1921. Les Réparations


En avril 1921, la Commission des réparations fixe à 132 milliards de marks-or l’indemnité due par l’Allemagne à la France. Mais la République de Weimar tarde à s’exécuter. Elle exige avec constance la renégociation de cette somme et en mars comme en juillet 1922 réclame un moratoire. Sous la plume de son rédacteur en chef Stéphane Lauzanne, Le Matin, quotidien de droite réputé pour sa rubrique diplomatique, juge sévèrement ces atermoiements.

 

DEUX CHIFFRES

 

Pour M. Mellon,

Pour l’Amérique,

Pour la vérité1.

M. Mellon2, ministre des Finances des États-Unis, a demandé à M. Parmentier, délégué des Finances de France, de lui faire tenir un certain nombre de documents et de statistiques concernant nos créances, nos dettes, nos dévastations, notre budget, etc. Est-il trop tard pour prier M. Parmentier de ne pas oublier de faire tenir à M. Mellon deux chiffres ?…

Deux chiffres, ce n’est pas énorme, mais c’est quelquefois suffisant. Deux chiffres, ça résume quelquefois mieux une situation que vingt statistiques. Deux chiffres, ça suffit parfois à éclairer une religion et à fixer l’histoire…

Les deux chiffres que nous voudrions bien mettre sous les yeux de M. Mellon et du peuple américain tout entier sont les suivants :

 

1 milliard et quart de dollars

7 milliards et demi de dollars

Nous allons nous expliquer…

Un milliard et quart de dollars, c’est à quelques unités près, ce que, à la date du 15 juillet 1922, l’Allemagne a versé à la Commission des réparations, soit en nature, soit en espèces. Le dernier bilan de la Commission accuse, en effet, un versement total de 4 944 millions de marks-or — ce qui représente (4 marks-or valant un dollar) un milliard et quart de dollars.

Sept milliards et demi de dollars, c’est à quelques unités près, ce que, à la date du 15 juillet 1922, la France a versé pour les frais de reconstruction de ses régions dévastées et pour les frais de ses pensions, frais qui, en vertu du traité de Versailles, incombent exclusivement à l’Allemagne. Il ressort, en effet, d’une déclaration de M. Raymond Poincaré qu’aujourd’hui ces frais s’élèvent à 92 milliards de francs. Et, si nous prenons le cours moyen du change de ces trois dernières années, lequel est de 12 francs pour un dollar, nous voyons que ces 92 milliards de francs représentent environ sept milliards et demi de dollars.

Donc, en trois ans, l’Allemagne, qui n’a pas eu un pouce de son sol ravagé par la guerre, qui n’a pas eu une maison détruite par la guerre, qui n’a pas eu une usine détériorée par la guerre, a versé un milliard et quart de dollars. Et, pendant ces mêmes trois années, la France, qui a eu sept de ses plus riches départements dévastés, qui a vu saccager ses plus importantes mines de charbon, qui a vu ses meilleurs districts industriels réduits en cendres, a néanmoins trouvé la force d’avancer sept milliards et demi de dollars pour le compte des auteurs de la dévastation, du saccage et de la destruction.

Pour l’amour de la vérité, ne sortons pas de ces deux chiffres. Quand on nous dit : « L’Allemagne ploie sous le fardeau de sa dette de réparations », répondons simplement : « Pardon, elle n’a payé que un milliard et quart de dollars pendant que nous en payions sept milliards et demi ! » Quand on nous dit : « Le mark allemand est tombé à zéro à cause des payements que l’Allemagne doit faire », répondons : « Non, le mark allemand ne peut pas tomber à zéro après avoir servi à payer un milliard et quart de dollars, quand le franc ne tombe qu’à quarante centimes, après avoir servi à payer sept milliards et demi de dollars. »

Un milliard et quart de dollars, c’est tout ce que 70 millions d’Allemands, qui n’ont pas eu un carreau de cassé, ont payé pour réparer la guerre qu’ils ont déclarée et qu’ils ont perdue. Sept milliards et demi de dollars, c’est ce que 40 millions de Français, qui ont eu sept départements ruinés, ont trouvé en se saignant et en fouillant leur pauvre bas de laine pour réparer les horreurs d’une guerre qu’ils ont subie et qu’ils ont gagnée.

Un milliard et quart de dollars ! Sept milliards et demi de dollars ! Voilà, monsieur Mellon, l’effort de l’une et voilà l’effort de l’autre ! Qui a droit au moratoire ? Qui a droit à une réduction de dette ? L’Allemagne intacte au milliard et quart ou la France déchirée aux sept milliards et demi ?

Pesez les deux chiffres dans votre conscience, monsieur Mellon ! L’Histoire les pèsera dans sa balance.

Stéphane Lauzanne, « Deux chiffres », Le Matin, 16 juillet 1922.


1.

Les États-Unis comme la Grande-Bretagne sont loin d’appuyer la politique française en matière de réparations.

2.

Andrew W. Mellon (1855-1937) est secrétaire d’État au Trésor (1921-1932).