1998. La victoire de la France à la Coupe du Monde de football


Parvenue en finale de la Coupe du Monde de football, l’équipe de France l’emporta sur celle du Brésil par trois buts à zéro, le 12 juillet. Le résultat et le score étaient inespérés. C’est la première fois que, depuis la création de cette épreuve, la France se trouvait couronnée championne du monde. L’enthousiasme populaire fut à son comble. Le soir de la victoire, une foule de plus d’un million de personnes envahit l’avenue des Champs-Elysées pour acclamer les vainqueurs. Les commentateurs s’abandonnèrent à des observations plus ou moins inspirées sur une équipe « black-blanc-beur », métissée, composée de joueurs issus des diverses cultures présentes sur le sol français. Jacques Julliard (né en 1933), historien, directeur d’études à l’École des Hautes Études en sciences sociales et éditorialiste au Nouvel Observateur, livre ses propres commentaires.

 

Même abrutis par la publicité et la consommation, nous avons besoin d’exaltation, c’est-à-dire d’un dépassement par le haut. Et au besoin, faute de mieux, par le football.

Jacquet1, Pioline2, Jospin, après Tapie, Noah3, Mitterrand. Je vous épargne le topo. C’est la fin des années frime, le retour aux valeurs de base4.

Thuram, Barthez, Zidane5 : une équipe black-blanc-beur, serait-ce la fin des années Le Pen ? Pas si vite, mais un mois sans Le Pen, c’est toujours bon à prendre. Et cela peut donner des idées pour la suite. La France en tricolore enfin, après la France en sombre. Le foot nous a rendu les couleurs de la France ; comme si les Français avaient fini par se lasser de leur délectation morose et de leur culture de la défaite. Ils en avaient assez d’être humiliés et de s’humilier eux-mêmes.

Il faudra revenir sur la performance d’Aimé Jacquet. Depuis dimanche, il a réussi à faire croire aux Français qu’à l’exception de Jérôme Bureau6 ils étaient tous derrière lui depuis deux ans. Alors que jusqu’au mois de juin il n’avait pas 60 millions de supporters, mais 60 millions de sélectionneurs rivaux. Et surtout, il a réussi à gagner la Coupe du Monde avec des personnalités dans l’ensemble moins brillantes que celles de la bande à Platini7. Mais au pays de l’individualisme, il a réussi à faire une équipe. Son côté moniteur de colo a fait merveille. Il y a quelques semaines encore, Elle proposait de « relooker Jacquet ». Trop tard. Les ringards vous saluent bien. Il a eu le courage, peut-être aussi l’habileté, d’aller contre les valeurs dominantes de l’époque, dont les Français sont las. Comme Jospin quand il prêche la morale républicaine, comme Jean-Paul II l’été dernier lors des Journées mondiales de la Jeunesse, il a donné l’impression de croire à ce qu’il dit. De nos jours, ça n’a pas de prix.

Il ne faudrait tout de même pas se laisser aller sans retenue à la chaleur communicative des gradins. Que les banlieues « difficiles » se couvrent de bleu-blanc-rouge ; que Zidane, un Kabyle d’origine, je me plais à le souligner, soit devenu une idole tricolore prouve que sans intégration, pas de salut pour la nation. Et cependant, tandis que la France chavirait dans l’ivresse de l’unanimité, trente sans-papiers et un anthropologue, Emmanuel Terray, de l’École des Hautes Études, poursuivaient leur grève de la faim. Je ne suis pas favorable à la régularisation systématique des sans-papiers. Mais après la victoire de cette équipe plurielle, une mesure symbolique montrerait que l’euphorie ambiante ne repose pas sur l’hypocrisie collective.

Qu’est-ce donc que ce sentiment d’appartenance nationale qui nous a tous saisis depuis un mois ? Du chauvinisme ? Un peu. Du tribalisme ? Je ne crois pas. L’équipe d’Aimé Jacquet ressemble à la nation de Renan. Elle ne repose pas exclusivement sur le sentiment de l’origine, dont il faut reconnaître la puissance, mais sur la mise en commun d’un projet. Une communauté de destin et pas seulement d’ancêtres. Nous savons cela depuis longtemps. Mais surtout sur le besoin irrésistible d’appartenir à un ensemble symbolique qui nous dépasse et qui nous exalte. Le lien social ne saurait consister dans le rapprochement horizontal d’individus partageant les mêmes intérêts : l’homme est un être vertical.

L’anthropologie commune au libéralisme et au marxisme, ces deux frères ennemis, présuppose que l’homme se résume à ses intérêts. Les deux doctrines s’inspirent de La Rochefoucauld, pour qui les passions se jettent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer. « Derrière les passions, cherchez donc l’intérêt » : c’est là une bien pauvre anthropologie. Ce que nous apprend au contraire l’expérience, c’est que bien souvent, derrière les intérêts, il faut rechercher les passions. L’homme ne vit pas seulement de pain mais aussi de satisfactions symboliques que seule une communauté d’appartenance peut lui procurer. Cela, c’est, si j’ose ce mot, son pain Jacquet. Même abrutis par la publicité et la consommation, nous avons besoin d’exaltation, c’est-à-dire de dépassement par le haut. L’homme est un animal religieux et le football sa nouvelle religion temporelle. Une théorie, à vrai dire fort discutée, prétend que chez les Mayas l’équipe victorieuse au jeu de balle était immolée aux dieux pour permettre à la cité de continuer. En fait de sacrifice, nos héros ont eu droit à la descente des Champs-Élysées et à la garden-party de l’Élysée : mais ils font désormais partie de la religion civique, et la cérémonie qu’ils nous ont offerte ressemblait à une espèce de communion solennelle.

Jacques Julliard, « L’homme vertical », Le Nouvel Observateur, 16-22 juillet 1998.


1.

Entraîneur de l’équipe de France, longtemps controversé, notamment par la presse sportive qui lui reprochait ses méthodes et son manque de charisme.

2.

Joueur de tennis.

3.

Joueur de tennis et entraîneur de l’équipe de France de tennis.

4.

Parce que c’est un homme intelligent et généreux, Yannick Noah l’a compris. Ne mène-t-il pas maintenant une équipe nationale de tennis comme Jacquet celle de football ? (art. cité.)

5.

Joueurs de l’équipe victorieuse.

6.

Directeur du journal L’Équipe qui s’était illustré par une vive hostilité à Aimé Jacquet.

7.

Ancien joueur de football et ancien entraîneur de l’équipe de France.