Introduction

« … la santé d’une discipline scientifique exige, de la part du savant, une certaine inquiétude méthodologique, le souci de prendre conscience du mécanisme de son comportement, un certain effort de réflexion sur les problèmes relevant de la “théorie de la connaissance” impliqués par celui-ci. »

HENRI-IRÉNÉE MARROU, De la connaissance historique, p. 9.

Cet essai n’est ni un ouvrage de méthodologie de la préhistoire, ni un état des lieux sur nos connaissances dans le domaine. Il a pour ambition de traiter de son exercice, c’est-à-dire des moyens conceptuels que la discipline a mis sur pied en vue de réaliser son projet de savoir. La communauté des préhistoriens partage ce qu’on peut appeler une pensée technique, au sens où leur pratique regroupe tout un ensemble de savoirs, de savoir-faire et de représentations communes. Je vais m’intéresser ici aux raisonnements conduits par les préhistoriens, aux cadres conceptuels dans lesquels ils opèrent, aux modélisations qu’ils proposent et à la manière dont ils restituent leurs résultats dans leurs écrits.

Je serai en particulier amenée à faire ressortir que, s’il va de soi que la plus grande rigueur est de mise au stade de la fouille, de la compilation des données et de leur analyse, leur exploitation fait une large place à l’interprétation, n’en déplaise à ceux qui voudraient faire de la préhistoire une discipline poppérienne au même titre que les sciences dites exactes. Certains s’insurgeront peut-être sur le sens de ma démarche, et s’exclameront que, grâce aux méthodes d’analyse sophistiquées aujourd’hui disponibles, il est possible de restituer la vie des Préhistoriques telle qu’elle était vraiment. Mais c’est là une illusion, que les historiens ont, pour la plupart, perdue depuis longtemps. On sait que le terrain — la fouille ou le relevé d’art — joue un rôle essentiel dans la quête des données et distingue la préhistoire, et l’archéologie en général, des disciplines sœurs comme l’anthropologie et l’histoire. Il ne s’agit pourtant de rien de plus que d’une particularité technique de la méthode qui permet au préhistorien de construire son objet de recherche. Nous verrons qu’elle n’en est que la première étape et qu’elle est elle-même éminemment subjective. Ma démarche n’est pourtant pas uniquement critique et je n’ai nullement l’intention de remettre en cause la compétence de mes confrères préhistoriens, ni de juger la validité des connaissances acquises en préhistoire. Je souhaite surtout attirer l’attention du lecteur sur la relativité des raisonnements conduits et des conclusions qui en découlent.

Pour commencer, précisons ce qu’on entend par « préhistoire », terme qui désigne à la fois une certaine période, et la discipline qui se consacre à son étude. Le premier chapitre aborde les limites du champ de cette discipline. Chronologiquement d’abord, doit-on considérer que la préhistoire commence avec l’histoire de l’homme, comme le suggère Henri-Irénée Marrou ? Si oui, s’agit-il de l’homme anatomiquement moderne, auquel cas elle débuterait il y a 100 000 ou 150 000 ans, dates susceptibles de reculer en fonction des découvertes ? Ou bien doit-on y inclure les premiers représentants du genre Homo et remonter alors à plus de 2 millions d’années ? On peut aussi la faire débuter avec les premiers outils, il y a quelque 3 millions d’années, et y inclure alors les Australopithèques car il n’est pas exclu que ces outils soient leur œuvre. La fin de la préhistoire pose d’autres problèmes. Selon l’opinion commune, elle s’arrête avec l’invention de l’écriture, mais on sait bien que celle-ci est apparue à des époques différentes selon les lieux, et qu’elle était encore absente dans bien des sociétés il n’y a pas si longtemps. D’autres, voulant prendre en compte des critères économiques, extraient le Néolithique de la préhistoire et l’incorporent au domaine de l’histoire. On voit que la préhistoire ne se laisse pas définir si aisément par une catégorie de phénomènes ou d’acteurs qui relèverait de son étude.

Par ailleurs, la place de la préhistoire par rapport à l’histoire et à l’anthropologie sociale n’est pas si facile à délimiter. Les liens entre l’anthropologie et la préhistoire sont étroits, ne serait-ce que pour des raisons tenant à l’histoire de ces disciplines. La seconde était d’ailleurs incluse dans la première institutionnellement il y a peu et l’est encore dans bien des départements d’anthropologie aux États-Unis. Leur projet est peu ou prou le même — montrer l’unité de l’homme à travers la diversité des cultures dans l’espace et le temps — même si les moyens mis en œuvre ne sont pas les mêmes. Quant aux liens de l’histoire avec la préhistoire, et d’une manière générale avec une archéologie peu désireuse d’être réduite au statut de discipline ancillaire, ils ont parfois été houleux. Outre que leurs objets d’étude — archives d’un côté, vestiges matériels de l’autre — imposent des approches distinctes, leurs questionnements étaient au départ assez différents. Mais les choses sont moins vraies aujourd’hui. L’histoire, surtout lorsqu’elle devient « micro-histoire », se penche à l’occasion sur des faits aussi menus et circonscrits que ceux que l’archéologue essaie de cerner ; à l’inverse, celui-ci ambitionne parfois de reconstituer des séquences événementielles. La collaboration entre chercheurs des deux disciplines, pour les périodes récentes, témoigne bien du rapprochement de leurs centres d’intérêt. Mais, comme la suite du texte ne peut être parfaitement suivie que si l’on a en tête les méthodes d’étude et les procédures communément suivies par les préhistoriens, c’est sur ce survol que s’achève ce chapitre.

Les contours de la préhistoire ayant été un peu mieux cernés, le chapitre II convie le lecteur à s’intéresser aux préhistoriens eux-mêmes, dont les interrogations et les méthodes d’approche dépendront de leur formation, de leurs centres d’intérêt, voire de leur personnalité. Les raisonnements qu’ils choisissent d’utiliser ainsi que les questions qu’ils se posent vont aussi dépendre de circonstances plus ou moins fortuites. Le préhistorien est immergé dans son monde et le travail de reconstruction du passé auquel il se livre est largement tributaire du contexte idéologique et intellectuel dans lequel il baigne. Je propose ici une ébauche de portrait qui mériterait sans doute une véritable analyse sociologique.

L’établissement même du fait archéologique ne va pas de soi : le vestige archéologique doit d’abord être perçu et reconnu comme tel pour exister. Ce n’est qu’une fois la réalité de la trace admise — le vestige archéologique gisant sur le sol qui atteste que quelque chose a bien eu lieu — que viendront les phases d’identification, d’analyse et d’interprétation. Les vestiges de la préhistoire sont par définition lacunaires, aléatoires, et provisoires puisqu’une nouvelle découverte est susceptible de remettre en cause les connaissances antérieures. L’identification même du vestige est soumise aux aléas de l’histoire de la discipline. Ainsi, un charbon de bois est aujourd’hui porteur de nombreuses informations, alors qu’il était il y a un siècle rejeté dans les déblais.

Quant à l’interprétation des vestiges, elle est au plus haut point variable selon le contexte de la recherche. En témoigne la vision que certains chercheurs nord-américains ont des Néandertaliens, pas si éloignée de celle qu’en avaient les préhistoriens de la première moitié du XXe siècle, et ce, malgré le degré de sophistication des études qui leur sont consacrées(1). Qu’il s’agisse des vestiges matériels de l’archéologue ou des archives de l’historien, le passé a de tout temps été instrumentalisé et interprété par les puissants — princes, conquérants, dirigeants — pour célébrer leur gloire ou légitimer leurs actes, et ce, de Jules César au Troisième Reich en passant par les Plantagenêt ou Napoléon III. De plus, l’écriture du passé est directement tributaire des lois qui légifèrent le droit d’accès aux sources ; elle est également l’instrument des intérêts de lobbies ou d’individus ambitieux ; enfin, elle n’est pas à l’abri de l’évolution des modes et des mentalités. Tout cela est maintenant bien admis par certains historiens(2), mais c’est loin d’être le cas pour les archéologues.

Le chapitre III se concentre ensuite sur les cadres conceptuels encore en vigueur aujourd’hui et dont bon nombre n’ont pour ainsi dire jamais été rediscutés depuis leur mise en place à la fin du XIXe siècle. Parmi eux, les grilles chronologiques et les découpages spatiaux proposés dès les origines de la préhistoire sont les plus prégnants. On s’attachera donc à montrer combien nous serions bien inspirés de les rediscuter, à l’instar des historiens, qui savent bien que les découpages du tissu de l’histoire en « civilisations » et en « ères » sont arbitraires(3). Fort heureusement, une certaine méfiance à leur endroit, bien timide il est vrai, commence à se répandre.

Dans le chapitre IV, où je pars du principe que toute interprétation est une construction, je m’intéresse essentiellement à la manière dont se bâtissent ces constructions. Après avoir souligné les risques majeurs encourus par le préhistorien, à savoir la généralisation abusive et l’extrapolation, j’en viens à examiner les raisonnements auxquels il a le plus souvent recours : l’induction qui consiste à passer du particulier au général, la déduction qui permet d’aller du général au spécifique, mais surtout l’abduction avec laquelle on passe d’un indice à une hypothèse, d’une donnée à une théorie.

Le préhistorien va aussi chercher à mettre en évidence des comportements ou des phénomènes récurrents. Pour conduire son raisonnement, il va mobiliser soit les vestiges eux-mêmes, soit des modèles qu’il ira chercher dans l’histoire récente ou l’ethnographie, selon une démarche communément qualifiée d’actualiste. La première procédure consiste à construire des modèles théoriques ou à utiliser des modèles déjà existants auxquels on va tenter de rapporter ses données. Avec la seconde, on part des données en essayant de les ordonner en un tout cohérent. Une troisième voie, plus récente et encore expérimentale, qui ne part ni du terrain ni de la théorie, a été empruntée par Timothy Kohler. Il a conçu un programme informatique capable de modéliser les ressources naturelles procurées par l’environnement dans le sud-ouest des États-Unis en tenant compte des variables climatiques, et qui permet d’observer comment se comportent des groupes humains virtuels installés dans cet environnement. Dans le même esprit, Lewis Binford a établi une impressionnante base de données environnementales à partir d’informations relatives à 340 groupes de chasseurs-cueilleurs dispersés dans le monde, afin de créer des référentiels destinés à analyser la variabilité interne aux sociétés et à en comprendre les causes. Mais ces tentatives de modélisations informatiques partent là encore du présupposé qu’il existe des lois de comportement universelles. Elles renvoient à la question plus générale de l’impact du climat sur les sociétés humaines, question largement débattue depuis… Hippocrate, Aristote et Montesquieu, et qui n’a pour l’heure pas encore trouvé de réponse.

Le chapitre V prolonge la réflexion entamée dans le chapitre précédent(4). Nos connaissances s’accumulent-elles au cours du temps, comme elles le font dans les sciences exactes, où les acquis d’une génération sont ce sur quoi s’appuie la génération suivante pour les enrichir, les contredire ou les dépasser ? En d’autres termes, doit-on considérer la préhistoire comme le prolongement en amont de l’histoire ou comme une science naturelle ? Cette question est ici examinée à partir de deux thèmes d’études préhistoriques. Le premier est celui de l’analyse des manifestations artistiques. Je montre combien l’apport de Leroi-Gourhan est indéniable à deux niveaux. Tout d’abord, son ouvrage Les religions de la préhistoire, paru en 1964, a rendu certaines interprétations définitivement caduques. On peut comparer cet apport à celui de Lévi-Strauss qui, à peu près à la même époque, a montré que le totémisme est une chimère qui n’existe que dans la bibliothèque des savants. Dans les deux cas, il s’agit d’un apport « négatif », car ces deux savants ont retranché à ce que l’on croyait savoir, mais il est tout de même précieux. Par ailleurs, l’analyse structurale que Leroi-Gourhan a conduite sur l’organisation des grottes a permis de reconnaître une disposition particulière des différents éléments les uns par rapport aux autres, même si leur sens nous échappe. Cet apport, qu’on peut considérer comme « positif », est cette fois plutôt d’ordre méthodologique, même s’il nous dit bien quelque chose sur l’organisation des figurations dans les grottes ornées. Là encore, la comparaison avec l’analyse des récits conduite par Lévi-Strauss s’impose : il prônait l’étude des rapports entre les éléments narratifs (la « structure » du mythe) plutôt que la recherche du sens des éléments pris isolément.

Le second thème est celui de la question des capacités langagières des Néandertaliens. Il est indéniable que les connaissances anatomiques et même neurologiques concernant les Néandertaliens sont de plus en plus nombreuses et précises, en particulier grâce aux progrès des techniques d’analyse à la disposition des chercheurs. Mais si les vestiges anatomiques semblent bien montrer que l’aptitude au langage articulé est très ancienne, sans doute même antérieure aux Néandertaliens, ils ne permettent pas de dire si cette aptitude a effectivement été utilisée. Pour le savoir, il faut se tourner vers des données telles que les activités techniques, l’expression artistique et les pratiques funéraires. Le problème est qu’on se trouve alors confronté à des argumentations souvent tendancieuses qui cachent des préoccupations presque d’ordre idéologique. Ce ne sont pas les connaissances qui se cumulent, mais les arguments des uns et des autres, aussi indémontrables qu’inconciliables.

Le chapitre VI s’attache au statut de l’objet préhistorique, qui, après avoir été longtemps cantonné à un rôle de marqueur chronologique et « culturel », est aujourd’hui étudié sous des angles variés. Le préhistorien porte son intérêt sur toutes les traces matérielles qui s’offrent à sa prise, du fragment de matière première à l’objet fini, en passant par les débris, résidus, ébauches, etc., afin d’appréhender l’ensemble des opérations techniques le concernant, depuis sa fabrication jusqu’à son abandon. Selon le point de vue et la spécialité du chercheur, l’objet pourra être vu comme un témoin de la vie quotidienne, un objet d’art s’il est décoré, un indice des relations sociales ou économiques entre différents groupes humains s’il est venu de loin… Bref, plusieurs niveaux de lecture de l’objet sont possibles et sont rendus d’autant plus complexes qu’il a pu avoir eu une vie mouvementée, marquée par plusieurs épisodes d’utilisation, d’abandon et d’éventuelle réattribution. Il peut avoir changé de fonction, de statut, voire de forme tout au long de sa vie « préhistorique ». Sans compter qu’il va acquérir un autre statut après sa redécouverte par l’archéologue et entamer ainsi une nouvelle vie, de vestige archéologique, d’objet d’étude, d’objet de musée…(5) En outre, les objets conçus, fabriqués et utilisés par les premiers homininés sont susceptibles de nous renseigner sur les aptitudes cognitives en jeu dans les processus d’invention. N’oublions pas enfin la dimension ontologique de l’objet qui, comme Gérard Lenclud(6) l’a souligné, ne doit sa condition d’objet qu’à une conscience qui le vise.

Dans le chapitre VII, j’aborde la question des croyances des peuples préhistoriques et de ce que le préhistorien est susceptible d’en restituer. Je commence par une discussion de la terminologie assez confuse utilisée par les préhistoriens, pour qui des termes comme « religieux », « symbolique », « magico-religieux » tendent à être interchangeables et leur servent à qualifier tous les vestiges rebelles à toute autre interprétation. Il y aurait pour eux des activités utilitaires, et d’autres, par définition symboliques. Les anthropologues savent pourtant bien que la distinction entre ce qui serait utilitaire et ce qui serait symbolique ou cérémoniel ne va pas de soi.

La question de l’origine de la religion a fait couler beaucoup d’encre. Sans prétendre la trancher, je souhaite montrer que la plupart des hypothèses avancées par les préhistoriens, mais aussi par les psychologues, sociologues des religions, neurologues, historiens… fonctionnent selon les mêmes ressorts et attribuent au domaine religieux des fonctions qui sont en fait celles de bien d’autres activités sociales. De toute façon, nous verrons que toutes les théories proposées sur l’origine de la religion laissent sans réponse la question première du préhistorien : à supposer, ce qui n’est pas déraisonnable, que les Préhistoriques se soient adonnés à des activités susceptibles d’être qualifiées de religieuses, comment les vestiges dont ils disposent peuvent-ils les mettre en évidence ?

Pour finir, le chapitre VIII(7) examine la manière dont le préhistorien restitue ses résultats à travers l’écriture, selon qu’il s’adresse à ses pairs ou à un public plus large, selon qu’il choisisse de rester au plus près des « faits » ou au contraire de s’en éloigner jusqu’à opter pour la fiction romanesque. Nous montrerons, peut-être de manière un peu provocatrice, que, quel que soit le genre évoqué — article scientifique, ouvrage de vulgarisation, fiction —, la dimension narrative est présente, même si elle tend à dominer dans la troisième forme d’écriture.

Ce parcours dans l’atelier du préhistorien ne doit pas se conclure sur un constat d’échec. Il a pour ambition de faire prendre conscience, non seulement aux spécialistes, mais aussi à tous les amateurs de préhistoire, que tout ce que l’on peut dire sur le passé lointain résulte de constructions plus ou moins élaborées et ingénieuses qui se veulent les plus vraisemblables possibles. Ces constructions sont réajustées perpétuellement en fonction des nouvelles découvertes, des technologies dont disposent les chercheurs et du présent dans lequel ils baignent. Malgré la sophistication de plus en plus poussée des analyses auxquelles elles ont recours, il ne faut pas perdre de vue que ces constructions n’en restent pas moins interprétatives. La préhistoire livre un récit empirique, subjectif et mouvant sur le passé plutôt qu’un savoir stable et inamovible. En ce sens, elle s’intègre pleinement dans les sciences humaines, aux côtés de ses deux grandes sœurs, l’histoire et l’anthropologie.