Né en 1944, député RPR du Rhône, ministre délégué au Commerce extérieur dans le gouvernement Chirac, Michel Noir se démarque de son parti en refusant toute entente avec le Front national. À une époque où Charles Pasqua déclare partager certaines valeurs avec la formation de Jean-Marie Le Pen, Michel Noir, fils de déporté, affirme préférer perdre les élections que sacrifier son âme. En réaction au 8e congrès du Front national (30 mars-1er avril 1990), Michel Noir, en congé du RPR, développe son analyse sur l’identité française.
Dans une société de plus en plus soumise au bombardement infini et monotone des images de télévision, la mémoire culturelle des Français disparaît peu à peu, comme happée par le trou noir de l’oubli. Il ne faut donc pas s’étonner aujourd’hui si le discours de la France est monopolisé par des orphelins de Vichy, qui ont naturellement tout intérêt à effacer le passé pour mieux le recommencer, pour le cas, heureusement très improbable, où ils accéderaient au pouvoir.
Au nom d’une pseudo-unité ethnique du pays, les chantres du nationalisme contemporain excluraient volontiers de la communauté nationale tous ceux dont la couleur de peau ou la confession d’origine ne sont pas celles de la majorité des habitants de la France, même s’ils sont français depuis plusieurs générations.
Les Français devraient pourtant bien connaître les lourdes arrière-pensées de ces oraisons nationalistes, grosses de la barbarie et de la guerre qu’elles finissent toujours par engendrer. Les États-nations issus des révoltes des nationalités contre la France démesurée de 1811 — de Hambourg jusqu’à Rome ! — n’ont su que s’entre-déchirer avec la plus féroce sauvagerie, quand ils ne s’entendaient pas temporairement pour asservir les peuples d’Afrique ou d’Asie. Sadowa, Fachoda, Tanger, puis Verdun et enfin Auschwitz ; voilà les grandes réalisations du nationalisme dominateur.
Agresseur à l’extérieur, le nationalisme est nécessairement exclusif, donc intolérant et antisémite à l’intérieur. Il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas entendre, derrière les propos de Jean-Marie Le Pen et de la plupart de ses amis, les cris fanatiques d’il y a un siècle : « Mort aux juifs ! Mort à Zola ! » et plus près, hélas, de nous, les articles des faussaires de l’Histoire qui nient l’existence des chambres à gaz.
Aujourd’hui, le musulman, l’ennemi, sera demain le juif, puis le protestant, et on en arrivera lentement et sûrement à partager les « thèses » de Mein Kampf sur la lutte pour la pureté de la race. Au reste, en invitant à Lyon, capitale martyre de la Résistance, l’ancien SS Schönhuber1, le Front national a montré avec une impudence rare le cas qu’il fait de ceux qui sont morts en luttant contre le nazisme, c’est-à-dire pour la liberté et les droits de l’homme. Le même Schönhuber, qui paradait du reste à la tribune du Front national à Nice.
On peut aimer sa patrie sans haïr les autres ; on respecte et on glorifie d’autant plus la France qu’on n’est ni raciste ni xénophobe. La Constitution du 3 septembre 1791 affirmait déjà : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple » et, plus loin, « Les étrangers qui se trouvent en France sont soumis aux mêmes lois criminelles et de police que les citoyens français, sauf les conventions arrêtées par les puissances étrangères ; leur personne, leurs biens, leur industrie, leur culte sont également protégés par la loi. » La Constitution du 4 octobre 1958 lui répond en écho : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »
Disons-le fermement : l’homme, pour toute la tradition née en France des Lumières, n’est pas ce primate grégaire et anonyme, mû par un prétendu élan vital, auquel le réduisent les penseurs nationalistes. Non, il est un citoyen et même, pour reprendre la belle expression de Voltaire, « un citoyen de l’univers », à l’opposé d’un déterminisme sociobiologique donnant force et volonté de puissance.
A l’origine de notre République, on retrouve en effet la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, qui fonde le contrat que la nation, c’est-à-dire le peuple rassemblé, passe avec son représentant élu : l’État. La nation, l’État, deux termes apparemment vieillis et auxquels notre amnésie coupable refuse de plus en plus la majuscule initiale. Nous oublions que la nation est un projet universaliste d’épanouissement de l’individu, nous oublions que l’État républicain a reçu mandat des citoyens pour réaliser l’idéal métaphysique des droits de l’homme et du citoyen. Pourquoi donc, dans ce débat-piège sur l’identité nationale, parle-t-on sans cesse des « valeurs » ? Parce que l’on ne veut pas reconnaître que nos valeurs sont celles de la République et sont inscrites dans les Constitutions de 1791,1848, 1946 et 1958. Liberté, Égalité, Fraternité, voilà notre souverain bien, vers lequel tous nos efforts doivent tendre.
La nation est un contrat volontaire, une communauté d’adhésion où les considérations de race, de religion ou d’origine n’ont nulle place : une fois de plus, la République, c’est le citoyen contre le primate.
À ce discours républicain on tentera bien vainement d’opposer le sentiment d’appartenance à une communauté culturelle donnée, ce que Raymond Aron appelait d’ailleurs la « nationalité ». En fait, il n’y a pas opposition mais complémentarité entre l’adhésion à la nation et le sentiment d’appartenance à une même communauté culturelle. À ce sujet, une remarquable exposition organisée par la Bibliothèque nationale vient à point nommé enrayer notre perte de mémoire. Des Serments de Strasbourg qui, en 842, abandonnent le latin pour mieux différencier le français et l’allemand, à la virtuosité avant-gardiste de La Route des Flandres2, chacun y redécouvre l’épaisseur et la diversité de la mémoire française ; chacun aussi pourra y faire deux constatations.
Notre meilleur garde-fou.
Notre langue, l’âme de notre culture, n’a jamais été l’apanage des seuls Français, Ainsi, la première encyclopédie rédigée directement en langue vulgaire — et non plus en latin — fut écrite « selon le langage des François » par un exilé toscan : Brunetto Latini. Ainsi encore, Le Livre des merveilles du monde, chef-d’œuvre immortel dicté par Marco Polo de Venise, fut-il écrit par Rustichiello de Pise… en français ! Aujourd’hui, Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Nadia Tuéni ou Milan Kundera figurent parmi les meilleurs artistes de notre langue. La culture française n’est pas la propriété des soi-disant « Français de souche » : elle ne dépend d’aucune « hérédité ».
Notre langue est aussi, bien évidemment, l’expression de cet « esprit général » de la nation dont Montesquieu voyait « l’origine dans le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ». Les Essays de Michel de Montaigne, comme Les Thibault de Roger Martin du Gard sont la musique de l’âme française, et tout citoyen, qu’il s’imagine ou non patriote, ressent la même joie frémissante, le même plaisir singulier à lire ces pages merveilleuses. Être français, c’est aussi tout bonnement aimer sa langue comme une partie de soi et regretter la négligence coupable de notre patrimoine culturel.
En somme, notre « nationalité » reste notre meilleur garde-fou contre le nationalisme, ce principe exclusif qui va à rencontre d’une tradition culturelle faite d’ouverture et d’enrichissement extérieurs.
On l’aura compris, la mémoire et l’esprit critique sont les meilleures armes contre les extrémistes et aussi contre l’uniformité. Rénovons l’enseignement de l’histoire, de la philosophie et du français en réservant à l’histoire des idées et des civilisations une place importante. Développons, par un effort sans précédent, les cours de langues étrangères et les séjours linguistiques afin que nos voisins nous soient plus proches, plus compréhensibles, bien mieux dans tous les cas que grâce à un sous-espéranto vaguement anglophone !
La France n’est pas je ne sais quelle détermination ethnobiologique : elle est une culture et chaque homme est libre de l’aimer.
Michel Noir, « Les orphelins de Vichy », Le Monde, 6 avril 1990.
Ancien SS, Franz Schönhuber dirige le Parti républicain allemand, une formation d’extrême droite. Le 26 mars 1990, le Front national accueille cette personnalité lors de la Foire de Lyon avant de l’inviter à siéger à la tribune du 8e congrès réuni à Nice.
Roman de Claude Simon publié en 1960. L’auteur reçoit le prix Nobel de littérature en 1985.