En 1930, le gouvernement d’André Tardieu (1876-1945) propose un « plan d’outillage national » destiné à améliorer les infrastructures économiques de la nation. Lors d’une séance consacrée à ce projet, le député radical-socialiste du Vaucluse, Édouard Daladier (1884-1970), apporte un soutien très critique à une entreprise destinée en partie à limiter l’emprise du radicalisme sur les campagnes françaises.
M. Édouard Daladier : Je vais examiner le projet du Gouvernement, non seulement en le replaçant dans son cadre national, mais, à une époque où tous les grands problèmes de la vie des peuples sont interdépendants, en le replaçant en quelque sorte, comme préface à mes explications, dans un cadre international.
[Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.]
C’est un fait extrêmement important de la vie présente de l’Europe et du monde, en effet, que l’importance considérable qui est donnée dans tous les pays aux programmes d’outillage économique.
On nous dit que l’Europe traverse une grave crise, dont je ne rappellerai pas les raisons : crise de surproduction, crise plus encore de sous-consommation, crise aggravée par les obstacles, artificiels ou naturels, qui s’opposent à la circulation des produits.
Mais ce qui me frappe, c’est qu’au cours même de cette période de crise toutes les grandes nations du monde font un effort considérable et, permettez-moi de le dire, sans rapport avec l’effort timide que le Gouvernement nous propose aujourd’hui, pour la construction ou le renouvellement de l’outillage économique, dont l’importance est primordiale.
En Allemagne, où des millions de chômeurs ont été jetés hors des usines, on n’a pas ralenti l’exécution de ces travaux. Nous assistons, dans ce pays, à un spectacle impressionnant, à un effort prodigieux qui s’accomplit dans tous les domaines : d’abord, à l’intérieur même de l’industrie allemande par une rationalisation impitoyable, par une compression obstinée, farouche des prix de revient, et aussi hors de l’usine, dans tout le pays, par la construction d’un véritable réseau de moyens de production et d’échange, sur lequel, d’ailleurs, on a quelquefois appelé votre attention au point de vue de notre sécurité, mais qui me paraît avoir une importance encore plus considérable en ce sens qu’il révèle tout un plan de stratégie économique devant lequel nous ne pouvons rester indifférents.
[Applaudissements.]
Prenons un problème, celui du réseau des voies navigables.
C’est mon ami M. Bedouce1 qui, dans un discours remarquable à tous égards, disait que nous avions des voies navigables françaises, mais pas de réseau de voies navigables. Critique extrêmement juste et féconde, si l’on voulait bien en tenir le plus grand compte.
En Allemagne, c’est un réseau que l’on construit, un réseau de circulation fluviale intérieure qui permettra à tous les bateaux, jusqu’à 1 200 tonnes, de circuler à travers le pays. C’est l’extension des grands projets qui, avant la guerre, ont été réalisés sur le Rhin et en ont fait la grande artère commerciale de l’Europe occidentale.
Nous assistons à un effort prodigieux qui demande, non pas des sommes ridicules, permettez-moi ce mot, comme celles inscrites dans le projet du Gouvernement ou dans le texte de la commission, non pas une poussière de quelques centaines de millions, mais 15 milliards exclusivement consacrés aux canaux et aux fleuves.
Et nous voyons ce spectacle, qui en France ne s’est jamais produit, du chef de l’État, le maréchal Hindenburg en personne, ne jugeant pas indigne de ses fonctions d’aller inaugurer une écluse, la grande écluse d’Anderten, la plus grande du monde, construite récemment sur ce Mittelland Kanal qui aura pour la vie économique de l’Europe centrale une importance primordiale.
[Applaudissements.]
Messieurs, pourquoi ce plan ? A quoi répond-il ? A des considérations économiques.
Je crois que l’Allemagne, dans les cercles qui dirigent et contrôlent la production, s’oriente de plus en plus vers ces batailles économiques qui, malgré l’effort qui peut être fait à Genève et auquel nous nous associons de tout cœur, risquent de faire s’affronter les peuples en tant que producteurs, après que dans le passé ils se sont affrontés par leurs armées.
[Applaudissements à gauche.]
Il y a toute une série d’autres canaux, que je ne citerai pas, tout un plan d’organisation de la navigation fluviale.
Alors que nous marchandons des crédits ridicules, exigus, dans un pays comme le nôtre que la nature a favorisé à cet égard, nous voyons, en Allemagne, 15 milliards consacrés à ce réseau de voies navigables, une inauguration d’écluse par le président de la République lui-même.
Il y a là tout un plan de stratégie économique. Il s’agit de prendre, sur le terrain économique, la revanche de la guerre perdue ; il s’agit, par cet ensemble de canaux et de fleuves, de dériver, de drainer vers les ports du Nord et de la Baltique tout le commerce de cette Europe centrale et orientale que la victoire commune des alliés avait affranchie de la sujétion germanique et qui retombera ainsi sous la domination économique de l’Allemagne.
[Applaudissements.]
Si j’en avais le temps, je citerais également l’exemple d’autres peuples plus petits, plus modestes. Mais je passe, me permettant toutefois de vous dire quelques mots de deux pays dont la conjonction politique, à l’heure actuelle, nous inquiète quelque peu : je veux parler de l’Italie sous le régime fasciste et de la Russie sous le régime soviétique.
En Italie, M. Mussolini prononce beaucoup de discours sur les canons, les munitions, les bataillons armés. Il en prononce aussi, que nous devrions écouter avec attention, sur la mise en valeur économique de l’Italie moderne.
Il a repris à son compte la grande tradition historique de la Rome antique, qui considérait qu’un des moyens essentiels de fortifier le pouvoir politique et la domination était d’incorporer au sol d’un pays toute une série d’efforts constructeurs.
C’est ainsi que vous trouvez en Italie d’immenses projets pour lesquels des milliards ont déjà été votés par le Parlement et qui ont pour but la réalisation de grands travaux d’irrigation, de drainage, la modernisation des voies ferrées, bref la construction d’un véritable outillage dont M. Mussolini espère qu’il sera à notre époque l’héritier des grands travaux dont les ruines sont encore si impressionnantes dans la campagne romaine.
[Applaudissements.]
Quant à la Russie soviétique, il est de mode dans notre pays, dans notre presse notamment, de tourner en dérision le plan quinquennal auquel Staline paraît avoir attaché sa propre fortune.
Pour ma part, lorsque j’écoute les voyageurs qui reviennent de la Russie soviétique, lorsque je m’efforce de faire, grâce à leurs témoignages oraux, la critique des publications plus ou moins officielles ou officieuses que multiplie le gouvernement des soviets, je ne puis m’empêcher d’être frappé par ce fait, que je crois être une vérité indiscutable, qu’il y a là tout un immense peuple qui s’est mis au travail, qui s’efforce par des moyens parfois brutaux, quelquefois même avec une rigueur dans la direction qu’aucun peuple occidental ne tolérerait, de transformer ce pays si longtemps endormi et de lui permettre, par la construction d’un outillage formidable, de tirer parti des immenses ressources naturelles qui dorment dans les profondeurs de son sol et de ses forêts.
Messieurs, lorsque je fais ce tour d’horizon, lorsque, suivant la méthode de M. Lorin2, je place en effet le projet dans son cadre, lorsque j’examine, en le confrontant avec ce qui se passe au-delà de nos frontières, le programme soumis à nos délibérations, je ne puis m’empêcher d’un certain sentiment de tristesse et d’inquiétude.
[Très bien ! très bien ! à gauche et à l’extrême gauche.]
Je le répète, une ère nouvelle s’ouvre dans l’histoire économique du monde, une époque nouvelle commence, où tous les peuples affronteront leurs moyens de production, où celui qui triomphera sera celui qui aura témoigné de la plus grande faculté d’invention, qui aura fait porter son effort sur l’amélioration de la qualité de ses produits et qui aura exercé une compression farouche sur ses prix de revient [applaudissements], car nous arrivons à un moment de la vie économique où pour des différences insignifiantes dans les prix de revient d’une marchandise, on perdra ou on gagnera un débouché.
[Applaudissements.]
Chambre des députés, débats du 28 novembre 1930, JO, 29 novembre 1930, p. 3639.