1891. La doctrine sociale de l’Église


Le 15 mai 1891, le pape Léon XIII (1810-1903) publie l’importante encyclique Rerum Novarum qui redéfinit, dans le domaine social, les conceptions de l’Église.

 


PREMIER PRINCIPE À METTRE EN AVANT :

L’HOMME DOIT PRENDRE EN PATIENCE SA CONDITION

 

Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit prendre en patience sa condition ; il est impossible que, dans la société civile, tout le monde soit élevé au même niveau. Sans doute, c’est là ce que poursuivent les socialistes ; mais contre la nature tous les efforts sont vains. C’est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes : différences d’intelligence, de talent, d’habileté, de santé, de forces ; différences nécessaires, d’où naît spontanément l’inégalité des conditions. Cette inégalité, d’ailleurs, tourne au profit de tous, de la société comme des individus : car la vie sociale requiert un organisme très varié et des fonctions fort diverses ; et ce qui porte précisément les hommes à se partager ces fonctions, c’est surtout la différence de leurs conditions respectives. — Pour ce qui regarde le travail en particulier, l’homme dans l’état même d’innocence, n’était pas destiné à vivre dans l’oisiveté ; mais ce que la volonté eût embrassé librement comme un exercice agréable, la nécessité y a ajouté, après le péché, le sentiment de la douleur et l’a imposé comme une expiation. Maledicta terra in opere tuo : in laboribus comedes ex ea cunctis diebus vitae tuae1.

« La terre sera maudite à cause de toi : c’est par le travail que tu en tireras ta subsistance tous les jours de ta vie. »

Il en est de même de toutes les autres calamités qui ont fondu sur l’homme : ici-bas, elles n’auront pas de fin ni de trêve, parce que les funestes fruits du péché sont amers, âpres, acerbes, et qu’ils accompagnent nécessairement l’homme jusqu’à son dernier soupir. Oui, la douleur et la souffrance sont l’apanage de l’humanité, et les hommes auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils n’y réussiront jamais, quelques ressources qu’ils déploient et quelques forces qu’ils mettent en jeu. S’il en est qui s’en attribuent le pouvoir, s’il en est qui promettent au pauvre une vie exempte de souffrances et de peines, toute au repos et à de perpétuelles jouissances, ceux-là certainement trompent le peuple et lui dressent des embûches, où se cachent pour l’avenir de plus terribles calamités que celles du présent. Le meilleur parti consiste à voir les choses telles qu’elles sont et comme Nous l’avons dit, à chercher ailleurs un remède capable de soulager nos maux.

 

ERREUR CAPITALE DANS LA QUESTION :

CROIRE QUE LES RICHES ET LES PAUVRES

SONT ENNEMIS-NÉS

L’erreur capitale dans la question présente, c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C’est là une aberration telle qu’il faut placer la vérité dans une doctrine contrairement opposée ; car de même que dans le corps humain, les membres, malgré leur diversité, s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné et qu’on pourrait appeler symétrique, ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement et à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. La concorde engendre l’ordre et la beauté ; au contraire, d’un conflit perpétuel il ne peut résulter que la confusion des luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa racine, les institutions chrétiennes possèdent une vertu admirable et multiple.

 

PUISSANCE BIENFAISANTE DES VÉRITÉS RELIGIEUSES,

POUR RÉCONCILIER LES RICHES ET LES PAUVRES,

EN INDIQUANT AUX UNS ET AUX AUTRES

LEURS DEVOIRS DE JUSTICE

Et d’abord toute l’économie des vérités religieuses, dont l’Église est la gardienne et l’interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels, et avant tous les autres ceux qui dérivent de la justice. Parmi ces devoirs, voici ceux qui regardent le pauvre et l’ouvrier : il doit fournir intégralement et fidèlement tout le travail auquel il s’est engagé par contrat libre et conforme à l’équité ; il ne doit point léser son patron, ni dans ses biens, ni dans sa personne ; ses revendications mêmes doivent être exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme de séditions ; il doit fuir les hommes pervers qui, dans des discours artificieux, lui suggèrent des espérances exagérées et lui font de grandes promesses, qui n’aboutissent qu’à de stériles regrets et à la ruine des fortunes. — Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l’ouvrier en esclave ; il est juste qu’ils respectent en lui la dignité de l’homme, relevée encore par celle du chrétien. Le travail du corps, au témoignage commun de la raison et de la philosophie chrétienne, loin d’être un sujet de honte, fait honneur à l’homme, parce qu’il lui fournit un noble moyen de sustenter sa vie. Ce qui est honteux et inhumain, c’est d’user de l’homme comme d’un vil instrument de lucre, de ne l’estimer qu’en proportion de la vigueur de ses bras. — Le christianisme, en outre, prescrit qu’il soit tenu compte des intérêts spirituels de l’ouvrier et du bien de son âme. Aux maîtres il revient de veiller qu’il y soit donné pleine satisfaction ; que l’ouvrier ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l’esprit de famille, ni les habitudes d’économie. Défense encore aux maîtres d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe.

 

LE PATRON DOIT DONNER

À CHACUN LE SALAIRE QUI CONVIENT

Mais, parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier rang celui de donner à chacun le salaire qui convient. Assurément, pour fixer la juste mesure du salaire, il y a de nombreux points de vue à considérer ; mais, d’une manière générale, que le riche et le patron se souviennent qu’exploiter la pauvreté et la misère et spéculer sur l’indigence sont choses que réprouvent également les lois divines et humaines. Ce qui serait un crime à crier vengeance au ciel serait de frustrer quelqu’un du prix de ses labeurs. Voilà que le salaire que vous avez dérobé par fraude à vos ouvriers crie contre vous, et que leur clameur est montée jusqu’aux oreilles du Dieu des armées (Jacq, v, 42).

Léon XIII, « De la condition des ouvriers », lettre encyclique publiée in Supplément à La Croix du 27 mai 1891.


1.

Gen., III, 4.

2.

Épître de Jacques, v, 4.