Alors que la gauche se trouve au pouvoir depuis les élections législatives de 1997, celle-ci doit affronter un débat qui la piège parfois : la mondialisation. Plusieurs associations, notamment ATTAC, proposent, au sein d’une gauche non gouvernementale, de nouveaux modèles de développement, alternatifs à la « mondialisation capitaliste ». Dans un livre d’entretien, l’ancien Premier ministre socialiste Michel Rocard (né en 1930) propose sa propre analyse.
— Quel autre moyen discernez-vous pour nous protéger de la mondialisation et faire en sorte qu’elle soit positive pour la France ?
— Qu’est-ce que la mondialisation ? C’est d’abord un fait beaucoup plus ancien qu’on ne le croit. La France exporte ou importe de l’ordre de 24 % de son produit national, c’est-à-dire que nous importons et exportons beaucoup, mais à peine 2 % de plus qu’en 1913. L’ouverture de nos économies au monde n’est donc pas un fait récent. On appelle mondialisation des phénomènes nouveaux multiples et d’ordre technique. L’essentiel est technique et la conclusion politique.
Premièrement, l’accélération de la vitesse de transport. Quand il s’agit de produits sensibles, on les transporte par avion. Le transport vers les États-Unis représente désormais six ou sept heures au lieu de prendre des semaines. Même en ce qui concerne le transport lourd, on a gagné sur le calendrier. De même tout ce qui n’a pas de poids, les informations, mais aussi les ordres financiers, notamment boursiers, se transmet maintenant à la vitesse de la lumière.
A cela s’ajoute — et là on est dans la technique — le fait que les décideurs politiques ont abandonné, un peu partout dans le monde, tout contrôle des mouvements de capitaux. Cette évolution a été achevée en France alors que j’étais Premier ministre. J’aurais préféré que mon ministre des Finances, Pierre Bérégovoy, la négocie en contrepartie de la progression vers l’écu, devenu l’euro. En 1990, nous avons totalement libéré les mouvements de capitaux, et j’ai envie d’ajouter que nous ne pouvions pas faire autrement. La pression était trop forte, il n’y avait aucun sens à entraver notre insertion dans l’économie mondiale. Il ne faut pas se protéger de la mondialisation, il faut la faire jouer dans le bon sens, ce qui signifie arriver à ce que le monde entier se dote de règles. Pourquoi sommes-nous inquiets ? Parce que, en une décennie, nous avons vécu une dangereuse crise financière au Mexique, en 1991, suivie d’une autre crise financière en Europe, où, sur un assaut de spéculation, la livre sterling, la peseta et la lire italienne ont été expulsées du système monétaire européen. Il a fallu des années pour y ramener les deux dernières mais l’opération a échoué pour la livre sterling. Puis est survenue une nouvelle crise mexicaine et enfin la crise financière asiatique, qui a menacé l’équilibre de l’ensemble du système financier mondial. Nous vivons sur un volcan financier. Derrière tout cela, il faut préciser qu’il n’existe pas de règles sur les marchés mondiaux, 40 % des liquidités mondiales étant stockées dans des paradis fiscaux dont une part joue de manière effrénée un jeu de spéculation de court terme qui déstabilise les marchés mondiaux. À cet immense danger, il n’y a de solution que mondiale.
L’Europe est née d’un hasard. Celui de la rencontre entre, aujourd’hui, quinze nations, qui se sont dotées du meilleur niveau de protection sociale au monde. Cette convergence est le résultat de contingences historiques entre des pays qui relèvent d’une culture commune et d’un bon niveau de développement des services publics, à l’abri, jusqu’à présent, de l’appareil intellectuel logomachique, qui cherche à détruire la puissance publique au nom de sa non-pertinence.
Si on la compare avec les autres sociétés connues, plus pauvres, ou ayant atteint un niveau de développement analogue, mais plus cruelles socialement — je pense principalement aux États-Unis et au Japon —, l’Europe me paraît devoir remplir trois fonctions. La première est de défendre et d’exporter un modèle de société à haute protection sociale. La seconde — elle lui est liée — est de défendre et d’exporter un modèle de société à haute qualité de services publics : écoles, santé, routes, sécurité, etc. La troisième, puisque nous sommes au même niveau de puissance que les États-Unis et aussi riches, est d’assumer nos responsabilités dans l’instauration d’un ordre mondial. Cela nécessite d’abord l’accomplissement de missions et la présence des soldats au service de la paix dans le monde. Cela signifie, ensuite, un immense effort d’aide au développement. La protection sociale, le service public, la paix dans le monde, une autre compréhension du développement : telles sont donc les missions de l’Europe. Les deux premières donnent l’impression de ne se définir qu’à l’intérieur de l’Europe. C’est une illusion dans la mesure où c’est une question de débat international. Il s’agit d’imposer un modèle : les règles de la concurrence le mettraient à mal si nous ne le défendions pas fermement en l’étayant sur une forte productivité et une grande efficacité économiques. L’essentiel de la définition de l’Europe de demain passe pour moi par cette relation avec le reste du monde et le poids que l’Europe y prendra pour imposer ce modèle de société, lequel me paraît, du point de vue de l’éthique, comme de la morale sociale et politique à la fois le plus acceptable et le meilleur.
L’Europe dispose pour ce faire de plusieurs moyens. Le premier est intellectuel. Il existe aujourd’hui un profond débat sur le rôle de l’État et la responsabilité de la puissance publique, en matière de protection sociale et de service public. L’état des services publics en Grande-Bretagne est inquiétant. Tony Blair1lui-même est en train d’en prendre conscience. Mais il est vrai également que le commerce favorise la paix. Quand on transporte des produits, on transmet aussi bien des modes d’emploi que des ingénieurs. Des hommes se rencontrent, échangent des idées. Mais il n’y a guère de présence au monde qui ne soit appuyée sur la diplomatie et la force.
Dans trente ans, la moitié de la production mondiale sera assurée par l’Asie. Cette dernière contrôlera donc la moitié du commerce international. Seul le Japon — si on met à part le cas, plus compliqué, de l’Inde — a en Asie une relative habitude de la démocratie et celle de négocier l’issue de ses conflits d’intérêts plutôt que d’user de la force. Aucun autre pays d’Asie, ni la Chine, ni la Malaisie, ni l’Indonésie, ne possède cette culture. La défense de la paix dans le monde, de notre place commerciale — qui en est aussi la condition —, de notre système d’influence avec l’Asie, suppose que nous sachions écouter, comprendre, avoir le respect des hommes et des cultures. Mais il faut aussi que nous puissions exercer les pressions nécessaires, que nous disposions d’un appareil militaire dissuasif, capable d’empêcher que les règles du jeu, y compris commerciales mais aussi humaines, ne soient violées. Il faudra arriver à une forme d’ingérence, à une police mondiale. L’Europe comme les États-Unis sont les plus riches et les mieux à même de l’assurer. Il y a là des responsabilités éminentes et urgentes.
La place de l’Europe dans le monde nous pose à nous, Européens, des problèmes aussi urgents que l’assainissement de nos propres affaires intérieures. C’est pour cela que le débat sur les institutions futures de l’Europe m’insupporte, car personne ne soulève le problème des missions à remplir ni de savoir à quoi cela sert. On serait ainsi plus aisément convaincu de la nécessité qu’il y a à faire l’Europe et à la doter d’une structure, constitution ou simple traité. Je m’intéresse pour ma part à la substance, c’est-à-dire à l’autorité, à sa légitimité et à ses finalités, plus qu’au mot qui va couvrir la réalité. Traité, convention, constitution, accord, pacte, peu importe. Tous les Latins rêvent de constitution, tous les Scandinaves ont encore en tête que leur souveraineté est pour l’instant inviolable. Ils ne sont pas dans le mécanisme mental que je décris. Quant à la Grande-Bretagne, en grande mutation car elle a l’habitude des responsabilités mondiales, elle est en train de comprendre que nos responsabilités nous sont communes, comme en témoigne sa politique de défense européenne. Simplement elle n’a pas de constitution, et considère qu’écrire le droit revient à le rigidifier et à le rendre impraticable. Il faut respecter ces habitudes. L’enjeu central, c’est de savoir si nous voulons une Europe puissante et capable de faire rayonner son modèle de civilisation. Il faut alors interdire les règles qui mettent en danger la protection sociale, limitent les services publics, nous empêchent de contribuer à la consolidation de la paix, et nous conduisent à rester sourds face aux besoins des pays pauvres en matière de développement.
Michel Rocard, Entretien avec Judith Waintraub, Paris, Flammarion, « Mémoire vivante », 2001.
Premier ministre britannique issu du New Labour Party.