2000. L’imbroglio corse et la démission de Jean-Pierre Chevènement


Depuis les années soixante-dix, une mouvance nationaliste réclame, en utilisant la violence, l’indépendance de la Corse, le FLNC naissant en 1976. Face à une violence croissante — qui culmine avec l’assassinat du préfet Claude Érignac le 6 février 1998 —, le gouvernement de Lionel Jospin s’efforce de trouver une solution politique. Profitant de nouvelles élections à l’Assemblée de Corse (mars 1999), le Premier ministre reçoit 28 élus corses pour lancer un processus dit de Matignon (décembre 1999). Le 3 juillet 2000, L. Jospin renouvelle l’opération et formule, lors d’une seconde rencontre, quelques propositions — aide à la langue corse, avantages fiscaux, transfert de responsabilités notamment législatives à l’Assemblée de Corse (mécanisme qu’encadrerait le législatif). Face à cette évolution qu’il juge dangereuse, le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, ne cache pas ses réticences, réticences qui le conduiront à présenter sa démission le 29 août 2000.

 

A propos du dossier corse, votre départ du gouvernement ou du ministère de l’Intérieur est-il à l’ordre du jour ?

— Mes analyses sont connues. Les faits survenus depuis le 19 juillet ne les ont pas démenties. J’ai fait connaître, fin juillet, au Premier ministre que je me sentais dans l’impossibilité de défendre un projet de statut sur la Corse qui s’inscrit dans la perspective d’une dévolution, même partielle, du pouvoir législatif à la Corse. Le chef du gouvernement a souhaité que nous nous donnions le temps de la réflexion quant aux conséquences à en tirer. J’aurai l’occasion de le rencontrer à la fin de la semaine. Acceptez que je ne vous en dise pas davantage.

Les faits que vous mentionnez confortent-ils vos analyses ?

— Malheureusement, oui. Tant que les organisations clandestines — qui ont d’ailleurs pignon sur rue — et les élus qui sont dans leurs mains n’auront pas renoncé explicitement à la violence, toutes les dérives resteront possibles, comme l’a montré l’assassinat de Jean-Michel Rossi1. Bien sûr, comme l’a dit le Premier ministre, « aucun relâchement n’est à attendre dans la poursuite et la sanction des faits délictueux et criminels », mais les séparatistes n’ont renoncé ni à l’indépendance ni à la violence clandestine.

« M. Talamoni2 a évoqué la caducité des accords si l’amnistie n’était pas au rendez-vous. Un autre dirigeant de la Cuncolta, M. Sargentini, a parlé d’un “processus étatiste” en vue de parvenir à l’indépendance. Dans une conférence de presse du 3 août, Fronte patriotu corsu, qui vient de rejoindre le FLNC, se réserve “la possibilité d’interventions ponctuelles”. Et plusieurs organisations clandestines théorisent ainsi la légitimité de ce qu’elles appellent “la résistance armée” pour “créer un rapport de forces avec l’État”.

« Ce langage n’augure rien de bon : une minorité violente continue à vouloir imposer par la terreur et le chantage ses solutions à l’immense majorité de nos compatriotes corses qui veulent, eux, rester français et demandent que l’État fasse respecter la démocratie et la loi dans l’île. Plusieurs assassinats depuis un an ont manifesté l’existence d’une guerre des chefs au sein de la mouvance nationaliste. Il importe que chacun se souvienne que nul n’a le droit de se faire justice soi-même.

Un rappel à François Santoni ?3

— Dans leur livre récent, qui a le mérite de rompre avec la langue de bois, sinon avec l’omerta, François Santoni et Jean-Michel Rossi4 déclarent, je cite de mémoire, que le vrai clivage serait à l’avenir entre ceux qui accepteraient que la République fasse elle-même le ménage en Corse et les autres. Les récentes déclarations de François Santoni au Figaro Magazine ne vont pas dans ce sens. Je les juge aberrantes. Il faut savoir dominer un ressentiment, même compréhensible, au lendemain de l’assassinat de Jean-Michel Rossi. Je le répète, il me paraît nécessaire que l’ensemble des organisations nationalistes, non seulement Armata Corsa, mais aussi le FLNC et les groupuscules qu’il fédère, renoncent définitivement et explicitement à l’action clandestine.

Quel peut être l’effet du dossier corse sur l’ensemble de la réforme de l’organisation territoriale ?

— La commission Mauroy5 ne s’est pas saisie du dossier corse, qui est d’ailleurs un très mauvais point d’application pour toute réflexion concernant l’avenir de la décentralisation. Je sais bien qu’un certain nombre d’esprits faux se sont engouffrés dans la brèche pour opposer de soi-disant girondins à de prétendus jacobins, évidemment affreux, archaïques, dépassés, etc. Cette opposition a un caractère purement idéologique et polémique.

« J’ai moi-même fait voter deux lois importantes, l’une en 1985 concernant la décentralisation des collèges et des lycées, l’autre en 1999 sur l’intercommunalité. Pierre Mauroy a salué cette véritable révolution dont la généralisation peut permettre de repenser intelligemment notre organisation territoriale. À terme, les conseillers communautaires, au moins dans les grandes agglomérations, pourraient être élus au suffrage universel en même temps que les conseillers municipaux. De même, les assemblées départementales pourraient être élues sur un mode de scrutin calqué sur l’intercommunalité. Les grands élus qui composent la commission Mauroy ont déjà formulé au cours de leurs travaux beaucoup d’autres propositions qui me paraissent à la fois simples, pratiques et porteuses d’avenir.

« D’ici la fin 2000, trente-sept communautés d’agglomération en cours de constitution vont pouvoir s’ajouter aux cinquante et une déjà constituées à la fin de 1999. Deux nouvelles communautés urbaines ont vu le jour : Marseille et Nantes. Ainsi, un pouvoir d’agglomération disposant de compétences stratégiques (développement économique, urbanisme, etc.) et d’une taxe professionnelle unique aura vu le jour dans la plupart des aires urbaines de notre pays. Voilà du concret. En matière de décentralisation, la France n’a pas besoin d’une nouvelle guerre de religion.

Jean-Pierre Chevènement, entretien à l’AFP, 22 août 2000.


1.

Le 7 juillet 2000, Jean-Michel Rossi (ancien responsable d’A Cuncolta nazionalista) et son ami Jean-Claude Fratacci ont été abattus à l’Ile-Rousse.

2.

Jean-Guy Talamoni est le leader de Corsica Nazione.

3.

François Santoni est un ancien dirigeant d’A Cuncolta, considéré comme la vitrine légale du FLNC.

4.

François Santoni et Jean-Michel Rossi viennent de publier Pour solde de tout compte aux éditions Denoël.

5.

En novembre 1999, Lionel Jospin a chargé Pierre Mauroy de présider un groupe de travail chargé de réfléchir à la réforme de la décentralisation. Le groupe remettra son rapport au Premier ministre le 17 octobre 2000.