Durant l’hiver 1904-1905 se prépare la loi portant sur la séparation des Églises et de l’État. Le 21 mars 1905, le débat s’ouvre à la Chambre. Il se poursuit en avril — est ici présenté un extrait des débats tenus le 8 — et se conclut le 8 juillet 1905 par le vote de la loi promulguée le 11 décembre de la même année.
[…]
M. le président : La parole est à M. du Halgouët.
M. le lieutenant-colonel du Halgouët1 : J’ai l’honneur, au nom de MM. de La Ferronnays, de Pomereu, Gérard, Le Gonidec de Traissan, Louis de Maillé, de L’Estourbeillon, de Rohan, Ferdinand Bougère, de Ramel, Savary de Beauregard, de Montalembert, Jules Gallot, La Chambre2 et en mon nom personnel, de donner lecture de la déclaration suivante :
« Le Concordat, tout en conservant aux mains de la puissance civile des droits de nomination et de police, a apporté à l’Église en 1801, avec le terme de cruelles épreuves, l’ordre et la paix.
» Il lui a garanti, depuis un siècle, dans une mesure qui est restée généralement compatible avec sa dignité, les avantages de la liberté, de la publicité et de l’unité.
» Le Concordat n’est pas seulement une loi de l’État français, c’est un traité conclu entre le pouvoir civil et la puissance religieuse. Cet accord ne peut être équitablement remplacé que par un nouvel accord à concerter entre ces deux puissances.
» Les relations avec le Saint-Siège n’ont été rompues que sous des prétextes futiles : rien ne serait plus facile que de les renouer sans aucun sacrifice de dignité nationale ou même d’amour-propre diplomatique3.
» A défaut d’un nouvel accord, les catholiques, qui sont l’immense majorité dans le pays, ne peuvent accepter qu’un régime qui respecterait les droits acquis et leur offrirait, pour la liberté de la pratique et de la célébration de leur culte, des garanties proportionnées à leur importance numérique et traditionnelle.
[Très bien ! très bien ! à droite.]
» Le projet de loi présenté par la commission offre-t-il ce caractère ?
» En aucune façon, quelques vains efforts qui aient été faits par la commission pour lui donner une apparence plus libérale que n’en avait le projet du Gouvernement.
» La suppression du budget des cultes sans compensation est la violation d’engagements solennels.
» La location à titre onéreux des églises et autres édifices religieux serait une dépossession dans tous les cas, souvent une spoliation.
» Le régime des associations cultuelles est une organisation de schisme.
» L’assimilation des offices religieux au régime des réunions publiques, la suppression des manifestations extérieures du culte et des insignes religieux dans les lieux publics trahissent une méconnaissance profonde du droit des fidèles à la liberté de leur culte et violent ce droit.
» Enfin, le règlement d’administration publique annoncé est gros d’inconnu et de menaces.
» Nous estimons, en conséquence, que, pour pouvoir servir de base équitable à un nouveau règlement des rapports de l’Église et de l’État, le projet qui nous est soumis devrait recevoir des modifications plus profondes que celles qui vraisemblablement pourront résulter de la discussion des amendements.
» Nous voterons donc contre le passage à la discussion des articles. »
[Très bien ! très bien ! à droite.]
M. le président : La parole est à M. de Ramel.
M. Fernand de Ramel4 : Tout en adhérant à la déclaration que vient de formuler en excellents termes mon honorable collègue et ami M. le colonel du Halgouët, je tiens à y ajouter quelques mots pour bien préciser le sens et la portée de mon vote.
Je ne voterai pas le passage à la discussion des articles du projet de loi qui nous est proposé : parce qu’il méconnaît essentiellement les trois principes fondamentaux du droit public reconnus par toutes les nations civilisées : 1° les garanties et le respect dus à la liberté de conscience et des cultes ; 2° le respect dû à l’égalité entre les citoyens ; 3° le respect dû à la propriété.
Tout d’abord, en ce qui concerne les garanties dues à la liberté de conscience et des cultes, il résulte du fait même que c’est par une simple loi du Parlement et non point par un pacte concordataire ou un pacte constitutionnel que vous prétendez établir la séparation de l’Église et de l’État, qu’aucune des garanties essentielles auxquelles ont droit la liberté de conscience et, ce qui en est le corollaire indispensable, la liberté du culte, n’est accordée.
Dans tous les pays sans exception où le régime de la séparation de l’Église et de l’État est adopté, c’est par les lois constitutionnelles que la liberté du culte est garantie et il n’est pas au pouvoir du Parlement d’y rien modifier par des lois de circonstance. Ce n’est qu’à ce prix et par un tel pacte qu’on supplée au pacte concordataire. Or, ni mes amis ni moi nous ne voulons mettre les catholiques ni aucun culte à la merci de la versatilité et du caprice parlementaires qui défont le lendemain ce qu’ils ont fait la veille.
[Très bien ! très bien ! à droite.]
Les exemples sont assez récents et nombreux des lois que vous avez votées et que vous avez modifiées, à peine étaient-elles promulguées, soit à raison de leur incohérence constatée dès leur première application, soit parce que le caprice des majorités vous conduisait à des expédients de circonstance et vous entraînait à l’arbitraire et à la tyrannie.
A peine la loi de 1901 sur les associations était-elle votée que vous en aggraviez encore les dispositions restrictives de la liberté en la modifiant par la loi du 2 décembre 19025. Votre loi sur les accidents qui paraissait si mûrie, si préparée, en est à sa troisième refonte en quelques années, et ce n’est peut-être pas la dernière, tant elle fut mal conçue et tant fut manifeste votre inconstance. Je pourrais citer bien d’autres de vos lois, fruit de l’instabilité.
A droite : De l’incohérence !
M. Fernand de Ramel : Oui, de l’incohérence qui tient au régime même sous lequel nous vivons. On ne saurait vouer la liberté de conscience, la liberté du culte, patrimoine le plus précieux de l’homme, à cette versatilité !
[Très bien ! très bien ! à droite.]
En conséquence, votre loi par elle-même, et parce qu’elle n’est qu’une loi du Parlement, sujette à tous les changements, est essentiellement une loi qui viole le principe des garanties dues à la liberté des cultes et à la liberté de conscience.
[Applaudissements à droite.]
Je dis qu’elle viole aussi le principe d’égalité parce que, quoi qu’on ait essayé d’en dire à cette tribune — on l’a dit en équivoquant d’ailleurs, la discussion des articles le démontrerait surabondamment —, vous mettez les catholiques hors du droit commun en matière d’association.
Il n’est pas utile en ce moment de préciser les points sur lesquels vous restreignez pour les associations cultuelles le droit accordé par le 1er titre de la loi de 1901 à tous les citoyens. Cela est manifeste et ne saurait être contesté. Il suffit de rappeler que vous limitez dérisoirement leurs réserves et que vous faites intervenir dans leur gestion le contrôle des administrations de l’État !
Par conséquent il est bien vrai que vous ne laissez pas aux catholiques, aux croyants, le régime du droit commun, et que vous violez par là même le principe de l’égalité des citoyens.
Enfin la troisième violation du droit public des nations civilisées que j’indiquais tout à l’heure, elle est dans l’atteinte fondamentale portée au droit de propriété par le projet de loi qui nous est proposé. Il constitue une véritable confiscation. En effet, lorsqu’au moment de la Révolution les biens du clergé furent nationalisés, il fut publiquement reconnu et déclaré qu’une compensation juste et équitable était due, et que l’indemnité qui était décrétée pour assurer les moyens d’existence du clergé n’était qu’une réparation nécessaire.
Somme toute, c’était une expropriation forcée, avec indemnité définitive et perpétuelle. Et c’est vous qui, pour la première fois aujourd’hui, commettez une véritable usurpation, une confiscation abolie par les constitutions de notre droit public moderne, en supprimant désormais l’indemnité due au clergé comme la juste et équitable compensation à la nationalisation des biens de l’Église en France.
[Très bien ! très bien ! à droite.]
Tous ces motifs sont déterminants pour que nous n’entrions pas dans la discussion des articles d’une telle loi, contraire par son essence même aux principes fondamentaux que garantissent toutes les constitutions des pays qui vivent sous un régime de liberté.
D’ailleurs le dernier et suprême motif qui nous détermine à la repousser dès maintenant, c’est que cette loi n’est que la continuation d’une politique de tyrannie et d’arbitraire qui met hors le droit commun les croyants et qui n’a pour objet que l’oppression des consciences.
[Applaudissements à droite.]
M. le président : La parole est à M. Bagnol.
M. Henry Bagnol6 : Messieurs, je voterai le passage à la discussion des articles, parce que, dans mon esprit, la loi qui nous est soumise n’est pas un acte de sectarisme, mais de raison.
Ceci déclaré, que l’honorable M. Perroche7 me permette de protester contre les paroles qu’il a prononcées tout à l’heure, au nom de tous les pères de famille dont les enfants ne reçoivent dans nos écoles aucune espèce de morale religieuse, mais reçoivent des leçons de morale des instituteurs et des institutrices laïques, qui, je puis le dire avec orgueil, remplissent leur mission avec un dévouement admirable.
[Très bien ! très bien ! à gauche.]
J’ajoute, monsieur Perroche, que véritablement, quant à nous, nous ne pouvons que nous enorgueillir quelque peu de voir donner à nos enfants cette haute morale laïque.
Vous venez injurier les pères de famille qui croient en cette morale. Vous avez dit, si je ne m’abuse, que la seule morale élevée était la morale catholique. Quant à moi, je crois fermement avec l’immense majorité des pères de famille laïques [exclamations et rires au centre et à droite] qu’il n’y a qu’une belle et haute morale, c’est la morale laïque.
[Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.]
J’ajoute qu’il est véritablement indigne, alors que nous n’avons jamais méprisé ceux qui envoient leurs enfants dans les écoles chrétiennes, d’entendre les paroles injurieuses adressées par M. Perroche à ceux qui ne pratiquent pas cette morale catholique. […]
Débats à la Chambre, 8 avril 1905, JO, 10 avril 1905, p. 1281-1282.
Maurice du Poulpiquet du Halgouët (1847-1919) est député conservateur de Redon.
Ensemble de députés conservateurs catholiques.
La France rompt ses relations diplomatiques avec le Vatican le 30 juillet 1904.
Fernand de Ramel (1847-1915) est député monarchiste libéral du Gard.
Henri Bagnol (1862-1905), député socialiste de la Seine, est favorable à la Séparation.
Paul Perroche (1845-1917), député indépendant de la Marne, est hostile à la Séparation.