1890. Le ralliement


Élu pape en 1878, Léon XIII souhaite que l’Église de France abandonne son indéfectible attachement à la monarchie et se rallie à la République. Évêque de Nancy puis archevêque d’Alger (1867), fondateur des Pères Blancs (1868), élevé à la pourpre cardinalice en 1882, Charles Lavigerie (1825-1892) est chargé de préparer ce ralliement. Une escale de la flotte à Alger offre au prélat l’occasion de porter un « toast » à la République française. Rome adresse ainsi un signal sans équivoque aux catholiques, souvent d’obédience royaliste.

 

Messieurs, permettez-moi, avant de nous séparer, de boire à la Marine française si noblement représentée aujourd’hui au milieu de nous.

Notre Marine rappelle à l’Algérie des souvenirs glorieux et chers : elle a contribué, dès le premier jour, à sa conquête, et le nom du Chef éminent1 qui commande en ce moment l’escadre de la Méditerranée semble lui ramener comme le lointain écho de ses premiers chants de victoire.

Je suis donc heureux, monsieur l’Amiral, en l’absence de notre Gouverneur général2 retenu loin de nous, d’avoir pu vous faire ici comme une couronne d’honneur de tous ceux qui représentent en Algérie l’autorité de la France : chefs de notre vaillante Armée, de notre Administration, de notre Magistrature. Ce qui me touche surtout, c’est qu’ils soient tous venus à cette table, sur l’invitation du vieil archevêque qui a comme eux, pour mieux servir la France, fait de l’Afrique sa seconde patrie.

Plaise à Dieu que le même spectacle se reproduise dans notre France, et que l’union qui se montre ici parmi nous, en présence de l’étranger qui nous entoure, règne bientôt entre les Fils de la Mère-Patrie !

L’union, en présence de ce passé qui saigne encore, de l’avenir qui menace toujours, est en ce moment, en effet, notre besoin suprême. L’union est aussi, laissez-moi vous le dire, le premier vœu de l’Église et de ses pasteurs à tous les degrés de la hiérarchie.

Sans doute, elle ne nous demande de renoncer ni au souvenir des gloires du passé, ni aux sentiments de fidélité et de reconnaissance qui honorent tous les hommes. Mais quand la volonté d’un peuple s’est nettement affirmée ; que la forme d’un gouvernement n’a rien en soi de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII, aux principes qui seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées ; lorsqu’il faut, pour arracher enfin son pays aux abîmes qui le menacent, l’adhésion sans arrière-pensée, à cette forme de gouvernement, le moment vient de déclarer enfin l’épreuve faite et, pour mettre un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que la conscience et l’honneur permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier pour le salut de la patrie.

C’est ce que j’enseigne autour de moi ; c’est ce que je souhaite de voir enseigner en France par tout notre clergé, et en parlant ainsi je suis certain de n’être point désavoué par aucune voix autorisée.

En dehors de cette résignation, de cette acceptation patriotique, rien n’est possible, en effet, ni pour conserver l’ordre et la paix, ni pour sauver le monde du péril social, ni pour sauver le culte même dont nous sommes les ministres. Ce serait folie que d’espérer soutenir les colonnes d’un édifice sans entrer dans l’édifice lui-même, ne serait-ce que pour empêcher ceux qui voudraient tout détruire d’accomplir leur œuvre ; folie surtout de l’assiéger du dehors, comme le font encore quelques-uns, malgré des hontes récentes, donnant aux ennemis qui nous observent le spectacle de nos ambitions ou de nos haines, et jetant dans le cœur de la France un découragement précurseur des dernières catastrophes.

La Marine française nous a de même que l’Armée donné cet exemple, quels que fussent les sentiments de chacun de ses membres ; elle n’a jamais admis qu’elle dût, ni rompre avec ses traditions antiques, ni se séparer du drapeau de la Patrie, quelle que soit la forme d’ailleurs régulière de gouvernement qu’abrite ce drapeau. Voilà l’une des causes pour lesquelles la Marine française est restée forte et respectée, même aux plus mauvais jours ; pourquoi elle peut porter son drapeau, comme un symbole d’honneur, partout où elle doit soutenir le nom de la France, et, permettez à un cardinal-missionnaire de le dire avec reconnaissance, où elle protège les Missions chrétiennes créées par nous.

Messieurs, à la Marine française !

Cardinal Lavigerie, « Toast porté à la Marine française », 12 novembre 1890, cité in X. de Montclos, Le Cardinal Lavigerie, Paris, Éd. du Cerf, 1968, p. 146-148.


1.

L’amiral Victor Auguste Duperré commande l’escadre de Méditerranée. Son père, le baron Victor Guy Duperré, avait commandé l’expédition d’Alger en 1830.

2.

Louis Tirman (1837-1899) est gouverneur de l’Algérie de 1881 à avril 1891.