1917. La révolution d’Octobre


Dans la nuit du 24 au 25 octobre 1917 (6-7 novembre pour le calendrier occidental), Lénine et Léon Trotski déclenchent l’insurrection à Petrograd et s’emparent des points stratégiques de la capitale. Dans son édition du 9 novembre 1917, le correspondant (A. Giaxome ?) du très conservateur quotidien Le Journal des débats, présente son analyse de la situation.

 

Les maximalistes, bolcheviks, léninistes, c’est-à-dire tous les gens qui forment l’écume de la révolution russe triomphent. Ils viennent de renverser le gouvernement provisoire, de déposer le président Kerenski1, qui est en fuite, et d’enfermer quelques ministres, dont M. Terestchenko2. Le coup semble s’être fait avant-hier, jour prévu pour une grande manifestation maximaliste. Comme les Soviets sont maîtres de Petrograd et des télégraphes, il convient d’accorder une confiance limitée à toutes les dépêches qui vont venir de Russie pendant quelque temps. Aujourd’hui, il faut se borner à quelques constatations. Lénine, qui se cachait depuis les émeutes de juillet afin d’échapper à la prison, s’est remontré, a parlé devant l’assemblée des Soviets, a été acclamé et a fait prévaloir ses doctrines germano-pacifistes. Trotsky — de son vrai nom Bronstein — défaitiste notoire, ancien bagnard, qui avait pris une grande part à ces mêmes émeutes, domine le Soviet de Petrograd et lui fait accepter tout ce qu’il veut. On a toute raison de croire qu’il est aux gages de l’Allemagne. Les journaux maximalistes qui avaient été suspendus ont reparu ; ils publient des articles réclamant la remise de tous les pouvoirs aux Soviets. La flotte de la Baltique est entièrement d’accord avec ceux-ci. La Finlande crie famine, mais suit le même mouvement. En résumé, pour le moment, « la garnison prolétarienne de Petrograd », comme cette bande armée s’intitule, règne à Petrograd.

Elle s’est empressée de lancer une proclamation aux Comités d’armée et à tous les Soviets. Elle y annonce que « en attendant l’intervention d’un gouvernement régulier des Soviets, le Soviet de Petrograd a inscrit dans le programme du nouveau régime les principes suivants : 1° offre d’une paix démocratique : remise immédiate de toute la propriété aux paysans… » Ces deux premiers articles suffisent à caractériser la manœuvre défaitiste. On offre à la grande masse russe les deux objets de ses vœux, la paix et la terre. Et l’on n’attend pas la réunion de la Constitution3 ni la décision régulière d’un organe investi de pouvoirs légaux, pour réaliser ces promesses. On se propose de conclure une paix rapide, et l’on invite les paysans à se jeter sans plus tarder sur les biens des propriétaires. C’est l’appel cynique aux sentiments les plus bas et aux convoitises les plus âpres. Les Soviets ne perdent pas un instant. Ils prescrivent aux Comités d’armée d’envoyer à Petrograd des délégués chargés de se joindre à la garnison prolétarienne et de délibérer ensemble sur les destinées de la Russie. En même temps ils prennent des précautions. Ils interdisent à tout détachement militaire de quitter le front pour se rendre à Petrograd. L’ordre du jour contenant ces injonctions doit être lu sans retard devant les troupes : « L’omission de cette prescription sera considérée comme un crime contre la Révolution. »

M. Maklakof, le nouvel ambassadeur de Russie, qui vient d’arriver à Paris, a dit à l’un de nos confrères : « C’est l’abcès qui crève ! » L’expression est juste. L’abcès purulent est crevé. Il reste à savoir si le pus, en se répandant, gagnera tout l’organisme, ou si l’organisme, libéré de cette pourriture, reprendra sa vie normale. On serait volontiers de cette dernière opinion si l’abcès avait été percé d’un vigoureux coup de bistouri. Ce n’est malheureusement pas le cas. On attend encore le chirurgien et son instrument. Quoique crevé, l’abcès reste dangereux. Il ne cesse de l’être que s’il est cureté à fond par une main forte et habile.

Certes, les Russes cultivés, d’esprit à peu près sain, sont en immense majorité navrés du succès des défaitistes. Nous ne doutons ni de leurs sentiments, ni de leurs intentions. Seulement possèdent-ils la volonté nécessaire pour organiser une réaction efficace contre les entreprises de trahison ? Sont-ils résolus à se mettre en avant, à lutter, à courir tous les risques, pour essayer de sauver leur pays ? Ils disposent encore d’éléments importants. Les Soviets de Petrograd ne représentent nullement l’opinion du pays. Mais, pour venir à bout des énergumènes cosmopolites et des traîtres qui se sont emparés du pouvoir dans la capitale, il faut que, sans perdre une heure, tous les bons citoyens s’entendent, se concertent, préparent leur revanche et se consacrent sans réserve à l’œuvre libératrice de la patrie. S’ils se contentent de gémir ou s’ils agissent isolément, en ordre dispersé, ils succomberont. La tentative Kornilov4, qui était digne de tous les encouragements, a échoué par suite des tergiversations et de la présomption de Kerenski. L’ancien dictateur porte la peine de cette lourde faute. Cette tentative doit être reprise sur une plus grande échelle, avec la préparation nécessaire. Le temps des harangueurs est passé. Il faut à la Russie un homme qui agisse.

En ce qui concerne les Alliés, nous répéterons sans nous lasser ce que nous avons déjà dit : Jusqu’à ce que soit rétabli solidement en Russie un gouvernement leur donnant toute garantie, qu’ils n’y envoient pas un canon, pas un obus, pas un centime.

A. [Giaxome], « Le triomphe de Lénine », Le Journal des débats, 9 novembre 1917.


1.

Alexandre F. Kerenski (1881-1970) est le chef du gouvernement.

2.

Michel Terestchenko, ministre des Affaires étrangères, proche des K.D. (constitutionnels démocrates).

3.

La convocation d’une Assemblée constituante est prévue pour novembre.

4.

Le général Lavr Kornilov tente un putsch révolutionnaire qui échoue (17-30 août 1917).