1989. L’écologisme


Les mouvements écologistes rencontrent un écho grandissant dans la seconde moitié des années 1980. Leurs résultats aux élections le révèlent nettement. Profitant en partie de l’érosion de l’électorat socialiste, ils recueillent parfois plus de 10 % des voix. Plusieurs intellectuels s’interrogent sur cette nouvelle donnée. Le psychanalyste et philosophe Félix Guattari (1930-1992) publie dès 1989 une réflexion sur le sujet.

 

C’est de la façon de vivre désormais sur cette planète, dans le contexte de l’accélération des mutations technico-scientifiques et du considérable accroissement démographique, qu’il est question. Les forces productives, du fait du développement continu du travail machinique, démultiplié par la révolution informatique, vont rendre disponible une quantité toujours plus grande du temps d’activité humaine potentielle1. Mais à quelle fin ? Celle du chômage, de la marginalité oppressive, de la solitude, du désœuvrement, de l’angoisse, de la névrose ou celle de la culture, de la création, de la recherche, de la ré-invention de l’environnement, de l’enrichissement des modes de vie et de sensibilité ? Dans le tiers-monde, comme dans le monde développé, ce sont des pans entiers de la subjectivité collective qui s’effondrent ou qui se recroquevillent sur des archaïsmes, comme c’est le cas, par exemple, avec l’exacerbation redoutable des phénomènes d’intégrisme religieux.

Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels. Cette révolution ne devra donc pas concerner uniquement les rapports de forces visibles à grande échelle mais également des domaines moléculaires de sensibilité, d’intelligence et de désir. Une finalisation du travail social régulée de façon univoque par une économie de profit et par des rapports de puissance ne saurait plus mener, à présent, qu’à de dramatiques impasses. C’est manifeste avec l’absurdité des tutelles économiques pesant sur le tiers-monde et qui conduisent certaines de ses contrées à une paupérisation absolue et irréversible. C’est également évident dans des pays comme la France où la prolifération des centrales nucléaires fait peser le risque, sur une grande partie de l’Europe, des conséquences possibles d’accidents de type Tchernobyl2. Sans parler du caractère quasi délirant du stockage de milliers de têtes nucléaires qui, à la moindre défaillance technique ou humaine, pourraient conduire de façon mécanique à une extermination collective. A travers chacun de ces exemples se retrouve la même mise en cause des modes dominants de valorisation des activités humaines, à savoir : 1° celui de l’impérium d’un marché mondial qui lamine les systèmes particuliers de valeur, qui place sur un même plan d’équivalence : les biens matériels, les biens culturels, les sites naturels, etc. ; 2° celui qui place l’ensemble des relations sociales et des relations internationales sous l’emprise des machines policières et militaires. Les États, dans cette double pince, voient leur rôle traditionnel de médiation se réduire de plus en plus et se mettent, le plus souvent, au service conjugué des instances du marché mondial et des complexes militaro-industriels.

Félix Guattari, Les Trois Écologies, Paris, © Galilée, 1989, p. 13-15.


1.

Aux usines Fiat, par exemple, la main-d’œuvre salariée est passée de 140 000 ouvriers à 60 000 en une dizaine d’années, tandis que la productivité augmentait de 75 %.

2.

Le 25 avril 1986, à Tchernobyl, ville d’Ukraine en URSS, une centrale nucléaire explose.