L’impossibilité de procéder à une restauration monarchique, la montée du péril bonapartiste et la progression des républicains conduisent les députés — fort divisés — à vouloir doter le pays d’institutions définitives. Le 30 janvier 1875, Henri Wallon (1812-1904), un député modéré, propose un amendement disposant que « Le président de la République est élu à la majorité des suffrages par le Sénat et la Chambre » […]. Recueillant une voix de majorité, ce texte instaure définitivement la République et enclenche le vote des trois lois constitutionnelles fixant les règles de fonctionnement de la IIIe République.
M. Henri Wallon […] : Nous sommes des constituants, nous avons promis de ne point nous séparer sans donner une constitution à la France. Quel est le propre d’une constitution ? C’est que plus on avance, plus la confiance s’accroît par le fait même de sa durée. Ici, au contraire, à mesure qu’on avancerait, la confiance irait diminuant, car à mesure qu’on avancerait, on approcherait du terme où tout serait remis en question, où les pouvoirs du président de la République cesseraient, et où on ne saurait ce que deviendrait la Constitution de la France.
[Assentiment à gauche.]
Il faut donc sortir du provisoire. Mais comment ?
Je ne connais, messieurs, que trois formes de gouvernement : la monarchie, la république, l’empire. L’empire, personne n’a osé vous proposer de le voter. La monarchie ! nous avons entendu, à part des personnalités regrettables, de nobles et dignes paroles. L’honorable M. de Carayon-Latour1 a exposé, avec une forte et vive éloquence, les grands titres de la monarchie dans le passé, et ceux qu’elle pourrait avoir encore dans l’avenir. Je n’y contredis point ; mais, je le demande, la monarchie est-elle possible ?
Voix à droite : Pourquoi pas ?
Plusieurs membres à gauche : Proposez-la donc !
M. le vicomte de Lorgeril2 prononce quelques mots qui sont couverts par le bruit.
M. le président : Veuillez ne pas interrompre, monsieur de Lorgeril ; vous aurez la parole sur votre amendement.
M. Henri Wallon : Je n’en veux pas juger par moi-même ; j’en juge par les actes de ceux qu’on peut regarder comme les plus fidèles et les plus dévoués défenseurs de la monarchie.
Si la monarchie était possible en novembre 1873, pourquoi l’honorable M. Lucien Brun3 et ses amis ont-ils voté la loi du 20 novembre4 ?
Si la monarchie est possible aujourd’hui, pourquoi l’honorable M. de Carayon-Latour a-t-il demandé qu’on ne passât point à une deuxième délibération sur la loi que nous discutons aujourd’hui ? C’était le moment, au contraire, de venir proposer la monarchie, d’exposer son programme et de voir si l’Assemblée était en disposition de l’accepter.
[Très bien ! très bien ! à gauche.]
Le vote de la loi du 20 novembre 1873 par les royalistes est la preuve qu’ils ne croyaient pas la monarchie possible de longtemps.
Sera-t-elle plus possible à l’échéance du 20 novembre 1880 ? Qui peut le dire ? Et si on le croit, je dis que c’est une grande illusion. Ceux-là seuls seront prêts alors qui sont prêts aujourd’hui, et leurs chances seront accrues de toutes celles que vous aurez perdues en vous obstinant à maintenir le pays dans le provisoire.
[Marques d’approbation à gauche.]
Mais, dira-t-on, vous proclamez donc la République ?
Messieurs, je ne proclame rien… [exclamations et rires à droite] ; je ne proclame rien, je prends ce qui est.
[Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs à gauche.]
J’appelle les choses par leur nom ; je les prends sous le nom que vous avez accepté, que vous acceptez encore… [très bien ! à gauche ; rumeurs à droite], et je veux faire que ce Gouvernement qui est, dure tant que vous ne trouverez pas quelque chose de mieux à faire.
Mais, dira-t-on, vous n’en faites pas moins la République !
A cela, je réponds tout simplement : Si la République ne convient pas à la France, la plus sûre manière d’en finir avec elle, c’est de la faire.
[Exclamations et rires ironiques à droite.]
A l’heure qu’il est, la République prend pour elle toutes les bonnes valeurs ; et s’il y a quelque mauvais billet, c’est le parti monarchique qui l’endosse : si l’emprunt réussit d’une manière si prodigieuse, c’est que nous sommes en République.
[Dénégations sur plusieurs bancs à droite.]
M. Pouyer-Quertier5 : C’est parce que vous êtes la France !
M. Henri Wallon : Si le territoire est libéré avant le temps qui était marqué, c’est que nous sommes en République.
[Nouvelles dénégations sur les mêmes bancs.]
M. Henri Wallon : Messieurs, vous n’avez pas l’air de comprendre ma pensée. Veuillez suivre mon raisonnement, et j’espère que vous en saisirez la signification.
[Parlez ! parlez ! à gauche.]
Si les catholiques persécutés sont recueillis en France, c’est que nous sommes en République.
[Rumeurs et interruptions à droite.]
M. le président : L’orateur est interrompu à chaque mot sans pouvoir même faire comprendre sa pensée. Il faut que ces interruptions cessent.
[Très bien ! très bien !]
M. Henri Wallon : Au contraire, s’il y a des inquiétudes dans les esprits, s’il y a stagnation dans les affaires, c’est que nous ne sommes pas en République.
Et bien, je demande que la République ait la responsabilité complète de ce qui arrive.
[Mouvements divers.]
Un membre à gauche : Et les avantages !
M. Henri Wallon : Je lui souhaite les meilleures chances, et je suis décidé à faire qu’elle les ait les meilleures possibles.
[Très bien ! très bien ! à gauche.]
Je crois, messieurs, que c’est là le devoir de tout bon citoyen.
[Vive approbation à gauche.]
Dans la situation où est la France, il faut que nous sacrifiions nos préférences, nos théories. Nous n’avons pas le choix. Nous trouvons une forme de Gouvernement, il faut la prendre telle qu’elle est ; il faut la faire durer. Je dis que c’est le devoir de tout bon citoyen. J’ajoute, au risque d’avoir l’air de soutenir un paradoxe, que c’est l’intérêt même du parti monarchique.
En effet, ou la République s’affermira avec votre concours et donnera à la France le moyen de se relever et de recouvrer sa prospérité, de reprendre sa place dans le monde, et alors vous ne pourrez que vous réjouir du bien auquel vous aurez contribué [très bien ! à gauche] ;
ou bien votre concours même sera insuffisant ; on trouvera qu’il n’y a pas assez de stabilité dans le pouvoir, que les affaires ne reprennent pas, et alors, après une épreuve loyale [murmures à droite],
le pays reconnaissant des sacrifices d’opinion que vous aurez faits, du concours que vous aurez apporté à la chose publique, sera plus disposé à suivre vos idées, et ce jour-là vous trouverez le concours de ceux qui, aujourd’hui, ont une autre opinion, mais qui, éclairés par l’expérience et voulant comme nous, avant tout, le bien du pays, vous aideront à faire ce que le pays réclame.
[Très bien ! très bien ! à gauche. Rumeurs à droite.]
Ma conclusion, messieurs, c’est qu’il faut sortir du provisoire. Si la monarchie est possible, si vous pouvez montrer qu’elle est acceptable, proposez-la.
[Très bien ! à gauche.]
M. Cézanne6 : Avec son drapeau !
M. Henri Wallon : Mais il ne dépend pas malheureusement de vous, ici présents, de la rendre acceptable.
Que si, au contraire, elle ne paraît pas possible, eh bien, je ne vous dis pas : Proclamez la République !… mais je vous dis : Constituez le Gouvernement qui se trouve maintenant établi et qui est le Gouvernement de la République.
[Rires ironiques sur divers bancs à droite.]
Un membre à droite : C’est le septennat !
M. Henri Wallon : Je ne vous demande pas de le déclarer définitif. Qu’est-ce qui est définitif ? Mais ne le déclarez pas non plus provisoire. Faites un Gouvernement qui ait en lui les moyens de vivre et de se continuer, qui ait aussi en lui les moyens de se transformer, si le besoin du pays le demande ; de se transformer, non pas à une date fixe comme le 20 novembre 1880, mais alors que le besoin du pays le demandera, ni plus tôt ni plus tard.
[Très bien ! très bien ! à gauche.]
Voilà, messieurs, quel était l’objet de mon amendement.
Je fais appel à tous ceux qui mettent le bien de la chose publique au-dessus de toutes questions de parti ; je m’adresse particulièrement à ceux à qui M. le Maréchal7, président de la République, faisait appel lorsque, dans son voyage dans le Nord, parlant à notre honorable collègue, M. Testelin8, il appelait à lui les modérés de tous les partis.
[Très bien ! très bien ! à gauche.]
C’est sous l’invocation de cet acte accompli au chef-lieu du département dont j’ai l’honneur d’être le représentant, que je place mon amendement et que je le soumets à vos suffrages.
[Très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche et au centre gauche.]
Chambre des députés, séance du 30 janvier 1875, Annales de l’Assemblée nationale, p. 363 sq.
Joseph de Carayon-Latour (1824-1886) est représentant monarchiste de la Gironde.
Le vicomte Charles de Lorgeril (1845-1897) est représentant royaliste des Côtes-du-Nord.
Lucien Brun (1822-1898), député légitimiste de l’Ain.
La loi du 20 novembre instaure le septennat.
Né en 1820, Augustin Pouyer-Quertier, représentant de la Seine-Inférieure, est fort hostile à la République.
De tendance orléaniste, Ernest Cézanne (1830-1876) représente les Hautes-Alpes.
Il s’agit du maréchal de Mac-Mahon.
Armand Testelin (1814-1891) représente le Nord et appartient au groupe de l’Union républicaine.