1925. Les déboires du Cartel des gauches


Le 15 juin 1924, le radical Édouard Herriot (1872-1957) forme son premier gouvernement, mais il affronte une crise de trésorerie due à la défiance des épargnants. Le Cartel des gauches recourt alors aux avances de la Banque de France, dont la loi fixe le montant. Or, le gouvernement, non content de recourir fréquemment à cette procédure, excède le plafond toléré. En révélant l’ampleur de ce dépassement le 10 avril 1925, la Banque de France condamne Edouard Herriot. Le Sénat, ce même 10 avril, lui refuse dès lors sa confiance et le contraint à démissionner.

 

M. Édouard Herriot : […] La trésorerie continue à connaître des difficultés. Nous sommes en juin 1924. Le mouvement des fonds fait toujours entendre ses plaintes, car la trésorerie n’a pas cessé, dans ses dernières années, d’être dans une situation souvent angoissante. De nouveau, dans une lettre, ou plutôt dans une note pour son ministre, du 17 juin 1924, le directeur du Mouvement des fonds s’exprime ainsi :

« J’ai eu l’occasion d’informer le ministre, au cours d’un récent entretien, que, depuis le mois de juillet 1923, d’une façon accidentelle, et depuis le début de l’année 1924, à titre permanent et en raison de l’accord officieux conclu, à cette époque, entre MM. de Lasteyrie1 et Robineau2, la Banque de France a mis à la disposition de la trésorerie, en sus des avances prévues pour les conventions en vigueur, des ressources provenant de l’emploi de tout ou partie de ses réserves libres. »

Puisque je suis devant mes juges, j’ai bien le droit de leur dire : « Quelle est donc la portée de ce document qui, celui-ci, non seulement ne peut pas être discuté, mais doit être versé au débat ? »

Que prouve ce texte ? Il prouve qu’il y a depuis le mois de juillet 1923, qu’il y a, surtout, depuis le début de l’année 1924, à titre permanent et en raison d’un accord, des avances de la Banque de France en sus des conventions en vigueur3.

Ici, je fais appel à la loyauté de M. François Marsal4.

La limite est fixée par la loi, aussi bien pour les avances au Trésor que pour le plafond de la circulation5. Il n’y a pas de doute.

Il ne faudrait tout de même pas se plaindre de la violation de la loi, lorsque le plafond général de la circulation, la limite extérieure est franchie, alors que l’on trouve tout à fait naturel que soit franchie la limite inférieure, celle qui concerne directement l’État.

Voyons ! légalité dans un cas, légalité dans l’autre !

[Vifs applaudissements à gauche. Exclamations à droite et au centre.]

M. Gaudin de Villaine6 : La Banque de France est coupable. Jamais encore, elle n’avait consenti à publier des bilans truqués.

[Rumeurs sur divers bancs.]

M. le président du Conseil : C’est la justice et c’est le droit.

Je m’en réfère à votre impartialité.

Lorsque, dans les textes de loi que vous votez, vous fixez à la fois la limite des avances à l’État et la limite de la circulation, si ces deux limites ont un caractère légal, elles l’ont de la même façon.

Or ce texte établit qu’à partir de 1923 on n’a pas pu maintenir la limite des créances. Ce n’est pas moi qui en fais grief au ministre, il a défendu l’État. Il y a des heures où un ministre, un chef de Gouvernement, doit prendre des responsabilités, quand il s’agit de ces questions. Il doit les prendre quelquefois en silence. Ce n’est pas un chef de Gouvernement, s’il ne sait pas prendre pour lui-même, et quelquefois pour lui seul, cette responsabilité.

Le 27 juin 1924, les observations de M. de Mouy continuent. Écoutez encore ce texte essentiel. Je lis simplement un passage. Vous aurez encore la bienveillance de l’entendre : la lettre tout entière serait bien curieuse à connaître !

« J’ai exposé au ministre que le débit du compte d’avance à l’État ouvert dans les écritures de la Banque de France, et dont les oscillations mesurent le montant des disponibilités immédiates du Trésor, n’a cessé depuis plusieurs mois de se tenir à un niveau si voisin du maximum prévu par les avances de l’espèce, aux termes de la convention du 14 décembre 1923, que s’il n’avait été fait appel d’une façon permanente à des avances occultes de la Banque et, par intermittence, à diverses opérations de trésorerie d’un caractère exceptionnel, ledit maximum eût été constamment dépassé. »

Est-ce moi qui ait écrit le mot « occulte » ou est-ce le directeur du Mouvement général des fonds ? Est-il dans un discours politique du chef de Gouvernement ou est-il dans un rapport technique d’un fonctionnaire du mouvement des fonds ?

[Très bien ! très bien ! et vifs applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.]

Messieurs, je vous laisse le soin de décider. Je sais trop que le Sénat, quelle que soit la vivacité des controverses politiques, entend toujours réserver le droit. Je viens d’essayer de lui exposer ce qu’il était dans la circonstance.

J’arrive aux derniers mots, qui me mettent directement en cause, et je vais prendre ma responsabilité. Vous avez le droit de me dire — et c’est ici que la discussion se serre — vous avez le droit de me dire : « Eh bien ! puisque vous avez vu ces rapports… »

M. Gaudin de Villaine : Il ne fallait pas continuer ! Et vous avez continué.

M. le président du Conseil :

Mais oui. Je veux m’expliquer bien franchement, c’est la meilleure des méthodes.

Vous avez le droit de me dire : « Puisque vous avez lu ces rapports, puisque vous savez, puisque vous saviez en juin 1924 qu’il y avait eu constamment depuis 1923, et qu’il y avait eu surtout depuis le début de l’année 1924 un régime d’avances occultes et — employons cette expression — extra-légales, pourquoi n’y avez-vous pas mis fin ? »

Y mettre fin, c’était bien simple. C’était faire alors ce que je fais aujourd’hui : demander une augmentation de la limite de la circulation pour permettre à la Banque de France de consentir des avances supérieures. Vous avez le droit de me demander cela et j’ai le devoir de vous répondre. Pourquoi je ne l’ai pas fait ? Je vais vous le dire, et vous apprécierez.

Je ne l’ai pas fait, d’abord, parce que juin 1924, c’est, s’il vous en souvient, messieurs, le moment où, avec M. le ministre des Finances, je devais partir pour Londres avec des préoccupations extérieures angoissantes7. C’est aussi parce que je me suis, à ce moment-là, tracé un plan, que vous allez apprécier, que vous trouverez juste, honnête, heureux, ou l’inverse. J’ai constaté, dès que j’ai pu m’occuper des questions financières, qu’il y avait deux opérations qu’il fallait absolument faire l’une et l’autre : d’abord, rétablir l’équilibre budgétaire, puis assainir la trésorerie.

[Vifs applaudissements à gauche.]

Je ne pouvais pas faire ces deux opérations en même temps, car il est impossible de les faire en même temps, et voici pourquoi.

Je soutiens, messieurs, que l’opération essentielle, que l’opération préliminaire, c’était l’établissement de l’équilibre budgétaire.

[Applaudissements à gauche.]

Il fallait d’abord essayer de faire payer à l’Allemagne le plus possible.

[Rumeurs à droite.]

Mais là encore, veuillez admettre, messieurs, que, si nous sommes très loin d’avoir obtenu de l’Allemagne ce que nous espérions et ce qui, je pense, était à la base de cette politique d’emprunt, veuillez, tout de même, admettre que, dans le budget qui vous est actuellement soumis, c’est la première fois que vous avez une annuité importante inscrite au compte de l’Allemagne8.

Est-ce la vérité ou n’est-ce point la vérité ?

[Vifs applaudissements à gauche.]

Plusieurs sénateurs à gauche : C’est la vérité.

M. le président du Conseil : Il fallait d’abord faire cela, puis, le budget des dépenses recouvrables une fois incorporé dans le budget général équilibré, à ce moment-là seulement il fallait entreprendre l’assainissement de la trésorerie. Je pense que, sur ce point au moins, je rencontrerai peut-être l’assentiment unanime du Sénat.

Le pays veut bien, si on le lui demande d’une certaine façon, faire des efforts qu’il comprendra indispensables et que je vais vous démontrer indispensables. Mais laissons la question de politique, si vous le voulez bien. Admettons même que je vous paraisse, pour cette opération, indésirable.

Ce que veut le pays, dans l’ordre technique où je me place, c’est que les sommes qu’on pourra lui demander aillent non pas dans ce qu’on appelle le gouffre du budget [vives approbations à l’extrême gauche] dans un budget mal équilibré pour combler, comme les emprunts, des insuffisances, le pays, le rentier veut bien se sacrifier une fois encore, mais il veut savoir que cet argent ira à une caisse d’amortissement que l’on peut concevoir administrée avec le concours d’autres personnes morales que l’État, et il veut — je serais même d’avis de lui donner satisfaction sur ce point — que, le jour où l’on reprendra des bons, des rentes pour les annuler, on fasse l’opération, pour ainsi dire, sur la place publique, sous ses yeux, sous son contrôle [nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs], comme on l’a fait en Italie, par un procédé que je trouve heureux.

[Mouvements divers au centre et à droite.]

En tous les cas, vous entendez bien, messieurs, que c’est une métaphore, heureuse ou non : je veux dire que le public fera des sacrifices pour revaloriser son franc, pour revaloriser sa rente, pour revaloriser son bien, s’il sait que cet argent ira, dans une intention de rétraction monétaire, à une caisse qui sera séparée du budget de l’État par une cloison étanche.

[Très bien !]

J’ai donc pensé — vous devez reconnaître que j’ai fait tout le possible pour accomplir la première partie de cette œuvre — qu’il fallait d’abord équilibrer le budget. Quand je suis revenu de Londres, pendant même la période de la conférence de Genève, c’est jour par jour qu’avec le ministre des Finances nous avons travaillé à cette œuvre. Depuis, nous ne l’avons pas abandonnée.

Ayant pris cette résolution, je devais continuer à pratiquer le plus possible avec la Banque de France ce que j’appellerai la politique de la convention.

Vous voyez, monsieur François Marsal, que, si j’ai cité votre convention, c’était pour des raisons de définition technique et non pas d’autres.

J’ai pratiqué la politique de la convention, la politique de la déflation.

[Mouvements divers au centre et à droite.]

Oui, je vais vous en donner une preuve, vous serez convaincus, parce que vous êtes de bonne foi, même quand vous pensez du mal de moi.

Oui, j’ai pratiqué la politique de la déflation, puisque, après avoir demandé au Parlement, ce qui n’était qu’une première mesure, de voter la loi sur les chèques commerciaux, après avoir accepté que la Banque relevât le taux de l’escompte, mesure dangereuse peut-être pour l’industrie, mais utile pour la restriction de la circulation monétaire, j’ai fait deux emprunts, un emprunt extérieur et un emprunt intérieur9.

Vais-je dire la vérité, messieurs ? On vous rappelait que, lorsque j’ai obtenu les 100 millions de dollars de l’emprunt Morgan, je les ai donnés à la Banque de France : j’ai donc bien pratiqué la politique de la déflation ; et, lorsque j’ai fait l’emprunt intérieur, cet emprunt intérieur, qui a été, en effet, assez difficile, très difficile peut-être, tout l’argent frais que cet emprunt m’a donné, je l’ai porté à la Banque de France et, malgré mes embarras de trésorerie, malgré la doctrine du mouvement général des fonds, qui a, peut-être, dans cette querelle technique, eu raison, monsieur François Marsal, contre vous et contre moi, malgré cela, j’ai demandé au Parlement — vous le savez bien, puisque vous l’avez voté — d’abaisser le plafond des avances de la Banque de France à l’État.

J’ai donc le droit de dire que j’ai pratiqué le plus possible la politique de la déflation, que ce n’est pas vainement, que ce n’est pas mensongèrement que j’ai lutté contre l’inflation, [applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre], puisque, embarrassé comme je l’étais, j’ai remboursé la Banque de France…

[Mouvements divers au centre et à droite.]

Ce sont les faits, messieurs, on peut les vérifier… et que j’ai abaissé à 22 milliards [très bien ! très bien ! à gauche] le plafond, la limite maximum des avances de la Banque de France à l’État, alors qu’en 1920 cette limite supérieure était encore de 27 milliards.

Vous voyez donc que, si nous avons des embarras, un déficit de trésorerie, il n’y a rien là, cependant, d’inquiétant, puisque la limite maximum des avances à l’État se trouve être bien inférieure à ce qu’elle était en 1920.

[Vifs applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.]

Oui, j’ai pratiqué cette politique de déflation, j’ai eu des embarras de plus en plus graves, c’est vrai, j’ai dû faire appel aux banques, et je serais bien ingrat si je ne disais que, dans ces conversations, ces discussions que j’ai eues, soit avec le gouverneur de la Banque de France, soit avec les régents, j’ai trouvé des hommes qui ont préféré s’exposer à encourir, le cas échéant, la critique…

M. Gaudin de Villaine : Des critiques ? Mais c’est un crime !

M. le président du Conseil :… pour défendre l’intérêt général du pays.

Je leur rends hommage : même si nous avons discuté ensemble certaines mesures, et même si nous avons ensemble pris certaines décisions, j’entends avoir l’honneur d’en prendre pour moi seul les responsabilités.

[Très bien ! très bien ! et applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.]

Sénat, débats du 10 avril 1925, JO, 11 avril 1925, p. 847-848.


1.

Charles de Lasteyrie (1877-1936) est ministre des Finances de 1922 à 1924.

2.

Georges Robineau est gouverneur de la Banque de France.

3.

Le plafond des avances consenties par la Banque de France est effectivement fréquemment dépassé avant l’arrivée au pouvoir du Cartel.

4.

Frédéric-François Marsal (1874-1958) est ministre des Finances en 1920 et 1924.

5.

La loi fixe et le montant des avances, et le montant de la masse monétaire.

6.

Adrien Gaudin de Villaine (1852-1930) est sénateur antirépublicain de la Manche.

7.

Allusion à la conférence de Londres (16 juillet-15 août) portant sur les réparations.

8.

Grâce au plan Dawes, l’Allemagne peut reprendre ses versements.

9.

En novembre 1924, le Cartel lance un emprunt intérieur à 5 % (qui rapporte peu) et place, avec succès, un emprunt extérieur auprès de la banque Morgan.