Malgré les politiques visant tant à lutter contre le racisme qu’à régler le lancinant problème des banlieues, l’intégration des minorités dites visibles est, en 2004, encore loin d’être réglée. Victimes de stigmatisations, les populations d’origine étrangère peinent à s’intégrer, sur le marché du travail notamment. Premier ministre de Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin décide donc de demander, le 28 mai 2004, un rapport à Claude Bébéar. Né en 1935 et fondateur du groupe d’assurance Axa (1985), créateur, avec Alain Mérieux et Henri Lachmann, d’un think tank, l’Institut Montaigne (2000), l’homme joue un rôle éminent dans les milieux patronaux, comparable à celui qu’Ambroise Roux avait assumé dans les années soixante-dix. Il estime notamment que l’entreprise peut et doit assumer des fonctions sociales dans la cité. Son rapport, remis en novembre 2004 — dont est ici reproduite la préface, par-delà le constat de la situation qu’il dresse, suggère quelques pistes à emprunter.
Pour désigner nos « concitoyens d’origine étrangère », nous avons employé l’expression « minorité visible1 ». Nous entendons par là nos concitoyens, issus ou non de l’immigration, qui résident en France et dont la couleur de peau les distingue aux yeux de la majorité de nos concitoyens. Nous avons retenu cette dénomination parce qu’elle nous semble la plus appropriée pour capter la réalité des discriminations sans se heurter à l’obstacle de l’abrogation préalable de la loi du 6 janvier 1978 relative aux données « sensibles » que sont la « race » ou l’« origine »2. Mais dans notre esprit, les propositions que nous faisons doivent s’appliquer aussi à tous les autres Français qui connaissent les mêmes difficultés. Cet élargissement de la notion de « concitoyens d’origine étrangère » nous paraît nécessaire si on veut respecter le pacte républicain, socle de notre pays.
Nos propositions ont pour objectif de créer un mouvement favorable à la cohésion de la société française et à la compétitivité de ses entreprises. Diverses par leurs champs d’intervention et les acteurs qu’elles mobilisent, elles ont une finalité unique : faire participer davantage à la vie de la communauté nationale, à travers toutes nos entreprises, les populations marginalisées.
Pour des raisons tenant à la fois à l’Histoire et au résultat des politiques conduites depuis un demi-siècle notamment en matière d’éducation et d’urbanisme, le principe d’« égalité des chances3 » sonne creux à l’oreille de millions de personnes. Car bien qu’inscrit au fronton de notre République et dans le marbre de notre Constitution, il s’agit pour elles bel et bien d’un principe et nullement d’une réalité. Reléguées socialement et concentrées géographiquement4, ces personnes sont les oubliés de l’égalité des chances.
Révoltante sur le plan de l’éthique et de la morale, la discrimination des minorités visibles en entreprise est aberrante sur le plan économique. C’est pourquoi lutter contre la discrimination en entreprise n’est pas affaire de compassion mais plutôt d’intérêts bien compris. Dans un contexte de vieillissement de la population active, et alors que certains envisagent le recours à l’immigration comme remède au manque prévisible de main-d’œuvre, nos entreprises peuvent trouver sur le territoire national des forces vives susceptibles de créer des richesses.
Nous sommes lucides sur ce qu’il adviendra si nous ne faisons rien. Il faut donc agir pour rétablir ou, plus justement, établir l’égalité des chances pour les minorités visibles.
Comment ? Parmi d’autres actions, en œuvrant concrètement pour faire en sorte que nos entreprises soient aux couleurs de la France.
Les propositions contenues dans ce rapport se veulent pragmatiques et opératoires, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité. Elles sont le fruit du travail d’un groupe restreint de personnes ayant une bonne connaissance du sujet à traiter et une ferme volonté de s’engager dans la lutte contre un phénomène qui fait courir un risque majeur à la France.
Ensemble, nous avons écouté de très nombreux acteurs de la vie économique : chefs d’entreprises grandes ou petites, artisans, organisations patronales et syndicales, élus, fonctionnaires, associations de quartier… Nous avons également examiné des expériences étrangères transposables dans notre pays.
Ces propositions sont d’ordres divers :
— Certaines relèvent de l’entreprise seule, comprise au sens large (ses dirigeants, ses salariés, ses partenaires sociaux).
Elles devraient avoir des résultats à deux niveaux :
— rétablir l’égalité des chances pour nos concitoyens qualifiés et/ou diplômés issus des minorités visibles, quel que soit leur âge ;
— élargir le vivier des futures élites entrepreneuriales et professionnelles, notamment en diversifiant l’accès aux grandes écoles.
— D’autres relèvent d’une action concertée entre les entreprises et les pouvoirs publics (État et collectivités locales).
Elles devraient permettre de résorber, ou de prévenir, des inégalités résultant d’une absence de qualification.
Les propositions formulées dans ce rapport ne font pratiquement pas appel à de nouveaux concours financiers de l’État. La plupart relèvent d’initiatives et d’actions dont le coût est supporté par les entreprises. L’ensemble des interlocuteurs que nous avons rencontrés nous l’ont clairement signifié : il n’est pas besoin d’argent supplémentaire ni de nouveaux textes de loi ; mais il y a un problème d’inadaptation ou de mauvaise utilisation des dispositifs existants. Et surtout, un problème de mentalités : préjugés des employeurs contre la capacité des minorités visibles à s’intégrer dans l’entreprise, à y être acceptées, voire à être capables de bien travailler ; préjugés contre le travail de ceux qui n’ont jamais vu leurs parents travailler, ou vivent une « galère » qui les persuade qu’ils sont rejetés.
L’ensemble de ces mesures ne sera efficace qu’à la condition sine qua non que les pouvoirs publics jouent pleinement leur rôle, en garantissant un environnement propice à leur mise en œuvre.
Car nos entreprises qui, dans les faits, sont les institutions qui en France intègrent le plus grand nombre de personnes appartenant aux minorités visibles, évoluent dans un système politique, économique et social dans lequel tout est en interaction : la place accordée au travail et sa rémunération, l’arbitrage en faveur de l’emploi et non de l’inactivité, les performances de notre système de formation et de recherche, notre conception de l’urbanisation, la gestion de notre protection sociale, le réalisme de notre politique d’immigration et la sécurité des personnes et des biens sur l’ensemble du territoire.
Dans un souci pratique, le lecteur trouvera en annexe à ce rapport des fiches opératoires précisant pour chacune des propositions formulées ses modalités de réalisation : identification des responsables et des structures impliquées, fixation d’un calendrier, procédures d’évaluation de son succès.
Avant d’entrer plus avant dans le détail de nos propositions, il convient de rappeler le contexte dans lequel travaillent nos entreprises et ceux de nos concitoyens qui sont « les oubliés de l’égalité des chances ».
Claude Bébéar
Claude Bébéar (dir.), Des entreprises aux couleurs de la France, Paris, La Documentation française, 2004, p. 9-12.
Ce terme s’inspire du modèle canadien qui reconnaît et définit ainsi les minorités visibles : « Font partie des minorités visibles les personnes autres que les autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou n’ont pas la peau blanche […]. »
Voir sur le sujet, Laurent Blivet, L’Entreprise et l’Égalité positive, Paris, Institut Montaigne, 2004, qui propose une réflexion originale sur la différence visible et la manière dont la République pourrait l’appréhender.
Laurence Méhaignerie etYazid Sabeg, Les Oubliés de l’égalité des chances, Paris, Institut Montaigne, 2004.
Jean-Paul Fitoussi, Éloi Laurent, Joël Maurice, Ségrégation urbaine et Intégration sociale, rapport du Conseil d’analyse économique, Paris, La Documentation française, 2004.