1904. Maurice Barrès
Ce que j’ai vu à Rennes


Le 3 juin 1899, la Cour de cassation casse le jugement qui avait condamné le capitaine Dreyfus en 1894. Les dreyfusards ont enfin obtenu la révision du procès, mais c’est devant un nouveau conseil de guerre établi à Rennes que Dreyfus se retrouve le 7 août 1899. Le 9 septembre, le procès s’achève avec une nouvelle condamnation assortie de singulières circonstances atténuantes. En villégiature à Combourg, Barrès se rend régulièrement aux séances du procès de Rennes. Dans ce petit ouvrage, il en fait un compte rendu détaillé. Contrairement à l’attente de Léon Blum, l’écrivain a tôt rallié le camp antidreyfusard et manifeste un antisémitisme virulent.

 

Nul homme plus muré qu’Alfred Dreyfus. Il a un continuel mouvement de la bouche qui s’ouvre, de la gorge qui se serre ; il avale péniblement sa salive. De minute en minute, le sang vient colorer sa peau, puis le laisse tout blême. Ses réactions ne livrent rien. On se fait mal sans bénéfice sur cette face toute rétrécie par la détresse. Derrière son lorgnon, ses yeux se jettent avec rapidité à droite et à gauche, mais qu’est-ce qui vit et qui pense derrière ces yeux aux aguets d’animal traqué ?

Le journaliste qui surprit à Quiberon par une nuit d’orage la barque de Dreyfus abordant furtivement la côte m’a dit : « Il me parut fou avec son regard fuyant. Je crois qu’il craignait un coup de poignard. »

Ma lorgnette cherche dans la salle, pour les comparer, son frère Mathieu. La figure de Mathieu présente des colorations jaunes et verdâtres au fond d’un teint constamment mat, tandis qu’Alfred, à chaque respiration, rosit comme un petit cochon. Tous deux affichent un type juif accentué, mais celui qui est pris, s’étant affiné par la souffrance, fait paraître l’autre brutal.

[…]

De tous les dreyfusards, c’est Dreyfus le plus mou. Serait-ce usure, abrutissement ? Parfois je crus entrevoir que le malheureux assis sur cette chaise, tantôt cramoisi, tantôt exsangue, la bouche entrouverte et la lèvre pendante sous la moustache ou bien serrant les dents et faisant provision d’énergie, était allé aux extrémités de l’angoisse humaine et qu’en outre il avait attrapé une insolation. Mais ses camarades objectent qu’il n’a guère maigri, nullement blanchi. D’autres fois je supposai qu’il prenait des stupéfiants pour trouver du sommeil ; de là viendrait son engourdissement.

[…]

Ce déraciné qui se sent mal à l’aise dans un des carreaux de notre vieux jardin français, devait tout naturellement admettre que dans un autre milieu il eût trouvé son bonheur. Une partie des siens se résignait à la nationalité allemande : ne s’est-il pas figuré que, dans cette civilisation pour laquelle des aïeux d’outre-Rhin le préparaient, il eût été plus heureux ? N’a-t-il pas entendu au fond de son être un instinct qui s’accommodait mieux des mœurs germaniques que des françaises ? S’il en fut ainsi, la notion de l’honneur n’allait point l’embarrasser ; son sens réaliste le dirigeait pour tirer le meilleur parti de cette situation où il n’avait pas trouvé son contentement ; ses rancunes l’incitaient. Quand la tentation se présenta, ce fut un grand malheur, car il n’avait point de racines, comme on en voit à Combourg, qui l’associassent au sol et à la conscience de France assez fort pour lui interdire de chercher son bonheur, sa paix, sa vie, chez l’étranger.

Je n’ai pas besoin qu’on me dise pourquoi Dreyfus a trahi. En psychologie, il me suffit de savoir qu’il est capable de trahir et il me suffit de savoir qu’il a trahi. L’intervalle est rempli. Que Dreyfus est capable de trahir, je, le conclus de sa race. Qu’il a trahi, je le sais parce que j’ai lu les pages de Mercier1 et de Roget2 qui sont de magnifiques travaux.

Quant à ceux qui disent que Dreyfus n’est pas un traître, le tout, c’est de s’entendre. Soit ! ils ont raison : Dreyfus n’appartient pas à notre nation et dès lors comment la trahirait-il ? Les Juifs sont de la patrie où ils trouvent leur plus grand intérêt. Et par là on peut dire qu’un Juif n’est jamais un traître.

Telles étaient les pensées qu’un manoir breton me suggérait sur un produit de ghetto. Cependant, la chaleur aidant, je m’inclinai à compenser le sommeil dont nous prive chaque matin le conseil de guerre et je m’endormis sur l’herbe de Combourg.

Maurice Barrès, Ce que j’ai vu à Rennes, Paris, Sansot, 1904, p. 26-27 et 40-42.


2.

Le général Roget, pourtant très antidreyfusard, refuse de suivre Paul Déroulède qui essaie de l’entraîner dans une tentative de coup d’État le 23 février 1899 au cours des funérailles de Félix Faure.