À la suite de l’accord conclu les 9 et 10 décembre 1991, les ministres des Finances et des Affaires étrangères des 12 paraphent le 7 février 1992 le traité de Maastricht. En créant une Banque centrale et une monnaie européenne, cet accord prolonge le traité de Rome. Mais en prévoyant une politique étrangère commune et en envisageant d’étendre les compétences de l’union en matière de police et de justice, il modifie substantiellement la nature de la construction européenne. Or, tous les acteurs de la vie politique française ne partagent pas ces conceptions. La ratification du traité étant soumise à un référendum — dont la date est fixée au 20 septembre 1992 —, de violents débats s’engagent et divisent les familles politiques en leur sein. Au RPR, Philippe Séguin et Charles Pasqua font campagne pour le non (de même que Jean-Pierre Chevènement) alors que Jacques Delors et Jacques Chirac se battent pour le oui. Dans un article publié le 2 septembre 1992 dans Le Monde, Francis Wurtz (1948), membre du PCF et député européen depuis 1979, explique les raisons de son vote. Le oui finira par l’emporter par 51,04 % des voix, le non recueillant 48,95 % des suffrages, les abstentions concernant 30,31 % du corps électoral.
« Mais l’homme, quand en sera-t-il question ? »
(Saint-John Perse)
Le fait que la victoire du « non » au référendum ne soit désormais plus à exclure1 plonge la classe politique dans la consternation. On peut comprendre son désarroi. D’abord, son projet, de portée stratégique, mettant d’immenses intérêts en jeu, apparaît sérieusement compromis. Ensuite, un désaveu de cette nature adressé par le pays réel à ceux qui sont censés le représenter ne serait pas, pour qui le subirait, la meilleure rampe de lancement vers le pouvoir. Cela concerne particulièrement les dirigeants de la droite, qui piaffent d’impatience de reprendre les rênes mais ont pris tout naturellement position pour le « oui », Maastricht étant pour eux un véritable programme de gouvernement. « Si le “non” l’emporte, vient de souligner Bernard Stasi2 après Edouard Balladur, ils seront tous vaincus, et ce sera un affaiblissement formidable de l’opposition. »
En appeler à l’intelligence des Français.
On peut tout aussi bien concevoir la rage de l’aristocratie financière européenne. Je pense notamment à la « table ronde » des quarante-cinq groupes les plus puissants du continent, que Jacques Delors appréciait naguère comme son « appui le plus précoce et le plus sûr dans l’avancée du marché unique européen ». De fait, l’essentiel des exigences de ce super-lobby se retrouve, parfois mot à mot, dans le texte du traité.
Que tous ces hérauts de Maastricht, se sentant pris à contre-pied par les événements, multiplient les scénarios-catastrophes dans l’hypothèse d’un succès du « non » n’a donc rien d’étonnant. Ce n’est ni la première ni la dernière variante du « moi ou le chaos ». Ces tentatives d’intimidation ne doivent en rien perturber l’analyse sérieuse et sereine du traité et de ses enjeux par les forces progressistes de notre pays.
L’ambition des communistes n’est ni plus ni moins que de favoriser autant que possible cette approche réfléchie et responsable de l’échéance du 20 septembre. Nous sommes, au Parti communiste français, sans doute quasi unanimement, en faveur du « non ». On nous rendra cette justice que cette position n’est pas dictée par des considérations politiciennes : nous ne demandons aucunement, quant à nous, que le président de la République écourte son mandat en cas de rejet du traité.
De même, nous ne nous situons pas sur le registre de la passion : représentants du seul parti à avoir pris l’initiative de diffuser le texte intégral des accords de Maastricht, nous avons pour principe dans cette bataille d’en appeler à l’intelligence des Français et de les inviter à prendre leur décision en connaissance de cause. C’est dans le même esprit que nous avions demandé, dès le lendemain de la signature du traité, que la ratification ait lieu par voie référendaire3 : la pétition que nous avons fait circuler dans ce but a permis à un million de personnes — adversaires comme partisans de Maastricht — de se prononcer en faveur de la consultation populaire.
Enfin, bien que notre jugement soit sévère sur le contenu de cet accord, nous ne nous sommes pas, quant à nous, laissés aller à l’invective à l’égard de ceux qui ne partagent pas notre point de vue. Nous avons, tout au contraire, demandé avec insistance l’organisation de débats réellement contradictoires, permettant à chacune et à chacun de juger sur pièces de la validité des arguments échangés. Nous ne poursuivons qu’un objectif : contribuer au mieux à donner au « non » un contenu de gauche.
En l’occurrence, notre tâche est relativement aisée : l’orientation « libérale », la marque antidémocratique et la logique de bloc affleurent dans tous les chapitres du traité. Comme l’a noté avec franchise Alain Duhamel4, partisan convaincu de ces accords : « S’il faut un symbole, ce serait plutôt une Europe CDU-CSU, une Europe chrétienne-démocrate […], une union qui tourne exactement le dos aux thèses du Parti socialiste durant les années 80. »
On parle volontiers d’« Europe sociale ». Nous ne souhaitons pas autre chose. De fait, le chômage, la précarité, les bas salaires rongent littéralement notre société. L’emploi et ses corollaires, la formation, la qualification, l’insertion, sont aujourd’hui, en Europe, un problème crucial pour tous. Maastricht induirait-il des mesures contribuant à y porter remède ? Les moyens d’une telle politique passeraient par une remise en cause de la croissance financière débridée qu’on constate aujourd’hui. Au lieu de cela, Maastricht affiche dès son préambule le credo le plus « libéral » qui soit : « Les États membres de la Communauté agissent dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte, où la concurrence est libre. » Et pour que les choses soient claires, il est précisé que « toutes les restrictions aux mouvements de capitaux [dans et hors de la Communauté] sont interdites » (article 73). Un des promoteurs de cette Europe, Giovanni Agnelli5, en a déjà conclu qu’« on devra peut-être s’habituer à un taux de chômage élevé », ce que confirme le directeur général de la Banque des règlements internationaux et qu’atteste une étude de l’INSEE dont nous demandons — en vain jusqu’à ce jour — la publication avant le 20 septembre. La construction d’une Europe sociale passe bien par la mise en échec du traité de Maastricht.
Il en va de même dans le domaine de la démocratie. C’est là une des plus fortes exigences universelles de notre temps. Or, loin de rapprocher les centres de décision des citoyens, Maastricht non seulement les en éloigne mais prétend ériger un véritable mur entre les peuples et les dirigeants : une Commission toute-puissante et non élue ; un Conseil statuant dans la plupart des cas à la majorité, quitte à imposer aux populations des nations mises en minorité des décisions contraires à leurs choix — y compris par des sanctions à l’égard de pays s’écartant de l’orthodoxie financière prescrite dans le traité (article 104 C) ; une Cour de justice d’essence foncièrement fédéraliste, dont les magistrats désignés et aux pouvoirs exorbitants n’ont de comptes à rendre à personne et imposent leurs règles au droit républicain français ; une Banque centrale européenne dotée d’un directoire de six membres et d’un conseil des gouverneurs évidemment non élus, indépendants des gouvernements eux-mêmes, c’est-à-dire directement branchés sur les marchés financiers, et disposant du droit de régenter la politique économique et sociale des États (articles 105 A, 107, 109 A). L’aspiration à une Europe démocratique n’est-elle pas portée par le « non » à cette hypercentralisation des pouvoirs inscrite dans Maastricht ?
Peut-on, enfin, espérer faire avec Maastricht un pas vers cette Europe pacifique et solidaire qui est souvent l’une des principales motivations des gens de gauche tentés par le « oui » ? Le « renforcement du pilier européen de l’Alliance atlantique » et « l’étroite coopération UEO-OTAN » (déclaration annexée au traité, relative à l’UEO6, chapitre B, quatrième alinéa) sont-ils vraiment la réponse adaptée aux besoins de sécurité collective dans une Europe non alignée, après la disparition de l’autre bloc ?
De plus, les rapports de domination, tant à l’égard des pays de la Communauté, et tout particulièrement ceux du Sud — soumis à des contraintes économiques et sociales draconiennes pour espérer intégrer le « club des riches » digne de disposer d’une monnaie unique — que vis-à-vis des peuples d’Europe centrale et orientale, poussés à la désillusion, à plus forte raison à l’égard d’un tiers-monde de plus en plus marginalisé, ne sont-ils pas une véritable machine à alimenter tensions et conflits au cœur du continent, voire au sein des Douze ? La construction, même très progressive, d’une communauté de tous les peuples et nations d’Europe, sans hiérarchie ni exclusion, qui appliquerait au reste du monde, en particulier aux peuples du tiers-monde, les mêmes principes que ceux qu’elle s’applique à elle-même, passe à nos yeux par la mise en échec d’un traité renforçant une logique de bloc dans une Europe à plusieurs vitesses.
Chacune de ces questions — et tant d’autres — mérite un examen sérieux à l’abri des jugements comminatoires du type : « dire “non” à Maastricht, c’est dire “non” à l’Europe », destinés à étouffer dans l’œuf toute tentative de contester l’ordre établi. C’est précisément ce fatalisme qui est en train de se dissiper avec la montée des convergences de gauche en faveur du « non » à Maastricht, en France et aussi au-delà. Un « non » souvent empreint d’une grande profondeur humaine, où se mêlent intimement frustration et espérances, identité blessée et quête d’autre chose. Notre peuple semble reprendre peu à peu confiance dans sa force. Stimulons cette soif de démocratie. Aidons-là à s’épanouir. La perspective est là.
Francis Wurtz, « Catastrophe ou perspective », Le Monde, 2 septembre 1992.
Les sondages publiés avant le référendum montrent une nette progression des non.
Bernard Stasi (1930), député CDS de la Marne (1968-1993), est un européen convaincu.
La ratification du traité pouvait passer par la voie parlementaire et non par la voie référendaire.
Alain Duhamel (1940) est un journaliste proche de la droite.
Giovanni Agnelli, patron de la FIAT, se déclare en faveur de l’Europe.
Le traité de l’Union de l’Europe occidentale est un accord de défense européen signé en 1954.