Inspiré par l’économiste P.L. Cauwès, le président de la Commission des douanes, Jules Méline (1838-1925), s’affirme comme le chef du clan protectionniste à la Chambre. Le 19 mai 1891, il expose à ses collègues les raisons qui l’incitent à proposer un tarif douanier se substituant aux traités de commerce conclus par la France. Adopté le 11 janvier 1892, le « tarif Méline », loin d’être prohibitionniste, se caractérise par sa modération, les droits sur les produits industriels n’augmentant en moyenne que d’un tiers.
M. le président : L’ordre du jour appelle la suite de la lre délibération sur le projet de loi relatif à l’établissement du tarif général des douanes.
La parole est à M. le président de la Commission des douanes.
M. Jules Méline, président et rapporteur général de la Commission : Messieurs, j’ai essayé de dégager devant vous ce que j’appelle les raisons directes qui nous obligent à réviser les tarifs de 1860 dans un sens plus protecteur de notre agriculture et de notre industrie. […]
Je passe sur les produits agricoles ; j’en ai dit assez pour vous démontrer qu’avec de bons tarifs vous pourriez certainement pousser à la production d’une plus grande quantité de matières alimentaires et, par conséquent, donner plus de travail à vos agriculteurs, tout en diminuant la dette que vous contractez tous les ans vis-à-vis de l’étranger.
[Très bien ! très bien !]
Passons aux produits industriels et faisons les mêmes comparaisons.
En 1857, nous n’achetions à l’étranger que pour 6 800 000 francs de machines ; aujourd’hui nous en achetons pour 42 200 000 francs.
Est-ce qu’il ne serait pas possible de diminuer ce chiffre ?
Et, ici, je suis absolument d’accord avec l’honorable M. Berger1 qui a eu tout à fait raison de demander une protection plus efficace pour les machines fabriquées en France ; elle donnera du travail à nos ouvriers.
[Applaudissements.]
J’arrive aux tissus de soie pure, c’est un produit essentiellement français, il n’y en a pas qui le soit plus.
J’ai bien le droit de dire que, pour ce produit, nous ne devrions être tributaires de personne, et que nous devrions nous suffire absolument. Que s’est-il passé à leur égard grâce à l’absence de droits ? Car c’est là la véritable cause, il n’y en a pas d’autre, qui puisse rendre compte de l’augmentation des importations.
En 1859, nous n’achetions à l’étranger que 6 700 000 francs de ces tissus, et en 1889, nous en avons acheté pour 58 millions.
Personne ne soutiendra, j’imagine, que la France soit hors d’état de produire une plus grande quantité de tissus de soie ? Et la Commission n’a-t-elle pas eu raison de venir au secours de cette branche spéciale de notre production et de lui témoigner les sympathies qu’elle mérite ?
J’arrive aux fils de coton.
En 1859, nous recevions de l’étranger pour 1 300 000 francs de fils de coton. Nous en recevons aujourd’hui pour 29 millions. Et vous trouvez étrange que la filature se plaigne ? Voulez-vous me dire quelle raison il y a pour que la France ne se suffise pas au point de vue de la production des fils de coton ? Établissez un régime économique qui vous permette d’augmenter le nombre de broches, et alors, au lieu de payer à l’étranger 29 millions, vous les payerez à vos ouvriers.
[Très bien ! très bien !] […]
L’importation, qui était, en 1859, de 1 800 000 francs, s’élève actuellement à 22 millions.
Je m’arrête dans cette nomenclature ; je pourrais pousser plus loin la comparaison et vous donner des preuves décisives de ce que j’avance ; je vous démontrerais qu’il y a à l’heure présente une série de produits dont nous pourrions conserver la fabrication à notre pays, que nous pourrions créer sans avoir recours à l’étranger et qui resteraient chez nous comme un capital créé, comme un travail assuré aux ouvriers.
Et voulez-vous la preuve de ce que peut un bon régime économique par une seule comparaison que je tire également des tableaux de douane ?
Je vous disais hier qu’en 1860, parmi les grandes industries qui intéressent l’Angleterre, une seule avait trouvé grâce : la métallurgie. C’est à M. Schneider qu’elle doit d’avoir obtenu les tarifs suffisants pour la défendre. Savez-vous quel en a été le résultat ? Je vous prie de le comparer avec ceux que je vous signalais pour les autres industries qui ont été sacrifiées. Vous pourrez ainsi vous rendre compte des vrais effets d’un bon tarif.
En 1859, les importations de fers, fontes et aciers étaient de 7 600 000 francs ; en 1889, elles sont de 7 300 000. Elles ont donc diminué ; est-ce assez clair ?
Pendant que pour certaines industries textiles vous voyez l’importation étrangère tripler, quadrupler, pour cette industrie métallurgique qui est protégée, vous voyez au contraire l’importation s’arrêter, au grand profit de l’ouvrier et de la métallurgie française, qui a pu rester ainsi une grande force industrielle de notre pays.
M. Le Cour2 : Et elle exporte !
M. le rapporteur général : Ne dites pas qu’elle a souffert au point de vue de l’exportation, car — ceci est très remarquable —, en même temps que cette industrie voyait l’importation des produits étrangers arrêtée, elle exportait plus que ces industries souffrantes dont je parlais tout à l’heure ; cette constatation répond à nos adversaires qui disent que, quand une industrie est protégée, elle ne peut plus exporter. Je vous réponds, tableaux en mains : Non ! ce n’est pas vrai ! car voilà une industrie, l’industrie la plus protégée de toutes, dont la protection pourrait peut-être être discutée si elle n’était pas si nécessaire à la défense nationale, voyez sa situation : en 1869 elle exportait pour 2 600 000 francs ; elle exporte aujourd’hui pour 30 millions, fers, fontes et aciers. Je dis que cette comparaison suffit, qu’elle est décisive et justifie l’œuvre de votre commission.
[Applaudissements.] […]
On ne gagne pas seulement de l’argent, je le répète, en vendant à l’étranger ; on en gagne également en vendant à des Français ; cela a été constaté par la Statistique agricole elle-même, à laquelle l’honorable M. Léon Say3 rendait justice, et c’est pour cela que je l’indique devant lui.
Eh bien ! la Statistique agricole constate que, dans le mouvement de la production agricole, quand on a payé tous les frais généraux de cette production et même tous les salaires, il reste un chiffre de bénéfice pour les agriculteurs français qui ne représente pas moins de 1 milliard 155 millions, et la Statistique ajoute fort judicieusement, — messieurs, je recommande ces paroles à vos méditations :
« Grâce à l’esprit d’ordre et d’économie qui caractérise la classe des paysans français, une grande partie de cette somme et une portion notable des salaires passent à l’état d’épargne et constituent pour la France ces précieuses ressources qui sont un des gages les plus sûrs de son crédit et de sa puissance financière. »
[Très bien ! très bien !]
Voilà, messieurs, le bas de laine où la France puise incessamment ; le bas de laine où elle prend de quoi réparer ses désastres, de quoi reconstituer son épargne si souvent compromise, de quoi payer à l’étranger ces différences dont je parlais tout à l’heure. Voilà comment la France trouve le moyen de régler ses comptes avec l’étranger : c’est dans les économies qu’elle réalise sur son marché intérieur. Mais ces économies, elle ne peut les réaliser qu’à une condition, c’est que vous ne l’empêchiez pas de faire des bénéfices sur son marché intérieur, c’est qu’elle ne soit pas en perte ; car ce jour-là les économies s’évanouiront.
[Marques d’approbation.]
Eh bien ! n’est-il pas vrai que la concurrence étrangère peut mettre vos producteurs en perte sur le marché intérieur ? Quand le produit étranger arrive sur le marché, quel effet produit-il ?
D’abord, il supprime une quantité correspondante de travail. Ce n’est pas tout, il atteint tous les produits similaires qui cherchent des acheteurs, et si le producteur français est condamné par cette concurrence à vendre au-dessous de son prix de revient, il n’a qu’une alternative : il est obligé ou de laisser entrer le produit étranger ou de se ruiner.
Il faut choisir. Et voilà pourquoi j’avais raison de dire qu’un mauvais régime économique porte un préjudice de tous les jours à la richesse publique, parce que ce mauvais régime économique atteint tous les jours le marché intérieur.
Et il ne l’atteint pas seulement dans son revenu. Il l’atteint dans ce qui est peut-être, au point de vue national, supérieur aux revenus, dans son capital ; car cette production représente un capital dont vous connaissez la valeur. La Statistique estime le capital agricole à 91 milliards et le capital industriel à plus de 100 milliards. Le capital de la France est donc de 200 milliards environ ; ces 200 milliards, c’est la fortune de la France, la base de son crédit, la garantie que nous donnons à ceux qui nous prêtent de l’argent. Le jour où cette garantie diminuera, est-ce que le crédit de la France ne diminuera pas en même temps ? Est-ce que cela est indifférent ? C’est si peu indifférent que, aussitôt le capital national atteint, la situation devient tellement grave qu’il faut que les pouvoirs publics avisent.
On a trop oublié ce qui s’est passé de 1880 à 1884. Vous vous rappelez, à cette époque, les cris de détresse qui se sont fait entendre sur tous les points du territoire et dans les régions agricoles. On hésitait à les entendre, tant on a l’habitude de répéter que les cultivateurs se plaignent toujours, qu’ils sont toujours mécontents. Mais les cris devinrent tellement déchirants qu’on fut bien obligé d’ordonner une enquête : elle constata une situation navrante dans les départements les plus riches. Dans l’Aisne, par exemple, elle établit qu’une portion du sol était à l’abandon, qu’on offrait des domaines en location pour le prix des impôts et que personne ne se présentait.
Un membre au centre : Il en est de même encore aujourd’hui.
M. le rapporteur général : La valeur des terres diminuait tous les jours et, comme conséquence, les moins-values de nos budgets allaient croissant. Mais le mal n’est pas resté dans les campagnes, car il n’y reste jamais longtemps ; il a gagné les villes ; les agriculteurs, ayant perdu leur puissance de consommation, n’achetaient plus rien ; les industriels gardaient leurs produits, la surproduction était générale. C’est à ce moment qu’ils sont venus eux-mêmes demander au Parlement d’intervenir et de sauver l’agriculture ; et les ouvriers se sont joints à eux — j’en ai le souvenir — pour demander la même chose, parce qu’ils se sentaient atteints à leur tour.
[Marques d’assentiment.]
Le travail diminuant, leurs salaires diminuaient en même temps, et ce qui restait de leurs salaires leur était disputé par les ouvriers des campagnes qui affluaient dans les villes.
[Très bien ! très bien !]
Ce jour-là, les ouvriers des villes ont compris la solidarité qui les unissait aux ouvriers des campagnes. […]
Séance du 12 mai 1991, JO, débats parlementaires de la Chambre, 13 mai 1891, p. 863 sq.