1900. L’Exposition universelle


Le 14 avril 1900, le président de la République, Émile Loubet, ouvre l’Exposition universelle. Dans les colonnes du Petit Parisien, Jean Frollo — pseudonyme collectif qui désigne souvent la rédaction de ce quotidien populaire fondé en 1876 — rappelle que ce type de manifestations a toujours revêtu une extrême importance dans l’histoire du pays.

 

L’exposition est ouverte !

 

[…]

Avec quelle ardeur, en ces deux dernières semaines, tout le peuple de travailleurs à l’œuvre sur le Champ-de-Mars — devenu le champ de la paix — avait activé la besogne ! Un vrai monde, un univers a surgi du sol. Et quel magnifique spectacle que celui de cette multitude d’hommes venus de tous les points du globe, occupés sur ce vaste chantier à un labeur commun ! On a eu raison de dire : « C’est la tour de Babel du travail ! » En effet, les ouvriers parlaient là toutes les langues connues, toutes les nations y étaient représentées. Et on travaillait en pleine concorde, avec le même cœur à l’ouvrage. S’il fallait prouver que la fraternité universelle n’est pas une utopie, ce serait un exemple à offrir.

Maintenant, la France, dans un salut cordial, va dire aux peuples :

— Vous pouvez venir !

 

Depuis l’époque où, après de cruels revers, une France nouvelle s’est faite, c’est la troisième exposition universelle qui s’ouvre à Paris. En ces trente années, notre patrie a ainsi, par trois fois, offert au monde l’éclatante manifestation de ses forces vives. Elle peut avec un légitime orgueil regarder derrière elle et, comme le voyageur qui a atteint les plus hauts sommets, s’écrier : « J’ai bien monté ! » Quel chemin parcouru ! De dix en dix années environ, les expositions universelles ont été les étapes mémorables par lesquelles nous avons marqué notre existence nationale.

Au lendemain de la guerre, la France s’était recueillie. Habituée aux ingratitudes, après avoir poussé la générosité à ses limites extrêmes, elle avait voulu rester isolée, résolue à ne compter que sur elle, à se retremper dans ses épreuves mêmes. Combien fut prodigieux le réveil de 1878 ! Il restera comme une date glorieuse dans l’histoire du siècle. Nous montrions qu’il n’y a pas de catastrophes dont un peuple ne puisse se relever quand il a l’énergie de ne rien épargner au point de vue des sacrifices.

Il y eut d’abord de l’étonnement, en Europe — un étonnement d’admiration, d’ailleurs —, puis ce fut un applaudissement enthousiaste. Nous trouvions ainsi, en un moment, la récompense des années d’efforts pendant lesquelles nous avions réparé nos infortunes. Que d’épreuves patiemment endurées ! que de forces courageusement dispensées ! Mais, après ce long temps d’un deuil noblement porté, de travail silencieux, notre patrie reprenait sa place dans le monde avec toute sa vitalité, avec tout son génie, et elle disait aux autres nations, en les conviant à la plus majestueuse des solennités :

— Je suis toujours la France !

 

C’est le 1er mai que s’ouvrit l’Exposition de 1878.

« Au milieu du fracas des armements, écrivait un publiciste russe, Michel Katkoff1, et alors que l’Europe ne semble plus être qu’un camp immense, la France prend la superbe initiative d’inviter les États à laisser un instant l’épée pour l’outil et à glorifier les produits de l’industrie, du commerce et des arts. »

La journée d’ouverture de l’Exposition fut merveilleuse de grandeur. Mais il ne s’agissait encore que de la fête d’inauguration, de la cérémonie purement officielle. Le gouvernement décida que le 30 juin il y aurait une fête publique à Paris, et ce fut alors la vraie manifestation nationale.

De la capitale aux départements, une radieuse allégresse éclatait à ciel ouvert. On n’avait qu’à aller par les rues pour se sentir envahi de cette saine et réconfortante émotion éparse dans l’air. De cette foule enfiévrée, mais heureuse, de cette collectivité d’êtres humains où toutes les classes de la société se mêlaient, se dégageait une électricité joyeuse.

[…]

Je ne pouvais, évoquant de tels souvenirs, faire autrement que d’insister sur cette fête du 30 juin 1878. Elle a été, on l’a dit, la fête de la résurrection ! Et, au lendemain de cette journée où nous nous étions unis dans la joie fraternelle, quand les mille murmures des usines et des chantiers se répandirent de nouveau dans l’air, se confondant, ne faisant plus que ce bruit unique, imposant et large, qui est comme la puissante respiration de tout un peuple à l’ouvrage, il nous fut permis, sans rien oublier du passé, d’envisager l’avenir avec sérénité.

Les drapeaux étaient détachés, la nation avait ôté sa parure tricolore pour reprendre ses vêtements de travail, mais il restait, survivant aux réjouissances, des pensées et des sentiments qui ne devaient plus périr ; on gardait au cœur, vibrante, toute l’ardeur de cet élan unanime de patriotisme, et on allait se remettre vaillamment en marche vers la deuxième étape.

 

L’Exposition de 1889 fut la fête de la République.

Ne devions-nous pas, à l’occasion du Centenaire de 1789, la glorifier hautement, cette République qui, aux jours de péril, avait ressaisi l’épée brisée de la France et avait su la rendre encore plus redoutable à l’adversaire, cette République qui avait ensuite cicatrisé les blessures de la patrie ?

C’est dans les institutions démocratiques que notre pays, si éprouvé par la criminelle politique du pouvoir absolu, avait puisé la conscience de sa grandeur en même temps que celle de son droit. Nos richesses industrielles et commerciales étaient retrouvées, nos finances rétablies, nos forces militaires reconstituées, gardiennes vigilantes de notre dignité. Un an plus tard, le ministre de la Guerre, dans un toast retentissant, à la réunion des généraux clôturant les grandes manœuvres, allait pouvoir dire : « Personne ne doute plus que nous soyons forts, et notre armée inspire aux uns la confiance, aux autres le respect ! » Le gouvernement de la République était officiellement reconnu par tous les États. On en avait fini de prétendre que ce régime nous condamnait, en ce qui concerne les relations diplomatiques, à l’isolement. Une puissante alliance était en préparation — définitivement conclue depuis lors. Les visites impériales et royales prouvaient que notre patrie n’avait rien perdu de son aimantation irrésistible, et en venant à elle les souverains reconnaissaient que la République était le gouvernement définitif que la France s’était librement donné.

Combien d’événements entre ces deux dates : 1789 et 1889 ! combien de choses pendant ces cent années ! Mais ce dont notre pays avait le droit de se montrer fier, c’était de se retrouver au bout de ce temps écoulé maître de ses destinées. La France de 1789 en se faisant, suivant une illustre expression, « la grande ouvrière de l’ordre moderne » et « en fondant la loi populaire par la Déclaration des droits de l’Homme », avait proclamé son affranchissement ; en 1889, elle célébrait en pleine possession de son indépendance le centenaire de cet acte qui demeure comme l’un des plus beaux dont l’Humanité s’honore.

 

Nous voici arrivés à la troisième étape. De la fête du 30 juin 1878, on avait dit : « Nous venons d’assister à la fête de la santé, à la fête du relèvement ! » La France veut, par celle qui s’ouvre aujourd’hui, justifier la magnifique prophétie de Michelet : « Au XXe siècle, Paris déclarera la paix au monde ! »

Plus qu’aucune autre nation, la France a connu les triomphes des champs de bataille ; tous les enivrements de la victoire, elle les a éprouvés ; son histoire contient un incomparable trésor de gloire ; à l’aurore du siècle, ses soldats promenaient son drapeau de capitale en capitale. Maintenant, alors que ce siècle s’achève, elle proclame la trêve du travail, du progrès, de la civilisation. Et c’est une noble entreprise, certes, que d’entraîner les aspirations des peuples vers ce lumineux avenir entrevu par le tsar Nicolas II, quand il adressait aux puissances le message qui fut suivi de la conférence de La Haye : l’Europe déposant enfin la gigantesque armure qui l’écrase, la justice immanente apportant les réparations légitimement attendues, les conflits internationaux réglés selon le droit et non plus par la force, et partout les canons qui ne creusent que de stériles ornières, remplacés par la charrue qui trace les sillons nourriciers2 !

« Qu’est-ce qu’une Exposition universelle ? demandait Victor Hugo à la veille de celle de 1878. C’est tout l’univers voisinant ! On vient comparer les idéals. Confrontation des produits en apparence, confrontation d’espérances en réalité ! »

L’Exposition de 1900 couronne le XIXe siècle par l’apothéose de la Paix ; puisse le soleil du siècle nouveau se lever sur le monde dans un ciel sans brumes !

Jean Frollo [pseudonyme collectif], « Les trois étapes », Le Petit Parisien, 15 avril 1900.


2.

Réunie à l’initiative de Nicolas II, la conférence de La Haye (1899) adopte trois conventions destinées à éviter ou à humaniser les conflits.