1898. Fachoda


En 1896, le capitaine Jean-Baptiste Marchand (1863-1934) obtient le droit de conduire une mission vers le haut Nil afin de contenir la poussée anglaise vers le Soudan. Le 10 juillet 1898, les Français atteignent Fachoda, mais les Anglais n’entendent pas accepter le fait accompli. Une colonne anglaise arrive dans la bourgade soudanaise le 26 septembre. Le rapport de forces conduit alors le ministre des Affaires étrangères, Delcassé, à ordonner l’évacuation de Fachoda le 3 novembre. Le 6, le quotidien nationaliste La Patrie commente cet abandon peu glorieux.

 

C’est officiellement décidé.

La France a cédé aux sommations violentes et insolentes de l’Angleterre.

Elle abandonne Fachoda.

Elle abandonne tout.

Elle reçoit l’humiliation la plus cruelle qu’elle ait éprouvée depuis vingt-cinq ans.

L’Angleterre a cherché, voulu, accentué cette humiliation, qu’elle a provoquée et étalée pour ravaler la France devant l’Europe et le monde entier.

L’outrage est sanglant, la honte est complète.

 

Cette nouvelle vient d’être confirmée par la note officielle suivante communiquée aux journaux :

« Le gouvernement a résolu de ne pas maintenir à Fachoda la mission Marchand.

Cette décision a été prise par le Conseil des ministres après un examen approfondi de la question.

Le gouvernement, en répondant à l’interpellation qui doit lui être adressée à ce sujet, se réserve de développer devant les Chambres les motifs de cette résolution. »

Cette décision a été officiellement portée hier à la connaissance de lord Salisbury. Aussi le Premier ministre anglais a-t-il pu y faire allusion dans le discours prononcé — discours fort peu rassurant pour l’avenir — au banquet du lord-maire en l’honneur du serdar1.

On savait que Marchand avait dit : « Tant qu’il me restera un homme et que je serai debout, l’Anglais ne mettra pas le pied à Fachoda. » Et l’on savait qu’il était homme de parole, qu’il combattrait jusqu’à la dernière goutte de son sang plutôt que de baisser pavillon devant l’insolence anglaise.

C’est pourquoi on s’est hâté de le rappeler, sous le plus futile des prétextes.

On a pu ainsi signer la capitulation sans craindre la révolte de cet héroïque enfant de la France.

 

Ainsi les dangers bravés pendant près de deux ans par Marchand, à travers la brousse africaine, n’ont servi de rien. Cette marche triomphale au milieu des peuplades nègres, à qui l’héroïque commandant a appris à balbutier le nom de la France et à respecter les trois couleurs, son symbole, a été faite en pure perte.

Les os de nos tirailleurs soudanais vont blanchir au soleil équatorial, marquant la route, longue et périlleuse, de cette vaillante colonne, uniquement pour la honte de voir une tache de plus salir le drapeau !

Le coup était préparé.

Mais l’abandon de Fachoda, relativement, ce n’est rien. C’est la suite qui est grave.

 

Il faut voir, ce matin, le ton ironique des journaux anglais ! Et, sous cette ironie, avec quelle précision apparaît le véritable mobile du Foreign Office, qui n’a poussé la France à abandonner Fachoda que pour la diriger dans la voie des abandons successifs et inévitables !

Alors que nous demeurons l’arme au pied, immobiles, nos vaisseaux ancrés dans leurs ports respectifs, l’Angleterre continue de plus belle sa mobilisation et ses armements.

Elle fait déclarer, par ses journaux, que la France a d’autres positions à évacuer un peu partout, c’est-à-dire partout où elle entre en conflit ou simplement en contact avec les possessions anglaises.

 

Eh bien ! et nos alliances, qu’en faisons-nous ? Le nouveau ministère2 parlait encore hier, dans sa déclaration, de l’alliance franco-russe. A quoi sert-elle si nous devons boire chaque jour un peu plus à la coupe des capitulations et des lâchetés ?

Et sur le Nil, notre allié Ménélik3, qui est là avec ses troupes, prêt à entrer en campagne et à nous soutenir, qu’allons-nous lui dire ?

Enfin, pour bien montrer que nous sommes destinés à être éternellement ses dupes, le Foreign Office a déclaré formellement que nous n’aurions aucune espèce de compensation à espérer pour Fachoda. Il compte au contraire sur l’abandon de toutes nos prétentions à Terre-Neuve, au Siam, en Chine, au Cap. Partout il nous faudra céder, comme à Fachoda. Sans quoi, pas « d’entente cordiale ».

Autrement dit, le conflit inéluctable, fatal, n’est que prorogé.

Il était donc parfaitement inutile de reculer à Fachoda, si c’est pour mieux sauter un peu plus tard.

Robert d’Arlon, « Drapeau abandonné », La Patrie, 6 novembre 1898.


1.

Officier britannique, le serdar commande en Égypte l’armée du pacha d’Égypte.

2.

Il s’agit du ministère Dupuy (1898-1899).

3.

Ménélik II (1844-1913), négus d’Éthiopie, est favorable à la France.