1904. Le scandale des Fiches


En octobre 1904 éclate l’affaire des Fiches. Souhaitant républicaniser l’armée, le ministre de la Guerre, le général Louis André (1838-1913), note l’ensemble des officiers en raison de leurs opinions politiques. Ces renseignements lui sont fournis par les militaires francs-maçons. Si la presse révèle ce scandale, les députés lui donnent, le 28 octobre, une ampleur telle que le général André démissionne à la mi-novembre, portant un coup sévère au ministère Combes. Le Figaro, quotidien républicain modéré, donne son sentiment sur cette affaire.

 

Le pays attend avec une anxiété fébrile — et cela se comprend — le résultat de l’interpellation sur la délation dans l’armée qui doit venir demain en discussion devant la Chambre.

Osera-t-on, une fois pour toutes, en finir dans l’intérêt de la République et de l’armée ?

Les accusations qui pèsent sur le ministre de la Guerre sont graves. De son aveu même, elles « entachent son honorabilité ministérielle ».

Sur ce point l’interpellé et l’interpellateur sont d’accord.

Dans une de ces interruptions tranchantes comme une lame d’acier, M. Lasies1 a précisé mardi, en effet, d’un mot ce qu’il voulait faire.

— Ce n’est pas, a-t-il dit, l’honneur des officiers que je défends ; c’est le vôtre, monsieur le ministre, que j’attaque.

Cependant, ce que nous savons à l’heure actuelle, n’est rien à côté de ce que nous avons encore à apprendre.

Tout le monde a encore présentes à la mémoire ces phrases lapidaires écrites au Matin, il y a un mois à peine, par un officier supérieur, dont on put, à une époque, apprécier le caractère.

« Si j’ai pris prématurément ma retraite il y a six mois, bien qu’inscrit au tableau d’avancement pour colonel, écrivit alors le lieutenant-colonel Hartmann, c’est précisément parce que je connaissais les agissements de la bande qui règne au cabinet du ministre de la Guerre et à la Direction de l’artillerie. »

Mais combien vos révélations sont au-dessous de la réalité !

M. Lasies, de son côté, ne paraît pas moins bien renseigné. Du haut de la tribune de la Chambre, il a déclaré l’autre semaine que « les faits connus étaient graves, mais qu’il en savait de plus graves encore à signaler ».

Que nous cache donc ce mystère ? Quels sont ces faits plus graves auxquels firent allusion successivement et M. le colonel Hartmann et le député du Gers ? Quelle est cette bande qui règne à la Direction de l’artillerie et au ministère de la Guerre ?

Il nous a paru que, sans plus attendre, puisque le scandale allait éclater, puisqu’il allait faire l’objet d’un long débat parlementaire, le devoir de tous était de se mettre à la tâche pour tirer une fois de plus la Vérité hors de son puits et établir, dans la mesure du possible, toutes les responsabilités.

 

Les faits remontent au début de l’année 1903. La bataille anticléricale battait son plein. Le gouvernement laissait faire.

Quelques francs-maçons, et non des moindres, pensèrent que l’heure était propice pour payer d’audace et organiser dans l’armée, sous prétexte de défense républicaine, un service occulte de surveillance et de renseignements.

Comment fonctionne ce service ? C’est là ce que nous allons dire ; car nous pensons qu’il est honteux, pour un pays comme le nôtre, de voir élever la délation à la hauteur d’une institution.

Il en est ainsi cependant.

La délation compte aujourd’hui dans nos casernes des centaines et des centaines de policiers amateurs, officiers de métier, qui travaillent, sinon officiellement, du moins officieusement, au nom et pour le compte du ministère de la Guerre. Elle a ses mouchards, ses inspecteurs, ses limiers. Elle a, rue Cadet2 et rue Saint-Dominique3 même, sa comptabilité en partie double.

Et comme à Rome, sous les tyrans, les délateurs reçoivent en récompense une part des biens des condamnés.

A leurs victimes, la condamnation sans défense possible.

A eux, l’avancement, les postes de choix, les galons et les croix.

 

L’idée d’organiser ce service revient, si nous sommes bien renseigné, à un commandant qui occupe à Paris une situation privilégiée : M. le commandant Pasquier, directeur de la prison du Cherche-Midi.

Ce qui est certain, indéniable, ce que nous mettons les membres du Grand Conseil de l’ordre au défi de démentir, c’est que cette idée du commandant Pasquier, et de quelques-uns de ses amis, fut adoptée, presque aussitôt, par les « Grands Honneurs » de la rue Cadet. Elle devint leur, ils l’étudièrent, la discutèrent, et officiellement l’appliquèrent.

Sous ce titre, la « Sol… Mer… » (lisez : la Solidarité militaire), ils décidèrent de fonder une sorte d’association nouvelle entre tous les officiers francs-maçons.

Le but, vous l’avez deviné déjà, était de « sauver » encore la République, en faisant surveiller tous les officiers non francs-maçons qui, par définition, étaient réputés réactionnaires.

A cet effet, une circulaire officielle fut rédigée. C’était l’appel à la délation.

On invitait les « ch.*. fr.*. » à se renseigner et à renseigner par la suite le Grand-Orient sur les collègues que le hasard des garnisons leur donnait.

A la suite de la circulaire, une série de questions étaient posées, auxquelles le correspondant devait répondre. Ces questions visaient :

L’état civil du père et de la mère de l’officier ;

L’état civil du père et de la mère de sa femme ;

Les écoles dans lesquelles l’officier et sa femme avaient été élevés ;

Les cercles ou les sociétés auxquels ils appartenaient ;

Leurs pratiques religieuses ;

Les écoles que fréquentaient les enfants ;

Leurs relations mondaines ;

Les chasses auxquelles ils étaient invités.

Le questionnaire se terminait ainsi :

Est-il antisémite ?

 

Avant d’être imprimée, cette circulaire de police fut discutée au sein même du Grand Conseil de l’ordre. Elle souleva, nous devons le dire, de la part de quelques esprits libéraux de violentes protestations. […]

Malgré cela, la circulaire fut imprimée et expédiée.

Nous ferions injure à la vérité en affirmant que l’accueil qui lui fut réservé ait été partout également chaleureux. Peu d’officiers francs-maçons protestèrent. Presque tous même, cela est triste, se mirent à l’œuvre. Nous en avons les lamentables preuves. Par contre, il est des loges où l’odieux du procédé révolta tellement les consciences que, séance tenante, la circulaire fut déchirée et piétinée.

Un scandale était à craindre de ce côté. La question pouvait être soulevée au Convent. Toutes les précautions furent donc prises à ce sujet (mal prises, il faut le croire, puisque nous sommes renseigné) lors de la réunion du Convent maçonnique en septembre dernier.

Conformément au rituel, la Commission de propagande avait, pour cette réunion, rédigé un rapport sur la propagande faite en 1904 et la propagande à faire en 1905.

Suivant l’usage, ce rapport aurait dû être imprimé et lu en séance plénière. Pour éviter les indiscrétions, le document ne fut pas d’abord livré à l’impression et de crainte ensuite qu’il ne s’élevât dans le « Temple » même de trop violentes protestations lorsque le rapporteur rendrait compte des travaux de la « Solidarité militaire », le rapport ne fut pas lu. L’assistance l’adopta sans discussion, les yeux fermés.

Telle est l’œuvre — œuvre de délation et de haine si honteuse que ceux-là mêmes qui l’ont organisée n’osent entre eux avouer la paternité — à laquelle le général André, ministre de la Guerre, représentant officiel du gouvernement, chef suprême de l’armée, n’a pas craint cependant de s’associer.

 

La circulaire était à peine lancée que déjà les renseignements affluaient. Les basses vengeances, l’envie, la haine, se donnaient libre cours. Il ne restait plus, dès lors, qu’à « classer ». M. Vadecard, secrétaire du Grand-Orient de France, récemment promu officier de la Légion d’honneur, se chargea de ce travail.

Le tout fut, par ses soins, enregistré, numéroté et catalogué sur des fiches assez semblables à celles du service anthropométrique réservées généralement aux voleurs et aux assassins.

Le Grand Livre de la délation était ouvert. Sans avoir à redouter aucun contrôle, aucune contradiction, sous le voile de l’anonymat, tous les officiers francs-maçons pouvaient, sans risque, y venir écrire leurs odieuses accusations ou au contraire y venir vanter les opinions « républicaines » de leurs camarades ch.*. fr.*. En un an, douze mille fiches furent remplies, c’est-à-dire que douze mille officiers furent « mouchardés ».

Ce n’était pas assez — on le comprend — que ce Grand Livre fût ouvert rue Cadet. Pour « sauver la République », il était nécessaire que ce Grand Livre eût sa place officielle dans les archives du ministère de la Guerre. Cela fut fait.

Mis au courant des travaux de la « Sol… Mer… » par quelques-uns de ses amis francs-maçons, le général André les laissa organiser rue Saint-Dominique, sous la haute surveillance du colonel Jacquot, de la direction d’artillerie, du commandant Bernard et du capitaine Mollin, officier d’ordonnance du ministre, un service semblable à celui qui fonctionnait déjà rue Cadet.

Depuis lors, dès qu’un renseignement parvient au Grand-Orient, le capitaine Mollin en est avisé. Il se rend lui-même, en voiture et à nos frais, chez M. Vadecard qui lui remet une copie des renseignements ou le document original. La « Sol… Mer… » officielle — c’est-à-dire celle du ministère de la Guerre — se met ensuite au travail.

Tout d’abord analysés sur des fiches spéciales, les renseignements sont aussitôt traduits en langage chiffré, par MM. Jacquot, Bernard et Mollin, qui constituent ainsi à eux trois la plus haute juridiction militaire.

Sur chaque fiche, au crayon rouge ou au crayon bleu, suivant les cas, ils inscrivent un coefficient, une « cote d’amour » qui est reportée ensuite sur deux livres ad hoc connus au ministère sous ce titre : « CORINTHE » et « CARTHAGE ».

A dater de ce moment même, c’en est fait de l’avenir des officiers.

Peu importent leurs mérites, les notes de leurs chefs, leurs aptitudes, leurs droits. Peu importent leur valeur, leur conduite. Peu importent même leurs opinions véritables. Lors des prochaines promotions, lors de l’établissement du tableau de la Légion d’honneur, on ne tiendra plus compte, pour statuer sur leur sort, que d’une seule note, la cote d’amour de MM. Jacquot, Bernard et Mollin.

Aux uns, ceux qui auront une cote d’amour supérieure à dix, tout sera permis, même de vider la caisse comme le fit un lieutenant dont on a parlé récemment. Rien ne nuira à leur avancement.

Aux autres, ceux qui auront la cote d’amour bleue inférieure à dix, tout, au contraire, sera défendu. On leur fera un crime de penser.

Ainsi, non suivant leurs mérites, mais suivant leurs prétendues opinions, le ministre de la Guerre juge les officiers de l’armée française, sans appel, sans contrôle, au hasard de rapports anonymes de basse police dressés par des mouchards qui trahissent, le plus souvent, les devoirs de l’amitié.

Qui donc eût jamais pu supposer qu’un général, un soldat, aurait laissé ainsi, avec le concours d’une société secrète, organiser officiellement dans son ministère un service régulier de délation ?

Qui aurait jamais pu croire que le chef suprême de l’armée se serait ainsi abaissé jusqu’à attiser les haines politiques entre des frères d’armes appelés à combattre sous le même drapeau.

Ce scandale, dont les origines remontent à plusieurs années, a trop duré.

Il est temps d’y mettre un terme. Il est temps de brûler et Corinthe et Carthage et de réduire à l’impuissance « la bande qui règne au ministère de la Guerre et à la Direction de l’artillerie » dont parle le colonel Hartmann.

La parole est maintenant à M. Lasies et surtout au ministre de la Guerre.

Il y va, nous le répétons, de l’intérêt de la République et de l’armée.

Vidi [?], « La Délation dans l’armée, une nouvelle maffia, la “Sol… Mer…” », Le Figaro, 27 octobre 1904.


1.

Joseph Lasies (1862-1927), député antisémite et antidreyfusard du Gers.

2.

Siège du Grand-Orient de France.

3.

Siège du ministère de la Guerre.