1911. L’incident d’Agadir


Au mépris des accords conclus lors de la conférence d’Algésiras (1906), la France décide en 1911 d’occuper Fez. Le 1er juillet 1911, l’Allemagne réplique en envoyant sur Agadir une canonnière, la Panther. Le nationaliste Charles Maurras (1868-1952) commente cet incident dans le quotidien L’Action française.

 

La politique allemande suit son cours. Et nous continuons d’en subir les effets.

A bien considérer les choses, ce que nous faisons ou ne faisons pas importe à peine. Il existe à nos portes un peuple nombreux, fortement organisé, enhardi par la victoire et pressé de besoins nouveaux tant par la force même de son activité que par son accroissement numérique. Sa poussée est puissante du simple fait de sa masse. Elle est encore plus puissante en vertu de sa distribution, de son ordre. Toutes les valeurs économiques et militaires de cette nation sont décuplées ou centuplées par la valeur de son État comme nos valeurs morales, territoriales, historiques sont annulées ou corrompues par la faiblesse, la nullité ou la perversité de notre État. L’Allemagne est ainsi en mesure de profiter de tous nos maux en s’appropriant tous nos biens et, si elle procède avec une lenteur savante, c’est afin de rendre l’opération plus certaine. La démonstration d’Agadir en est l’exemple saisissant.

Nos organes officieux venaient de s’étendre avec complaisance sur les résultats aussi efficaces que prompts de l’occupation française dans la Chaouïa ; ils énuméraient avec fierté ce que nous avions fait pour rétablir la sécurité et la facilité des communications, la régularité des péages, l’ordre fiscal et même la justice et la paix. L’excellence des troupes, le sérieux du commandement militaire avaient comblé le déficit des ordres supérieurs. Il ne manquait à ces bons effets qu’un peu d’avenir. Et cet avenir vient de leur être retiré d’un trait. L’Allemagne dessine un mouvement imprévu de rapide offensive sur l’un des rivages qu’elle avait guignés sournoisement jusque-là. « Agadir », disait un de leurs journaux, « est la clef des immenses trésors du Sud. Tout ce pays est rempli d’or, d’argent et de pierres précieuses. » Cette terre promise, ajoutait-il dans un style moins digne des temps primitifs, « a le plus grand avenir et celui qui en est le maître peut dire le mot décisif dans l’exploitation économique de la région ».

Jacques Bainville1 vous a déjà montré, tout à l’heure il vous redira, dans quelles conditions d’amitié (Le Temps écrit : « de confiance et de bons procédés ») nous est porté ce brutal coup de poing teutonique. Jamais tonnerre n’éclata dans un ciel plus serein. Jamais gouvernement n’avait accumulé plus de précautions de tout ordre pour éloigner tous les risques d’intempéries. On allait au-devant des vœux de l’Allemagne. On avait soin de faire approuver par elle les plans de campagne qu’on ébauchait. L’ambassadeur ou le chancelier étaient priés de nous dicter leurs ratures ; — Vous n’entrerez pas à Rabat… — Nous n’entrerons pas à Rabat. — Défense d’aller à Tazza… — Plutôt nous arracher les yeux. — Vous n’entrerez dans Fez que dans le cas de nécessité absolue… Toutes ces conditions furent si bien souscrites que la colonne française, ayant été matériellement obligée de traverser en hâte Rabat, son chef militaire dut assembler tous les consuls européens pour les prendre à témoin comme chez le notaire de ce cas de force majeure. […]

Toutes ces platitudes faisant suite à un traité d’entente et de bon accord qui n’a que deux ans d’existence n’auront en définitive rien empêché. L’empire guerrier fondé par les rois de Prusse est loin d’être l’ennemi des arts de la paix. Seulement, il manie les instruments de diplomatie d’une main exercée à tenir l’arme du soldat. Les avances des peuples vaincus et humiliés doivent lui servir autant qu’il doit faire expier leurs semblants d’insurrection. On croyait trop, en France, que M. Delcassé2 était la cause de tout le mal. Et l’on s’était d’abord beaucoup trompé en lui attribuant je ne sais quels projets de revanche. M. Delcassé n’aspirait à d’autres victoires qu’à celles de sa vanité, dont les sourires du roi d’Angleterre formaient le triomphe. […] Sa politique était centrifuge par rapport à l’axe de Berlin et de Vienne, mais elle aurait pu être tout le contraire sans que le résultat fût bien modifié quant aux intérêts de ce pays-ci. Comme on comprend dès lors que Guillaume II n’attachât plus aucune signification désagréable à la présence de M. Delcassé dans un ministère français. […]

Or, cette expérience cruelle d’une action commune avec l’Allemagne tournant en fin de compte à notre détriment n’est pas nouvelle du tout. Si les républicains étaient capables d’un peu de mémoire, ils sauraient qu’il n’y a pas plus de seize ans, toutes les fortes têtes de leur République, de leur meilleure République, de la République modérée et conservatrice, nous conduisaient, en juin 1895, sous la direction de l’empereur de Russie, saluer l’empereur d’Allemagne à cette ouverture du canal de Kiel, qui fut une si grande date de l’expansion maritime des Allemands ! M. Hanotaux3, M. Ribot4, M. Félix Faure5, c’est-à-dire des hommes d’ordre et des patriotes, présidaient à cette orientation nouvelle de notre politique européenne et planétaire, visant, on s’en souvient, le vieil empire de la reine Victoria.

On ne prétendait pas oublier l’Alsace, mais on se disait que les clefs de Strasbourg et de Metz étaient cachées quelque part dans la tour de Londres. Les cabinets de Paris et de Berlin ne pouvaient pas collaborer très directement, « l’honnête courtier » russe s’entremettait et rendait les relations aussi étroites et cordiales que possibles : Marchand6 était parti du Congo vers le Nil sur la foi de ces engagements amicaux, et la réouverture de la question d’Égypte pouvait sortir du succès de sa mission. Je n’ai pas besoin de vous redire ce qui suivit et comme le désastre de Fachoda devait sortir de l’agitation dreyfusienne qui nous avait paralysés. Mais, au cours de l’agitation, on avait pu toucher du doigt deux vérités édifiantes. La première était que l’excellence de nos relations avec l’Allemagne n’avait jamais empêché l’armée allemande d’entretenir une nuée d’espions autour de notre armée ; la seconde, que les mêmes relations excellentes ne firent pas hésiter un seul instant l’empereur, ni son chancelier M. de Bülow, ni son ambassadeur à Paris, ni le personnel militaire et civil de cette ambassade, à soutenir par tous les moyens l’anarchie dreyfusienne qui désorganisait l’armée et l’État. En vain demeurions-nous leurs quasi-alliés, les amis de leurs amis russes, les ennemis de leurs ennemis d’outre-Manche, notre position de Français suffisait à nous classer comme la première puissance à dissoudre. Ce qui faisait du mal à la force militaire française apportait à Berlin un bien si évident qu’on ne perdait pas un seul instant à la discuter. Les réflexes de l’instinct et ceux de l’intérêt le plus général y jouaient dans le même sens.

Certes, on s’étonnait dans nos milieux officieux. Je le sais, on se récria. On flétrit à voix basse la duplicité, la mauvaise foi et la perfidie de cet honnête, simple et vertueux Germain dont on avait pris les serments pour de l’argent comptant. Et les mêmes vitupérations montèrent aux cieux étonnés quand, de mars 1905 à avril 1906, les divers représentants de la puissance allemande ne cessèrent d’insulter à notre désarroi, utilisant nos plaintes, jouant de nos faiblesses et de nos imprudences imposant en juin le renvoi de M. Delcassé, l’obligeant en octobre à trahir des secrets d’État, puis, à Algésiras, profitant d’une crise ministérielle pour remettre en question tout ce qu’on nous avait concédé ! Devant cet épaississement de la fibre morale, cette oblitération du sens moral, on ne montrait point, à proprement parler, de colère : les colères auraient tendu à des sanctions de fait dont on n’avait pas le moyen, mais on gémissait, on blâmait, on flétrissait. Voici que ces appels à la conscience du genre humain recommencent ; la presse républicaine en regorge. Les paroles reniées, les pactes violés sont énumérés avec beaucoup de fracas et plus d’un politique s’établit moraliste consultant pour faire voir de combien de manières l’Allemagne a tort et sur combien de points l’amendement éthique de ce peuple serait désirable…

Ces vues ne sont point fausses, et l’Allemagne a de nombreux progrès à faire du côté de la politesse et de l’élégance de cœur. Mais il n’est pas probable qu’elle se rende de plein gré chez le maître à danser capable de l’instruire à mieux régler son pas. Ni ses sentiments, ni ses intérêts, ni même ses nécessités ne l’y inclinent. Tout la pousse au contraire à vouloir fermement s’agrandir, se développer et se fortifier davantage. Un point l’arrêterait : c’est une résistance. Elle n’en trouve pas.

Je connais, pour ma part, un moyen, mais un seul, de moraliser la politique allemande. Ce serait, de ce côté des Vosges, d’être très forts. On ne l’est pas en République. Quant à l’empire français, il a fait l’Allemagne que les rois de France avaient défaite plusieurs fois.

Charles Maurras, « Kiel et Tanger (suite) », L’Action française, 3 juillet 1911.


2.

Théophile Delcassé (1852-1923), ministre des Affaires étrangères (1898-1905). Refusant le principe d’une conférence sur le Maroc, il est contraint de démissionner sous la pression de l’Allemagne.

3.

Gabriel Hanotaux (1853-1944), ministre des Affaires étrangères dans la quasi-totalité des gouvernements au pouvoir de 1894 à 1898.

4.

Alexandre Ribot (1842-1923), ministre des Affaires étrangères de mars 1890 à janvier 1893.

5.

Félix Faure (1841-1899) est élu président de la République en 1895.

6.

La mission dirigée par Jean-Baptiste Marchand vise à atteindre le Nil en partant du Congo. Ce rêve est brisé le 7 novembre 1898 lorsque les Anglais imposent à Marchand l’évacuation de Fachoda, ville soudanaise située sur le Nil.