait la démocratie et la liberté et, bien sûr, la « jouissance ». C’est oublier que la France a, dans son histoire, expérimenté déjà de tels discours. De l’« enrichissez-vous » orgueilleux au méprisant « silence aux pauvres », des spéculations sur les chemins de fer ou sur les terrains, des bourgeois louis-philippards aux Morny et Haussmann, on a su, on sait, ce qu’a été le pouvoir libre de l’argent, la corruption qu’il a provoquée.
Quand, en 1857, plein de dégoût et de rage, Vallès publie L’Argent, qu’il écrit : « Je suis descendu du Panthéon à la Bourse », car « la Bourse est l’hôtel de ville de la République moderne » et qu’il ajoute : « Faisons de l’argent morbleu ! gagnons de quoi venger le passé triste, de quoi faire le lendemain joyeux, de quoi acheter l’amour, des chevaux et des hommes » et qu’il s’écrit : « Vive l’argent ! », il a saisi l’essence même du second Empire. Une époque qui, avec ses bouleversements technologiques, ses restructurations industrielles, sa fête impériale, son « consensus », ressemble tant à la nôtre. Et il n’y manque même pas la « charité », qui vient jeter le manteau de la bonne conscience sur la misère. Comme dit le saint-simonien — déjà ! — Napoléon III, il faut en finir avec le « paupérisme »… Et roule carrosse.
Or la République s’est construite à la fois contre le pouvoir impérial et contre cette hypocrisie sociale, cet argent ruisselant, facile, cette débauche de luxe pour quelques-uns. Elle s’est pensée comme une volonté de moralisation de la politique, pas toujours réussie, il s’en faut et de beaucoup. Mais elle a voulu « brider » l’argent. Le « concours » pour accéder aux fonctions, l’élection, les valeurs de l’école, le travail, les vertus républicaines, toute une idéologie s’est mise en place, avec sa part de tromperie certes, mais faisant néanmoins du « mérite », du diplôme, de l’effort, de l’égalité, les piliers officiels de l’État républicain. En rupture avec la « corruption », l’affairisme louis-philippards et impériaux.
Logique des intérêts.
Certes il y a eu des « affaires » sous la IIIe République naissante. Mais elles étaient « scandaleuses » et non plus admises comme « normales ». Une éthique « laïque » s’affichait : indépendance rigoureuse, têtue, de l’État républicain face aux idéologies officielles et au pouvoir de l’argent.
Mais qu’est-il advenu ? Nous nous sommes, dit-on, modernisés. Bad Godesberg4 ? Qu’à Dieu ne plaise ! Mais où est la social-démocratie ? On répète que l’objectif prioritaire est de faire de Paris une grande place financière. On se félicite de voir flamber les valeurs de la Bourse (400 %…). La vulgate politique se décline en quelques mots : entreprise, investissements, rentabilité, profit, spéculation, libération du marché des capitaux. On sous-entend qu’un gouvernement ne peut rien ou si peu contre la logique des intérêts. Les chefs d’entreprise sont nos héros et nos hérauts. Ils décernent en grande pompe des diplômes aux ministres de la République (quel symbole !). Parfois ils sont même candidats des socialistes. Le « patronat » n’existe plus. Et naturellement les classes sociales. Il y a les « gagneurs » et les « perdants ». Aux uns les honneurs, aux autres le RMI5 et les restaurants du cœur. La culture d’entreprise vaut la culture tout court. Et celle-ci est un « look » utile pour faire vendre les « produits culturels » et faire tourner les « industries culturelles ».
Hier la France était une nation, une idée, un État ; aujourd’hui c’est l’« entreprise France ». Ce n’est plus vers la rue d’UIm qu’on se dirige, mais vers les business schools, et on nous dit (les intellectuels à la mode) qu’il faut renoncer au français, puisque les affaires se traitent en anglais : il n’est question, de « La roue de la fortune » aux « Nouvelles de la Bourse » en passant par les couvertures des hebdomadaires, que de profit, d’argent, de cours des actions, de listes des plus riches Français, des plus hauts salaires, etc.
Et l’on voudrait, puisque tout cela est, qu’il n’y ait pas d’« initiés » ? Le mot dit naïvement que ceux-là ont découvert le vrai ressort des choses et que, simplement, ayant percé les mystères du temps, ces initiés appliquent à leur avantage la loi qui demeure secrète aux autres. Les autres ? Les électeurs de la gauche et qui lui ont fait confiance. Infirmières, salariés en tous genres à moins de 6 500 F par mois, enseignants, etc. Et aussi militants qui veulent encore « changer la vie », élus qui versent une large part de leurs indemnités au parti, et qui « labourent » le terrain, au contact des « non-initiés ».
À tous ceux-là on demande d’être raisonnables, réalistes, de comprendre les grands équilibres. On ne veut les augmenter qu’au « mérite » (tiens, le mérite est encore une valeur…), sans doute de 300 F par mois — au mieux —, alors que quelques coups de téléphone suffisent à faire gagner quelques milliards de centimes. Qu’on soit initié ou pas. Que les pauvres courent à la Bourse, disait déjà Vallès. « La misère a fait son temps, je passe du côté des riches. »
Une gauche ne peut tenir longtemps (j’entends au-delà d’une législature ou de deux septennats ; mais sommes-nous socialistes si nous ne voulons pas garder intact l’espoir d’« autre chose » ?) avec une telle contradiction. On s’abstiendra de voter pour elle. On sera démoralisé. Tous pareils, dira-t-on. Et peut-être tous « pourris ». Injuste, certes. Mais il s’agit non de jugement porté sur telle ou telle personne, mais d’un climat, de politique donc, et de valeurs autres que boursières. L’argent n’est pas condamnable en soi, mais il faut savoir comment, et aux dépens de qui, et au profit de qui on le gagne. La Bourse, la spéculation ou le développement industriel ? Le jeu financier ou le travail productif ?
L’exception française.
Dans ce pays nous n’avons ni la Bible des nations anglo-saxonnes pour soutenir la morale individuelle ni des contre-pouvoirs suffisants. Tout ce qui peut les renforcer est positif. Mais nous avions une tradition d’État, des valeurs républicaines, une certaine conception du citoyen et une référence à l’égalité. Et ceux qui veulent en finir avec l’« exception française » oublient que c’est là notre « bible » et que, quand on la ferme, il reste le cynisme. Il serait temps de retrouver cette adhésion aux vertus républicaines et à leurs exigences, ce qui signifie avoir un projet.
Et parce que tout se tient — passé, présent, avenir —, une remarque. En cette année du bicentenaire de 1789, il est de bon ton d’exclure Robespierre. Terroriste, sanguinaire, etc., il fut et il demeure cependant, même aux yeux de ses adversaires, l’Incorruptible. Barras, Tallien, Fouché, qui furent plus terroristes que lui, ne sont jamais dénoncés. Ils gardèrent leurs têtes, souvent le pouvoir, et firent de solides fortunes. C’est aussi une culture de gouvernement.
M. Gallo, « L’Incorruptible », Le Monde, 28 janvier 1989.
Créé en 1958, le Service d’action civique assure les services d’ordre de l’UNR puis de l’UDR. La gauche le met fréquemment en cause pour la violence de ses actions.
Ministre de la Justice dans le gouvernement Chirac (1986-1988), Albin Chalandon (1920) est client de la joaillerie Chaumet. La faillite de cet établissement en 1987 dévoile des pratiques frauduleuses dont le garde des Sceaux semble avoir été victime.
La gauche s’émeut que les privatisations du gouvernement Chirac (Société générale, Compagnie financière de Suez…) soient confiées à des groupes choisis par le pouvoir politique.
Au congrès de Bad Godesberg (1959), le SPD (Parti social-démocrate allemand) adopte une approche résolument sociale-démocrate.
Le revenu minimum d’insertion garantit aux plus démunis une allocation mensuelle.