C’est en 1897 que Maurice Barrès (1862-1923) publie Les Déracinés, roman dans lequel se trouve critiqué le système méritocratique mis en place par la République. Celui-ci est assuré d’arracher les âmes à leur lieu d’enracinement. Ce « déracinement » est l’une des causes de la décadence à laquelle s’en prennent nombre d’écrivains de la fin du siècle, au premier rang desquels se place Maurice Barrès. Pour ce Lorrain, qui jusqu’à l’affaire Dreyfus n’a pas été sans cultiver un anarchisme de dilettante, il est temps de « convoquer les énergies françaises ». Les Déracinés constituent le premier volet d’une trilogie romanesque intitulée Le Roman de l’énergie nationale. On y lit l’odyssée de jeunes lycéens lorrains, venus à Paris poursuivre leurs études, nourris du kantisme de leur professeur de philosophie, et se heurtant à l’anomie comme aux illusions du monde moderne.
Mais si la substance nationale est atteinte, vraiment il devient fort secondaire de savoir qui sera vainqueur de M. Clemenceau ou de M. Jules Ferry, en qui se concentre à cette date tout l’intérêt parlementaire. — D’ailleurs ils font un jeu qui permet à chacun d’eux d’exister, et si l’un d’eux venait à disparaître et n’était pas sur l’heure remplacé, l’autre devrait également disparaître.
Il devient secondaire de savoir si la France, par ses troupes au Tonkin et à Madagascar, par sa diplomatie en Égypte et au Congo, par une convention financière en Tunisie, mènera à bien son extension coloniale dans l’Extrême-Orient. — D’ailleurs, l’extension de la France a-t-elle rien à voir avec des succès militaires en Extrême-Orient ? Ces possessions lointaines ne vaudront que par notre action sur les bords du Rhin.
Il devient secondaire de savoir si les théories révolutionnaires d’une minorité évidemment faible, qui excitent au vol et au pillage par protestation contre la propriété et la misère, sont dangereuses et significatives d’un temps nouveau. — D’ailleurs, l’évolution sociale dans le sens du « collectivisme » se fera fatalement et s’accomplit déjà sous nos yeux, avec le concours de ceux mêmes qui en combattent les formules, et quant à des accents de révolte contre l’ordre établi, on les a toujours entendus, on les entendra toujours.
Il devient secondaire de savoir si l’honneur et le bénéfice d’avoir percé l’isthme de Panama reviendront à la Troisième République. — D’ailleurs, les accents d’humanitarisme lyrique par lesquels la Banque, la Presse, les agents du gouvernement saluent l’entreprise de M. de Lesseps1 expriment simplement le plaisir que les subventions donnent à ces messieurs ; elles coûtent plus cher à la Compagnie que les pelletées de terre utilement enlevées dans l’isthme.
Quand de telles questions sont considérées comme essentielles par ceux qui discutent les affaires de ce pays et par ceux qui les mènent, on penche vraiment à conclure que la France est décérébrée, car le grave problème et, pour tout dire, le seul, est de refaire la substance nationale entamée, c’est-à-dire de restaurer les blocs du pays ou, si vous répugnez à la méthode rétrospective, d’organiser cette anarchie.
De leur anarchie, ces bacheliers mêmes, qui errent sur le pavé de Paris comme des Tonkinois dans leurs marais, sans lien social, sans règle de vie, sans but, se rendent compte. Quand ils essaient de se grouper selon le mode primitif du clan, quand ils sont hantés par l’idée césarienne, c’est un instinct de malades. Ils voudraient prendre appui les uns sur les autres ; ils se tournent aussi vers le dictateur, et vers celui dont l’histoire a dit : « Le vrai mérite, dès qu’il lui apparaissait, était sûr d’une immense récompense. » Leur énergie et leur malchance les rendent sympathiques. S’ils travaillaient d’accord avec des forces sociales honnêtes et utiles, ils pourraient faire des choses honnêtes et utiles. Mais des hommes qui n’ont pas de devoirs d’état, qui sont enfiévrés par l’esprit d’imitation en face d’un héros, et qui prétendent intervenir avec leurs volontés individuelles dans les actions de la collectivité, c’est pour celle-ci fort terrible !… Car les héros, s’ils ne tombent pas exactement à l’heure et dans le milieu convenables, voilà des fléaux.
Maurice Barrès, Les Déracinés, Paris, UGE, « 10 × 18 », 1963, p. 183-184.
Ferdinand de Lesseps (1805-1894) a réalisé le percement du canal de Suez et entrepris celui de Panama.