1923. L’occupation de la Ruhr


La République de Weimar ne s’empresse guère d’acquitter les réparations dont le traité de Versailles avait imposé le principe. Face à un nouveau manquement de la part des Allemands — une livraison de charbon non acquittée le 9 janvier —, le président du Conseil, Raymond Poincaré (1860-1934), décide d’envahir le 11 janvier 1923 la Ruhr, non pour annexer ce foyer industriel mais pour tout simplement se servir sur place. Réputé pour sa rubrique de politique étrangère, le quotidien Le Matin donne sa version de l’événement dans un article non signé.

 

ESSEN, CAPITALE INDUSTRIELLE

DE L’ALLEMAGNE SERA AUJOURD’HUI

SOUS LE CONTRÔLE ALLIÉ

 

M. POINCARÉ A AVERTI LE REICH HIER APRÈS-MIDI

 

La France saura déjouer les manœuvres de la finance internationale

 

Aujourd’hui, à 14 heures, la première phase de l’expédition de contrôle dans la Ruhr sera un fait accompli. Essen sera occupé.

Depuis trois ans, les divers gouvernements français ont travaillé à maintenir l’union des alliés pour l’exécution du traité de Versailles. L’expérience a révélé que l’accord était impossible sur le point le plus important de cette exécution, c’est-à-dire les mesures nécessaires pour faire payer l’Allemagne.

Après s’être efforcés, au cours de plus de vingt conférences, de trouver une commune mesure entre les thèses opposées de l’Angleterre et des autres alliés, nos négociateurs en sont venus à décider qu’il fallait désormais faire une politique de réalisation, au besoin sans l’Angleterre.

Aujourd’hui peut-être le cabinet britannique va faire entendre une protestation. Elle ne saurait avoir aucune valeur contre la volonté nettement affirmée de la France, de l’Italie et de la Belgique. L’Angleterre ne va pas secourir l’Allemagne. Tout ce qu’elle pourrait faire en cas d’échec français, c’est de dire qu’elle l’avait prévu.

Mais notre situation est excellente. Avec les méthodes que préconisait le gouvernement de Londres, nous étions sûrs de ne jamais rien toucher, avec celles que nous allons mettre en œuvre, nous avons un grand nombre de chances pour nous. Appuyés sur la Commission des réparations, fidèles au traité, nous pouvons regarder avec sang-froid des manœuvres politiques comme le retrait de troupes ou de délégués, et des manœuvres de banque qui n’auront qu’un temps.

Après avoir épuisé pour persuader l’Allemagne toutes les ressources de l’art oratoire, nous avons recours à une nouvelle argumentation. Nous occupons le centre nerveux de l’organisme germanique. Ce centre est dans la Ruhr et les Allemands ont beau en transporter l’administration et les archives sur un autre point du territoire, ils ne transporteront ni les mines, ni les usines.

Possesseurs de ce centre nerveux, nous réalisons le maximum de nos moyens de pression sur ceux des Allemands qui détiennent la fortune et le crédit.

Nous commencerons avec beaucoup de modération et nous ne demandons pas mieux de ne pas aggraver les sanctions qui seront appliquées ; partout où une tonne de houille, partout où un objet manufacturé sera prêt à être expédié, il y aura un ingénieur allié qui, au début, contrôlera les destinations et, plus tard, si c’est nécessaire, les modifiera.

Il y avait déjà, à Essen, cinquante ingénieurs ressortissants des puissances de l’Entente : depuis deux ans ils s’efforçaient de travailler et l’on se moquait d’eux. A partir d’aujourd’hui midi, les 25 000 hommes du général Degoulte1 sauront exiger pour eux le respect qui est dû à leur décision.

On n’imposera pas de taxe spéciale ; on ne tirera pas de l’argent des habitants de la Ruhr, pour les mettre dans un état d’infériorité vis-à-vis de leurs compatriotes, mais on se servira des richesses naturelles et de l’outillage formidable de ce bassin industriel pour faire sortir les capitaux allemands des cachettes où ils sont enfouis. Si l’Angleterre, conduite dans une mauvaise voie par un syndicat financier, refuse de s’associer à cette expérience, le gouvernement français prendra néanmoins toutes les dispositions pour que les intérêts britannniques soient sauvegardés et pour que la place réservée aux techniciens britanniques demeure libre.

Tel est l’esprit dans lequel a été rédigée la note remise hier après-midi, à 16 heures, par M. de Margerie2 à la Wilhelmstrasse, note dont M. Poincaré a eu la courtoisie d’envoyer une réplique à M. Mayer, ambassadeur d’Allemagne à Paris. […]

Nous avons avec nous toutes les puissances alliées dont le traité de Versailles a consacré la victoire ou fondé l’existence. Une fois maîtresses de la Ruhr, la Belgique, la France et l’Italie sont de taille à supporter sans faiblir les menaces de la Cité et de Wall Street.

X, « Essen, capitale industrielle de l’Allemagne… », Le Matin, 11 janvier 1923.


1.

Le général Jean-Marie Degoulte (1866-1938) commande les troupes d’occupation alliées en Rhénanie et dirige l’occupation de la Ruhr.

2.

Ambassadeur de France à Berlin.