Le 2 août 1990, l’Irak envahit le Koweït. Après avoir décrété l’embargo, l’ONU autorise, le 29 novembre 1990, le recours à la force pour contraindre Bagdad à évacuer le territoire qu’il occupe indûment. Face au refus irakien, une force multinationale déclenche l’opération militaire « Tempête du désert » le 17 janvier. Si la majorité des familles politiques acceptent cette logique, une minorité pacifiste la récuse. Dès septembre 1990, 75 personnalités signent, à l’initiative de l’avocat Denis Langlois, un appel à la paix. Née en 1927, avocate, ancienne députée (apparentée PS) et ancienne ambassadrice déléguée permanente de la France auprès de l’UNESCO, Gisèle Halimi cosigne cet appel. Dans un article du Monde, elle pousse par ailleurs Jean-Pierre Chevènement (1939) — dont le courant refuse la guerre — à démissionner.
Devrais-je écrire aujourd’hui, monsieur le ministre de la Guerre1 ? Car vous voilà, à votre corps défendant, contraint de conduire cette guerre du Golfe contre votre parti pris politique et celui de vos amis. D’ailleurs, la conduisez-vous vraiment, cette guerre ? La personnalité de François Mitterrand et la Constitution de la Ve République vous réduisent à la portion congrue. L’Élysée dépêche, sur le front des médias, ses propres porte-parole. Ils rectifient, expliquent, reclassent vos propos.
Soyons justes, vous ne leur rendez guère la tâche facile. Vous jouez de la syntaxe et de la sémantique, vous donnez à tel propos du président de la République un ton qui en modifie la portée, vous pratiquez dans vos discours une sorte de « collage » ingénieux des données officielles. Bref, vous biaisez, vous dites oui pour signifier non, vous exprimez à l’opinion publique qui l’a compris depuis longtemps votre refus de cette guerre.
Vous voilà devenu la cible de nombreux mécontents. L’opposition traque en vous la faille, le relent d’un pacifisme honni. D’autres masquent difficilement leurs arrière-pensées sionistes. L’antisémitisme d’extrême droite s’en nourrit.
L’information, comme nos troupes, est sous commandement américain. Le Pentagone décide des images et des nouvelles qui nous parviennent. Votre parti — le PS — est sur le point d’éclater. L’on dépêche comme débatteur de service sur toutes les chaînes le ministre chargé des relations avec le Parlement, en même temps que l’on tente de morigéner deux de vos camarades, anciens ministres (Cheysson et Gallo)2, qui « votent » par leurs prises de position et font voter (ceux de votre courant et d’autres) contre la guerre. Que faites-vous pour mettre fin à cette cacophonie ?
Où est donc votre cohérence quand vous faites la guerre parce qu’elle est légale et refusez de la faire parce qu’elle est illégitime ? Légale, la résolution 678 du Conseil de sécurité l’est, sans aucun doute3. Votée selon les principes et les formes de la Charte des Nations unies, elle dit le droit international. Mais remplissent les mêmes conditions les résolutions condamnant Israël dans les territoires occupés ou ordonnant à toutes les troupes étrangères d’évacuer le Liban (pour ne parler que de la région).
Comment s’étonner que Saddam Hussein soit resté sourd aux appels solennels de la communauté internationale ? Pourquoi évacuerait-il le Koweit si d’autres territoires, « annexés » et « occupés », selon les termes mêmes des résolutions de l’ONU, continuent de l’être ? Que vaut « un nouvel ordre international » fondamentalement contraire à l’égalité de tous les pays devant la loi ?
« Il faut naturellement détruire le potentiel militaro-industriel de l’Irak4 », a déclaré le président de la République. Affirmation d’une certaine gravité et qui pose le problème du respect du droit et du contenu de la résolution 678. Le mandat de l’ONU — libérer le Koweit — permet-il cette guerre absolue à l’Irak ? N’allons-nous pas nous laisser entraîner dans l’aventure des guerres-gigognes ?
La France n’a pas pu faire prévaloir son dernier appel de paix à l’ONU. Bien qu’accepté par 13 pays sur 15 (les États-Unis et la Grande-Bretagne se déclarant opposés), le Conseil de sécurité ne l’a pas discuté. Ne vous sentez-vous pas, comme moi, comme chaque Française et Français, inquiet de ce droit qui n’est le droit que s’il colle à la volonté du seul géant d’aujourd’hui, les États-Unis ? Est-ce l’avènement d’une nouvelle « morale » de la concertation où la puissance seule ferait la loi ? Est-ce le recommencement de ce temps du mépris que de Gaulle avait su jadis tenir en échec ?
Une démission nécessaire.
Non ! me direz-vous, impossible. Aujourd’hui, nous avons l’Europe. Parlons-en, justement, de l’Europe ! 350 millions d’habitants, un PNB supérieur à celui des États-Unis, et, dans ce conflit, une totale incapacité. Pusillanime, sans imagination ni volonté, respectueuse au-delà de toute décence du « projet américain », l’Europe a fait la preuve de son inexistence politique. Quand l’URSS tend la sébille aux États-Unis, l’Europe a le devoir de prendre sa place dans le rapport des forces internationales. Il ne s’agit plus ni de compter les moutons anglais, ni de fixer des quotas laitiers, mais bien de créer le nouvel équilibre nécessaire à la paix dans le monde.
Reste, monsieur le Ministre, à préserver l’avenir. Cette guerre contre Saddam Hussein — serait-elle victorieuse — en aura entre-temps allumé d’autres. Et d’abord ce divorce d’avec nos alliés arabes.
Je ne parle ni de l’Égypte, qui, pour un plat de lentilles (7 milliards de dollars), s’est alignée sur les États-Unis5. Ni encore de la Syrie, dont les troupes, à nos côtés pour moitié, écrasent le Liban pour l’autre moitié, et encore moins des émirats de pétrole ou de la Jordanie, divisée entre son roi et sa rue.
Je pense à l’Algérie, à la Tunisie, à la Palestine même, dont la juste cause — le droit à une patrie — est reconnue par la communauté internationale. J’ai peur que de mauvais souvenirs — la France de l’expédition de Suez et du pétrole, la France de l’Algérie et des tortures… — n’aient aujourd’hui raison des liens profonds qui nous unissent au monde arabe.
« Nous ne faisons pas la guerre à l’islam6 » a dit encore le président de la République. N’importe ! Cette coalition des pays riches de l’Occident (même si quelques gouvernements satellites arabes, déjà désavoués par leurs peuples, sont à nos côtés) ne peut être vécue par le tiers-monde que comme une insupportable volonté d’écrasement.
Mais, me diriez-vous, puisqu’il y a guerre, il faut attendre. Non. Déjà, me semble-t-il, votre départ s’imposait quand l’embargo fut abandonné sans raisons pour un ultimatum qui ne pouvait déboucher que sur l’affrontement armé. Vous ne pouvez continuer à vous laisser ballotter par des événements et une politique qui vous échappent.
En revanche, vous pouvez, vous devez peser sur l’avenir. Et l’avenir, c’est un cessez-le-feu immédiat suivi de négociations. Plus tard viendra la réconciliation. Tout se négocie. Y compris le retrait d’un territoire injustement occupé. La faute politique (à moins qu’il ne s’agisse d’une volonté délibérée de remodeler, par la force, la carte politico-stratégique de la région ?) fut d’en faire un préalable. Question de dignité, d’orgueil de peuples si longtemps et si souvent humiliés. La négociation préparera une réconciliation, même si elle apparaît comme hypothétique et lointaine aujourd’hui. Un droit, le même pour tous et partout, servi par des « instruments » impartiaux tels la Cour internationale de La Haye pour avis et le comité d’état-major de l’ONU pour intervention, si besoin est.
Pour cela, monsieur le Ministre de la Défense, votre place n’est plus au gouvernement, où vous ne pouvez ni décider ni influencer. Jusqu’à présent, vous avez tenté de résister courageusement à la sottise des va-t’en-guerre. Et cela vous a valu de nombreux coups. Ce temps est aujourd’hui révolu. Pour l’avenir — le vôtre, celui de vos amis et celui de notre pays —, pour notre histoire, monsieur le Ministre, démissionnez.
En 1985, un ministre quitta le gouvernement pour manifester son désaccord sur le choix de la loi électorale. On lui prédit une mort politique7. Il est aujourd’hui Premier ministre. Demain, la gauche — celle qui aura, tout au long de cette crise, privilégié la négociation sur l’affrontement — aura besoin d’hommes et de femmes qui auront refusé les irrémédiables ruptures, de porte-parole de nouveaux dialogues, en un mot de rassembleurs. Vous pouvez être le premier d’entre eux.
Gisèle Halimi, « Au ministre de la Défense », Le Monde, 26 janvier 1991.
Ancien ministre des Relations extérieures, Claude Cheysson — comme Max Gallo, député européen — fait connaître son désaccord avec la position officielle française.
La résolution 678 des Nations unies autorise le recours à la force si l’Irak ne se soumet pas aux précédentes résolutions de l’organisation internationale.
Affirmation de François Mitterrand lors de l’entretien télévisé du 20 janvier 1991.
Dès le 10 août 1990, 12 des 20 membres de la Ligue arabe — dont l’Égypte — approuvent l’envoi d’une force arabe dans le Golfe.
Dans son entretien télévisé du 20 janvier 1991.
En désaccord avec l’adoption du scrutin proportionnel pour les législatives de 1986, Michel Rocard, ministre de l’Agriculture, démissionne le 4 avril 1985.