1898. Jean Jaurès : Les Preuves


Jean Jaurès (1859-1914) n’a pas été immédiatement convaincu par les arguments de Bernard-Lazare défendant l’innocence de Dreyfus. Il n’est pas de ces tout premiers dreyfusards qui allumèrent les feux du combat révisionniste dès l’été 1897. Rallié à leurs combats, pressé par les membres du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire de Jean Allemane, dreyfusards de la première heure, Jaurès consacre ses vacances de l’été 1898 au démontage de la machination dont le capitaine Dreyfus a été la victime. Avec une précision d’historien du présent, il révèle, au fil d’articles publiés dans La Petite République en août et septembre, sur la base des plus solides dossiers, les mensonges et les truquages de l’État et de l’Armée. Cette histoire à chaud profite le 31 août du suicide du commandant Henry, l’un des principaux faussaires de l’Affaire. L’ensemble de ces textes, tous fondés sur la méthode positive en usage chez les historiens de l’École des chartes, de la IVe section de l’École pratique des hautes études ou de la Sorbonne, est publié en volume à la fin du mois de septembre 1898.

 

Encore une fois, il n’y a dans mes paroles aucune intention blessante pour la Cour de cassation. Il se peut qu’elle s’élève au-dessus de toute crainte, au-dessus de toute fausse prudence et qu’elle ait l’entier courage de l’entière vérité.

Je dis seulement que les crimes prolongés de la haute armée et la longue suite des mensonges judiciaires ont créé une situation si terrible que peut-être aucune force organisée de la société d’aujourd’hui ne peut résoudre le problème sans le concours passionné de l’opinion.

Quelle est l’institution qui reste debout ? Il est démontré que les conseils de guerre ont jugé avec la plus déplorable partialité ; il est démontré que l’état-major a commis des faux abominables pour sauver le traître Esterhazy1 et que la haute armée a communié, sous les espèces du faux, avec la trahison.

Il est démontré que les pouvoirs publics, par ignorance ou lâcheté, ont été traînés pendant trois ans à la remorque du mensonge.

Il est démontré que les magistrats civils, du président Delegorgue2 au procureur Feuilloley3, se sont ingéniés, par des artifices de procédure, à couvrir les crimes militaires.

Et le suffrage universel lui-même, dans son expression légale et parlementaire, n’a su trop longtemps, jusqu’à l’éclair du coup de rasoir, que donner au mensonge et au faux l’investiture nationale.

Oui, quelle est l’institution qui reste debout ? Il n’en est plus qu’une : c’est la France elle-même. Un moment, elle a été surprise, mais elle se ressaisit et même si tous les flambeaux officiels s’éteignent, son clair bon sens peut encore dissiper la nuit.

C’est elle et elle seule qui fera la révision. J’entends par là que tous les organes légaux, la Cour de cassation, les conseils de guerre, sont incapables désormais de la vérité complète, si la conscience française n’exige pas chaque jour toute la vérité.

Voilà pourquoi, bien loin de désarmer aujourd’hui, les citoyens qui ont entrepris le combat contre les violences et les fraudes de la justice militaire doivent redoubler d’efforts pour éveiller et éclairer le pays. Voilà pourquoi aussi nous tenons à fournir au prolétariat les éléments de discussion et de preuve que nous avons recueillis.

Jean Jaurès, Les Preuves, Paris, La Petite République, 1898, p. 127-128.


1.

Le commandant Walsin Esterhazy est le véritable auteur du bordereau attribué à Dreyfus.

2.

Ce juge présidait la cour d’assises qui condamne Zola après la publication de « J’accuse ». Il empêche au cours du procès toute allusion à l’Affaire en répliquant régulièrement à toute tentative : « La question ne sera pas posée. »

3.

Feuilloley est procureur de la République à Paris et l’un des plus farouches opposants à la révision du procès.