« Il n’y a pas de faits empiriques. Le croire, c’est croire qu’ils peuvent exister, immuables, opaques, en dehors de toute théorie : or celle-ci intervient d’abord dans l’observation, on peut même dire dans la production des faits. Il n’y a pas plus de faits sans théorie qu’il n’y a de théorie sans faits. »
FRANÇOIS SIGAUT, Compte rendu de Production pastorale et société / Pastoral production and society, p. 442.
Existe-t-il en préhistoire une vérité qu’il nous faudrait découvrir, à la manière d’un trésor que l’on déterrerait ? Nous verrons ici qu’il n’en est évidemment rien et que ce que le préhistorien dit de la préhistoire se définit à partir de ce qu’il est capable d’en élaborer. Notre première question sera donc celle-ci : que cherchent au fond les préhistoriens ? On sait bien qu’aujourd’hui l’archéologie ne consiste plus à rechercher de beaux objets pour enrichir les musées. Une réponse un peu générale consiste à dire qu’ils cherchent à saisir les réalités du lointain passé humain par les traces matérielles qu’elles ont laissées, mais cette réponse est trop vague pour nous satisfaire.
Les réponses sont en fait aussi variables que les questions que se posent les préhistoriens. Selon l’échelle considérée, certains se pencheront sur l’étude d’un site particulier, voire d’un niveau d’occupation précis dans un site donné pour chercher à reconstituer la vie dans un campement préhistorique. D’autres s’intéresseront à des questions d’ordre régional, voire national ou continental. Ils tenteront par exemple d’élucider la question du peuplement de telle ou telle portion du globe — la péninsule Ibérique, l’Europe, l’Amérique, l’Australie, etc. D’autres préféreront se consacrer à un thème précis : ainsi les « archéothanatologues » travaillent sur la relation de l’homme à la mort à travers l’étude des pratiques funéraires(29). La problématique scientifique doit du reste être clairement définie dès le départ, afin de justifier et d’orienter l’opération de fouille elle-même.
Une question précise doit ainsi se trouver à la source de toute recherche. Cela rejoint l’idée de Bachelard pour qui la première étape de la formation de l’esprit scientifique consiste à établir le sens du problème : « Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique(30) ».
Si toute recherche tend à répondre à une question, on peut dire en exagérant à peine qu’il existe presque autant de questions que de préhistoriens. Du reste, si deux chercheurs étudient le même type de vestiges archéologiques, qu’il s’agisse de la parure, de l’art pariétal, du façonnage des bifaces ou de tout autre témoin, il y a de bonnes chances qu’ils abordent le sujet selon des points de vue différents — stylistique, technique, etc. Ils prendront d’ailleurs soin de ne pas étudier les mêmes sites, les mêmes régions voire les mêmes périodes, afin d’éviter tout incident diplomatique. Car les préhistoriens sont facilement enclins à considérer leur sujet de recherche comme un bien personnel inaliénable ; ce n’est malheureusement pas l’apanage des seuls préhistoriens dans le monde académique.
Il peut arriver en revanche qu’une même question soit traitée selon deux approches différentes, potentiellement complémentaires. Or, les résultats obtenus par deux voies distinctes ne convergent pas forcément, et il peut même arriver qu’ils se contredisent. De même qu’en histoire, il faut plusieurs témoignages indépendants pour que la véracité d’un fait soit établie(31), de même en archéologie, il faut qu’il y ait convergence entre plusieurs sources distinctes pour atteindre un certain degré de probabilité. Mais on ne parvient pas toujours à faire coïncider les résultats obtenus, surtout si les démarches adoptées sont trop différentes. Ainsi, les scénarios proposés pour expliquer la sortie d’Afrique des premiers hommes modernes divergent car les chercheurs ne parviennent pour l’instant pas à faire coïncider les résultats des analyses paléontologiques et ceux que donne l’évaluation des distances génétiques entre populations. Un autre exemple récent nous vient de Sibérie. À la suite de la découverte de fragiles fragments osseux à Denisova, l’existence d’une nouvelle espèce a été avancée pour la première fois sur la seule base d’analyses génétiques. Les paléogénéticiens ont proposé d’y voir une branche cousine des Néandertaliens. Mais, lors d’un colloque qui s’est tenu à Denisova même, les préhistoriens ont présenté des modèles de peuplement inconciliables avec ceux des paléoanthropologues et des paléogénéticiens(32). Chacun entendait bien le discours de l’autre mais aucune intégration n’était possible. Nous ne sommes pas très loin de l’anecdote que Bruno Latour rapporte à propos de deux chercheurs — l’un botaniste, l’autre pédologue — qui, à partir de leurs propres observations, arrivaient à des conclusions diamétralement opposées à propos des relations entre la savane et la forêt dans les zones de lisière de l’Amazonie brésilienne(33).
DE LA PERSONNALITÉ DES PRÉHISTORIENS
Un préhistorien est censé participer — ou avoir participé — à des fouilles et exhumer des vestiges remontant à un passé très ancien. Activité très concrète qui devrait l’amener à considérer le présent avec une sorte de sagesse : il sait ce qu’il adviendra de nos villes, de nos maisons, dans un futur très lointain, sans compter qu’il a une vision très précise de ce qu’il adviendra de son propre corps une fois qu’il sera inhumé. Cela devrait aussi susciter en lui — mais curieusement ce n’est pas toujours le cas — une certaine humilité teintée de relativisme, puisqu’il sait que son œuvre, si elle passe à la postérité, a peu de chance de durer plus de quelques générations, dans le meilleur des cas. Bien peu de vestiges se conserveront de tout ce qui fait notre environnement matériel quotidien. Je me souviens d’avoir été frappée, lorsque j’étais toute jeune étudiante, par les vitrines du Musée de l’Homme montrant des mannequins entourés de leurs objets quotidiens : leur vêtement, leur parure, leur habitat, leurs outils, tout était en matière périssable, à l’exception peut-être de deux ou trois artefacts — une lame de couteau, un coquillage perforé… Il est évident que nos papiers et même les supports numériques sont appelés à disparaître à plus ou moins longue échéance.
Un autre trait distingue le préhistorien du non-spécialiste et même de l’historien. Il a une perception du temps sensiblement différente. Là où le Moyen Âge paraît très lointain à ses concitoyens, il lui semble à lui extrêmement proche. S’il travaille sur le début du Paléolithique et de l’hominisation, et que son échelle de temps est graduée en millions d’années, il aura en tête cette fameuse représentation du temps sous forme de spirale qu’on voit figurer dans les musées ou les livres de vulgarisation. À l’inverse, s’il travaille sur les périodes de la toute fin du Paléolithique supérieur, souvent qualifiées d’« épipaléolithiques », il n’aura de cesse d’essayer de les faire reconnaître comme susceptibles d’être regardées comme des périodes « historiques », où, malgré l’absence de textes, on peut essayer de reconstituer la chaîne des événements, à l’échelle de temps « moyen » et non plus du temps long. Il en est ainsi de Boris Valentin, qui milite pour la reconnaissance d’une « Paléohistoire » correspondant aux derniers millénaires de la préhistoire(34).
Si le lecteur me permet de risquer une métaphore biologique, je dirais qu’il existe deux espèces différentes de préhistoriens. La première va se consacrer à l’exploitation des sites archéologiques : elle va faire en sorte de mener la fouille à bien, puis de la publier en replaçant autant que possible le site dans son contexte régional et chronologique. C’est évidemment un travail collectif qui engage toute une équipe, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent. Cette espèce est indispensable à la survie de la seconde, celle des préhistoriens qui abordent la préhistoire par le biais d’une thématique donnée (le travail des matières dures animales, l’arrivée des hommes modernes en Europe, l’exploitation du mammouth, l’invention technique, les aptitudes cognitives des premiers homininés…) : il va de soi que ceux-ci ont besoin, pour nourrir leur réflexion, des vestiges et des données accumulées par ceux-là. Ce second type de travail se mène parfois en solitaire, mais comme la confrontation avec les travaux des autres préhistoriens est indispensable, notre chercheur est en général contraint de sortir de son isolement. Nous avons vu que le préhistorien délimite au départ la question qu’il compte explorer, et nous voyons bien ici que c’est le cas des spécimens de la seconde espèce, mais pas de ceux de la première, puisqu’ils sont tributaires de ce qu’ils trouvent dans le site archéologique qu’ils exploitent. Ma métaphore biologique n’est toutefois pas pleinement satisfaisante, du fait qu’il arrive qu’un préhistorien passe d’une catégorie à l’autre, selon un rythme tout à fait imprévisible, soit qu’il mène les deux types de recherche en parallèle, soit qu’il décide, à un certain moment de sa carrière, de délaisser le terrain pour se consacrer à des questions plus thématiques, voire théoriques.
LE MONDE DU PRÉHISTORIEN
Qu’il s’agisse du préhistorien de la première espèce ou de celui de la seconde, qui se consacre à une thématique précise loin du chantier de fouille, tous deux sont soumis — à l’instar des historiens — à leur environnement historique et élaborent une image du passé assujettie à la mentalité de leur temps. Non seulement la connaissance du passé a quelque chose de subjectif, mais elle est aussi relative à la situation de l’historien dans le monde. À partir de l’exemple de l’histoire romaine, Marrou a montré les images successives que les historiens, d’époque, de mentalité ou d’orientation diverses, ont tour à tour élaborées(35).
Notre travail de reconstruction du passé est, en effet, largement tributaire du contexte idéologique et intellectuel dans lequel nous le pratiquons, que nous en soyons conscients ou non. La préhistoire est, comme l’histoire, une science historique, c’est-à-dire une science humaine, prise dans la marche inexorable du temps. Le contexte dans lequel cette science s’inscrit inclut les conditions d’avancement de la discipline mais aussi les cadres mentaux et les idéologies en vigueur. Cela est particulièrement net pour certains thèmes comme le féminisme, le marxisme ou le structuralisme, mais l’ensemble des thèmes de recherche est en réalité concerné. Interviennent aussi les modes qui traversent ces champs de recherche. Ces orientations sont parfois orchestrées pour s’adapter à des logiques institutionnelles qui n’ont rien à voir avec la science(36). Un exemple récemment analysé est celui de la reconstitution de la fresque du palais de Cnossos, « Le prince aux fleurs de lys », réalisée dans les années 1920 par l’archéologue britannique Arthur Evans, influencée par l’Art nouveau et par l’engouement pour l’Égypte ancienne(37).
Si les archives historiques sont en principe toujours accessibles aux chercheurs, nous avons vu qu’il n’en est pas de même des vestiges archéologiques, et là intervient un premier niveau de contingence. En effet, les découvertes archéologiques dépendent en partie du hasard, mais aussi des effets de mode qui font que l’on va prospecter et chercher dans certaines régions du monde plutôt que dans d’autres. Ainsi, un véritable engouement pour la préhistoire s’est développé dans le sud-ouest de la France au début du XXe siècle, et les principaux abris-sous-roche des vallées de la Dordogne et de la Vézère, de même qu’un grand nombre de grottes ornées, ont été découverts à cette époque, ce qui a laissé penser que les autres régions avaient été peu ou pas fréquentées. Or, des recherches plus récentes ont montré qu’il n’en était rien. Le contexte culturel, économique et géopolitique a également joué un grand rôle. Ainsi, le passé de certaines zones du globe est bien mieux connu que celui d’autres zones car l’histoire de la recherche se confond, au moins à ses débuts, avec l’histoire de l’Occident. C’est aussi ce qui explique que des terminologies mises au point dans les pays occidentaux aient été transposées sans discernement dans des aires soumises aux puissances coloniales. On en est ainsi arrivé, par exemple, à parler d’« Acheuléen africain », alors que ce terme désignait un assemblage d’outils repéré au XIXe siècle sur les terrasses de la Somme à Saint-Acheul.
Cette vision européocentriste du passé n’est pas l’apanage des premiers préhistoriens. Aujourd’hui encore, nombreux sont les chercheurs qui attribuent les innovations apparues en Europe entre 40 000 et 30 000 ans — en particulier le travail des matières dures animales et les premières manifestations artistiques — à l’homme anatomiquement moderne récemment arrivé d’Afrique de l’Est via l’Europe centrale. Or, l’arrivée d’Homo sapiens en Europe n’est pas datée avec précision. Si elle s’avérait être plus récente que ces innovations, il faudrait alors admettre qu’elles sont dues aux Néandertaliens qui vivaient en Europe depuis plusieurs dizaines de milliers d’années. Par ailleurs, certaines de ces innovations sont plus anciennes, comme en témoignent les découvertes faites depuis le début des années 1990 dans différents sites d’Afrique du Sud et en particulier dans la grotte de Blombos, dans des niveaux vieux de près de 80 000 ans. Il s’agit de pointes en os, d’éléments de parure en coquillage et de blocs d’hématite décorés de gravures géométriques(38) dont les auteurs sont d’anciens Homo sapiens africains, peut-être les ancêtres de leurs homologues européens. Étant donné le hiatus chronologique et géographique qui sépare les inventions sud-africaines et européennes, il n’est guère vraisemblable que ces populations africaines aient migré plus tard avec leurs innovations techniques et artistiques en poche. Il s’agit plutôt d’inventions indépendantes, en des lieux et à des époques différentes. Un des arguments en faveur de cette hypothèse est le fait que les hommes ayant vécu en Afrique du Sud il y a 80 000 à 70 000 ans savaient produire des pointes en pierre foliacée en recourant à la percussion directe au percuteur tendre, à la chauffe de la pierre et à la retouche par pression(39). Le traitement thermique de la pierre est attesté dans d’autres sites d’Afrique australe à partir de 160 000 ans. Or, les deux derniers procédés techniques apparaissent en Europe il y a seulement 20 000 ans alors que les hommes modernes y étaient présents depuis longtemps. Il faut donc croire qu’ils y ont été réinventés.
On pourrait multiplier les exemples d’interprétation ethnocentrique de la préhistoire. Je me contenterai de celui de l’Afrique, dont on a nié très longtemps qu’elle ait pu constituer un foyer d’invention de la métallurgie, au motif que la complexité du système technologique de la métallurgie du fer était hors de portée des sociétés sub-sahariennes ! Or, plusieurs fouilles récentes de sites métallurgiques en République centrafricaine couplées à des analyses métallographiques ont montré que le fer n’avait pas été importé du nord du Sahara comme le prétendaient les archéologues diffusionnistes, mais avait bel et bien été extrait, réduit, épuré et forgé sur place, et ce, dès 2 400 avant notre ère(40). La question de l’invention de la céramique en Afrique a d’ailleurs aussi été repensée récemment grâce aux fouilles de l’équipe de Éric Huysecom sur le site malien de Ounjougou, qui ont mis au jour des céramiques datées autour de 9 400 avant J.-C., soit près de deux millénaires avant la céramique proche-orientale.
Le lecteur aura compris que l’interprétation des données de la préhistoire s’est toujours faite et se fait encore en fonction du savoir disponible mais aussi des mentalités en vigueur. Ainsi, toute l’histoire de l’acceptation de l’ancienneté de l’homme au XIXe et au début du XXe siècle est profondément marquée par les dogmes religieux de l’époque. De même, quel que soit le degré de sophistication des études qui leur ont été consacrées, les Néandertaliens ont été perçus très différemment depuis leur découverte au milieu du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui(41). Autre exemple, si l’existence et l’ancienneté des bifaces furent admises dès le milieu du XIXe siècle, les contemporains de Boucher de Perthes avaient pourtant une image très négative de leurs fabricants. Ils étaient convaincus que ces outils frustes n’avaient pu évoluer, et que leurs auteurs n’avaient pas la moindre compétence technique. Ils y voyaient du reste les ancêtres directs des « Sauvages » que le public découvrait dans les zoos humains des expositions universelles. Certains savants considéraient même les premiers comme supérieurs aux seconds, arguant du fait qu’ils avaient eu au moins le mérite de l’invention, leurs descendants s’étant contentés d’imiter et de répéter mécaniquement les mêmes gestes techniques(42). On assiste aujourd’hui à une prise de position inverse : les chercheurs rivalisent d’ingéniosité pour faire ressortir la qualité des savoir-faire et la sophistication des apprentissages que requérait la taille de la pierre dès le Paléolithique inférieur. Nul doute que cette posture est liée à l’état d’esprit ambiant, qui juge toute discrimination comme politiquement incorrecte, qu’elle concerne une population actuelle de Nouvelle-Guinée ou un groupe de Néandertaliens ayant vécu il y a quelques dizaines de milliers d’années. Le préhistorien est dans la position de l’historien qui « argumente et réélabore les systèmes de relation du passé à travers les représentations de la communauté sociale qu’il étudie, en même temps qu’à travers son propre système de valeurs et de normes(43) ».
Mais la réhabilitation actuelle des Néandertaliens et même de certains des premiers représentants du genre humain s’arrête aux frontières de notre espèce. En 1960, lorsque Mary Leakey découvre dans le célèbre site kenyan d’Olduvai des fragments humains crâniens et postcrâniens, elle n’hésite pas à donner à ce nouveau spécimen le nom d’Homo habilis en raison de la présence d’outils en pierre taillée dans des niveaux contemporains, datés de 1,75 million d’années. Un niveau aussi ancien avait pourtant livré l’année précédente un crâne de Paranthropus boisei, une variante de ce qu’on appelait alors les Australopithèques robustes. Il ne vint bien entendu à personne l’idée que cet Australopithèque aurait pu être l’auteur de ces outils taillés. Pourtant, des découvertes plus récentes laissent planer le doute et on ignore aujourd’hui qui, des Australopithèques ou des premiers Homo, ont taillé pour la première fois la pierre(44).
Si les interprétations sont dictées par des différences de perception elles-mêmes soumises au degré de connaissance de l’époque et aux préjugés ambiants, elles sont parfois intentionnelles et inspirées par des motivations idéologiques. En témoigne la découverte, en pleine ère communiste, d’une large surface d’occupation sur le site russe Kostienki I, où l’on crut voir les vestiges d’une gigantesque maison collective. Cette construction, aberrante du point de vue architectural, aurait nécessité une couverture de 500 m2 et une forêt de poteaux dont nulle trace n’a été retrouvée. Mais l’argument de l’archéologue soviétique Piotr Petrovitch Efimenko, qui avait mené la fouille, était fondé sur un modèle de société primitive clanique et matrilinéaire élaboré par Marx à la suite de Morgan, et non pas sur les données archéologiques. D’autres sols d’occupation furent par la suite interprétés de la même manière à Kostienki même et à Avdeevo(45). Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la synthèse générale de la préhistoire publiée par Efimenko sous le titre La société primitive. Aperçu sur l’histoire du temps paléolithique a fait l’objet de trois éditions remaniées au fur et à mesure des virages successifs de la politique officielle, en 1931, 1934 et 1953(46). L’archéologue est ici plus mal loti que l’historien, qui a toujours la ressource de retourner aux sources écrites : il n’a plus la possibilité matérielle de vérifier sur le terrain la réalité des structures de ces fameuses habitations collectives et doit se contenter d’extrapoler à partir des plans succincts parvenus jusqu’à nous, en espérant qu’ils n’ont pas, en l’occurrence, été forgés de toutes pièces.
Un des risques majeurs encourus par le préhistorien est de transposer des notions ou des valeurs de sa propre société en ayant tendance à les croire universelles. Que cette forme d’ethnocentrisme ou d’anachronisme soit fréquente dans la fiction préhistorique n’a rien d’étonnant. Rappelons-nous l’incongruité de la scène qui clôt le film de Jean-Jacques Annaud La guerre du feu sur un happy end romantique à l’américaine avec un couple enlacé. Mais cela est bien plus regrettable lorsque ce sont les préhistoriens eux-mêmes qui cèdent à ce genre de facilité. Ainsi, certains d’entre eux s’ingénient à mener des expérimentations visant à calculer le temps d’exécution de telle ou telle activité technique. Or, cette idée récurrente d’« économie de temps(47) » n’a guère de sens car la conception du temps est éminemment variable ; elle est liée chez nous depuis longtemps à la rentabilité mais c’est loin d’être le cas dans la plupart des sociétés non industrielles. Dans notre propre société, le passé est autonome et immuable puisque extérieur à nous, stocké, archivé. Cette conception du temps linéaire, continu et non cyclique est d’ailleurs récente. Rappelons que Christophe Colomb en était encore à chercher le Paradis terrestre, qui pour lui ne faisait pas totalement partie du passé. Plus récemment encore, au XIXe siècle, les sociétés « primitives » étaient perçues, par une sorte d’effet de perspective, comme le reflet des hommes fossiles contemporains du mammouth(48).
Bien sûr, quelles que soient les erreurs de perspective que nous évoquons ici, notre situation diffère de celle des sociétés de tradition orale, qui ne disposent pas d’archives. Dans ces sociétés, l’image qu’on se fait du passé ne peut pas ne pas se modifier en même temps que le présent se modifie. Ainsi, au nord du Nigéria, les administrateurs coloniaux se sont aperçus que les Tiv faisaient évoluer la généalogie censée les rattacher aux ancêtres de lignage en se fondant sur ce qu’ils voyaient des lignages actuels. Les généalogies qu’ils ont recueillies à deux générations de distance s’étaient modifiées sans que les intéressés ne s’en émeuvent, tout simplement parce que les lignages contemporains dont elles étaient censées expliquer l’existence s’étaient eux-mêmes modifiés(49). Le passé, comme ils ne disposaient pas des archives qui seules leur auraient permis de voir en lui un moment autonome et irrémédiablement perdu dans l’écoulement du temps, était chez eux une composante du présent. De même, au temps où Evans-Pritchard a séjourné chez les Nuer du Soudan, la généalogie remontant aux ancêtres fondateurs avait toujours pour eux douze générations de profondeur. Ainsi, au fur et à mesure que le temps s’écoulait, la pyramide généalogique se modifiait pour garder la même profondeur. La conception du passé était invariable — une pyramide généalogique avec douze générations empilées — mais son contenu évoluait à mesure que de nouvelles générations apparaissaient(50). Dans une société pourvue d’archives ou d’annales, la figure de l’ancêtre fondateur se perdrait peu à peu dans un passé de plus en plus reculé, et de plus en plus différent du présent. Sans qu’il nous soit possible d’imaginer la perception du temps qu’avaient les sociétés préhistoriques, on peut supposer sans crainte de se tromper qu’elle était différente de la nôtre. Mais, comme nous venons de le voir, les préhistoriens ont parfois tendance à l’oublier, devenant en cela semblables aux Tiv ou aux Nuer.
DE L’ARGUMENT D’AUTORITÉ À LA QUÊTE DU SCOOP
Si le préhistorien a en tête une hypothèse qu’il veut démontrer, il va avoir la tentation de chercher par tous les moyens à y faire entrer les nouveaux faits portés à sa connaissance, mettant en quelque sorte « la charrue avant les bœufs ». Olivier Gosselain raconte ainsi comment il a naïvement pratiqué cette démarche au début de ses recherches en ethnoarchéologie, cherchant à tout prix à établir une corrélation entre la répartition des traditions céramiques au Cameroun et un canevas linguistique mis en place par les linguistes et censé refléter des « groupes ethnolinguistiques(51) ».
Il arrive qu’une même donnée archéologique soit invoquée par deux partis adverses à l’appui de leurs thèses respectives. C’est, par exemple, ce qui s’est passé lorsqu’un fossile daté d’environ 160 000 ans a été découvert à Herto (Éthiopie) en 2003. Si les paléoanthropologues ont été unanimes à le considérer comme un Homo sapiens ancien ou l’un de ses ancêtres immédiats, ils n’en ont pas tous tiré les mêmes conclusions, même si tous s’accordaient depuis longtemps sur l’idée que le genre Homo était apparu en Afrique il y a plusieurs millions d’années. Pour les uns, l’ancienneté de ce fossile confirmait la théorie, dite « Out of Africa » ou « Théorie du remplacement », selon laquelle l’Homo sapiens, fruit de l’évolution graduelle d’espèces plus anciennes du genre Homo (Homo erectus et autres), serait apparu en Afrique avant de se répandre à travers le globe pour y remplacer les représentants du genre Homo déjà présents. Pour les autres, tenants de la théorie dite du multirégionalisme, elle prouvait seulement que l’évolution avait effectivement fait apparaître certains Homo sapiens en Afrique mais n’excluait nullement qu’un processus comparable ait fait évoluer ailleurs, en Asie et en Indonésie, des espèces humaines anciennes vers l’Homo sapiens(52).
Lorsque plusieurs scénarios entrent ainsi en concurrence pour rendre compte des mêmes faits, on assiste à une controverse qui risque fort de s’éterniser si aucune donnée archéologique nouvelle ne permet de clore la question. C’est ce qui se passe à propos de la période comprise entre 45 000 et 30 000 ans en Europe, qui a été le théâtre de trois événements majeurs : la disparition progressive de l’homme de Neandertal, l’arrivée et la dispersion de l’Homo sapiens en Europe de l’Ouest et l’émergence de nouvelles techniques et de nouveaux outils. La concomitance des trois événements a donné lieu à un foisonnement d’hypothèses, certains chercheurs modifiant d’ailleurs parfois leur position au fil du temps, ce qui est plutôt à leur honneur mais ne simplifie guère les choses. La question de savoir qui sont les auteurs d’un des plus anciens ensembles techniques du Paléolithique supérieur — appelé le Châtelperronien — est en particulier très discutée : soit ce sont les Homo sapiens arrivés depuis peu du Proche-Orient via l’Europe centrale, comme on l’a longtemps supposé, soit ce sont les Néandertaliens, qui occupaient l’Europe antérieurement et y vivaient encore. C’est en tout cas ce que semble indiquer la découverte de vestiges de Néandertaliens dans les niveaux châtelperroniens de deux sites. Dans ce cas, ont-ils inventé indépendamment des outils et des procédés techniques jusque-là considérés comme l’apanage des Homo sapiens, ou bien ont-ils imité les nouveaux arrivants ? On comprend que ce qui est en jeu, au fond, c’est la question des capacités créatrices des Néandertaliens. Il n’est pas question ici de faire l’historique de cette controverse qui mobilise encore aujourd’hui de nombreux chercheurs. Puisque les faits eux-mêmes ne permettent pas de conclure, ce sont les datations ou les conditions de fouille — un mélange de couches a été invoqué — qui sont rediscutées sans fin. Et certains n’hésitent pas à appeler les sciences exactes à la rescousse afin d’emporter l’adhésion. Ainsi, l’utilisation récente des statistiques bayésiennes sur l’ensemble des dates 14C des niveaux châtelperroniens de la grotte du Renne, à Arcy-sur-Cure (Yonne) tend à indiquer un probable mélange avec les couches sus- et sous-jacentes(53). Loin de moi l’idée de prendre parti dans cette discussion. Je souhaite seulement attirer l’attention du lecteur sur la mobilisation de chiffres, graphiques et symboles destinée à intimider autant qu’à convaincre. Une sorte d’argument d’autorité en somme, les mathématiques étant supposées infaillibles. C’est un écho lointain de la mode de l’informatique et de la statistique qui toucha l’archéologie dans les années 1970 : tout jeune étudiant se devait de manier avec dextérité le test du χ², sous peine de passer pour un incompétent(54). Or, comme les physiciens le savent bien, le nombre de chiffres significatifs du résultat d’un calcul est, en principe, inférieur d’au moins une unité à celui des chiffres exprimant les données. Quand les échantillons statistiques mobilisés représentent une centaine d’unités, les résultats des calculs (et donc en particulier la valeur du χ² qu’on est susceptible de brandir) n’ont qu’un chiffre significatif — d’où l’inanité de proposer des χ² avec une quantité respectable de chiffres après la virgule. On pourrait d’ailleurs, soit dit en passant, dire la même chose des anthropologues qui faisaient ce genre de calcul pour évaluer la préférence matrimoniale dans une société où ils n’avaient recueilli que quelques dizaines de mariages.
Pourtant, contrairement à ce qui a été suggéré par Bruno Latour(55), il est rare que l’argument d’autorité et l’art de la rhétorique suffisent à emporter l’adhésion, même si cela joue évidemment un rôle. Bien sûr, un amateur qui propose une explication complètement inédite à une question largement débattue par les spécialistes aura sans doute peu d’audience auprès de la communauté scientifique, ce qui n’empêche pas qu’il puisse remporter un succès passager auprès du grand public si les médias s’en mêlent. On peut citer le cas récent de l’hypothèse saugrenue selon laquelle les artistes de la préhistoire auraient réalisé leurs œuvres en détourant sur la paroi l’ombre chinoise de statuettes animales, hypothèse née de l’imagination de personnes n’ayant vraisemblablement jamais mis les pieds dans une grotte ornée. De même, si un chercheur reconnu propose une hypothèse trop farfelue ou pas assez étayée, il y a peu de chances qu’il soit suivi par ses collègues, même s’il parvient à capter l’attention des médias.
Non seulement, comme on vient de le voir, les données nouvelles ne mettent pas toujours fin aux vieilles polémiques, mais elles peuvent aussi faire voler en éclats une interprétation si consensuelle qu’elle avait fini par devenir une connaissance tacite — et c’est peut-être là une originalité de la préhistoire, et de l’archéologie en général, par rapport à d’autres disciplines. Ce fut le cas avec la datation très reculée — autour de 31 000-32 000 ans — de la grotte ornée de Chauvet (Ardèche), dont la découverte fin 1994 bouleversa profondément la chronologie jusque-là admise de l’art pariétal. Il fallut toutefois multiplier les datations dans différents laboratoires pour qu’une conviction soit faite. Un article paru en 2012 contestait encore la validité des datations obtenues dans la grotte Chauvet(56). L’histoire de la préhistoire est ainsi parsemée de remises en cause — et même de résipiscences assurément rares mais dont un exemple illustre mérite d’être rappelé. Émile Cartailhac fut un des premiers professionnels de la préhistoire qu’il enseigna dès 1882 à la Faculté des sciences de Toulouse. Il réfuta avec force l’authenticité des peintures d’Altamira découvertes par le comte Sanz de Sautuola en 1879, mais il finit par admettre son erreur en 1902, à la suite de la reconnaissance de l’ancienneté de la grotte ornée de La Mouthe en Dordogne en 1895 : la galerie permettant d’accéder aux salles ornées y avait été obstruée par des pierres à la fin du Paléolithique et les œuvres qu’elle recélait étaient forcément antérieures au colmatage provoqué par l’éboulis. De plus, des animaux disparus de la région — mammouths, bisons, rennes, rhinocéros — étaient représentés sur ses parois. Après avoir reconnu publiquement son erreur dans un article resté célèbre, sous-titré « Mea culpa d’un sceptique(57) », Cartailhac contribua à l’étude d’autres grottes ornées. Son article est considéré comme un modèle d’honnêteté intellectuelle mais il faut dire que, après la découverte de La Mouthe, la position consistant à nier l’ancienneté des peintures et gravures pariétales n’était plus guère tenable.
Lorsqu’un élément nouveau — une nouvelle découverte, une datation ou une analyse inédite — modifie ce que l’on croyait acquis, la communauté scientifique commence par s’en émouvoir, suivie généralement de près par les médias qui en font la une des journaux pendant quelques jours. Le plus ancien ancêtre de l’Homme enfin découvert ! Une nouvelle grotte ornée sous la mer ! La tentation du scoop médiatique est parfois patente chez certains chercheurs qui vont publier un peu vite des résultats d’analyse supposés bouleverser l’état de nos connaissances. En témoigne la fréquence des publications concernant les analyses ADN des Néandertaliens, qui reflète la « guerre » que se livrent partisans et adversaires de la proximité génétique entre Homo neanderthalensis et Homo sapiens et de leur éventuelle interfécondité. À peu près chaque publication contredit la précédente et c’est un peu à qui aura le dernier mot.
La recherche du scoop conduit parfois à des excès qui pourraient prêter à rire s’ils n’imposaient pas aussi de s’interroger sur le système d’évaluation scientifique en vigueur. Un article récemment paru dans la prestigieuse revue à comité de lecture Current Biology(58), centré sur l’analyse du génome de fossiles du Paléolithique supérieur, fait ainsi état d’une nouvelle datation des os des fossiles humains découverts en 1868 par Édouard Lartet sous l’abri-sous-roche de Cro-Magnon (Dordogne). Pour les vingt auteurs de l’article, l’utilisation de la méthode du carbone 14 avec un accélérateur à spectrographie* de masse (AMS) par le laboratoire d’Oxford aboutit à une date de 690 ± 39 BP. Or, l’unique datation obtenue jusque-là était celle d’une des coquilles de littorine percées accompagnant les squelettes, qu’un laboratoire de Miami, ayant utilisé la même méthode, avait datée de 27 680 ± 270 BP, résultat cohérent avec la position stratigraphique de la sépulture(59). Comment expliquer cette divergence ? En fait la collection Cro-Magnon conservée au laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle à Paris regroupe le matériel découvert par Lartet en 1868 et une série d’os humains découverts bien après, dont la provenance est inconnue mais qui ont été considérés à l’époque comme relevant également de « la race de Cro-Magnon ». Or, c’est cette série qui a fait l’objet de la récente datation. Quant aux os trouvés en 1868 par Édouard Lartet, ils n’ont jamais pu être datés, malgré au moins quatorze tentatives de datation par AMS, dont douze par un laboratoire d’Oxford et deux par celui de Gif-sur-Yvette, car le collagène des os ne s’est pas conservé. En outre, ces os ne présentent pas tous la même patine et la même texture que ceux récemment datés par Qiaomei Fu et ses collègues : ils sont très largement enduits d’un épais dépôt d’ocre, visiblement ancien puisqu’il est recouvert de concrétions et de sédiment(60). Tout cela permet de conclure que nos vingt auteurs auraient mieux fait de se renseigner auprès des paléoanthropologues qui connaissaient la collection avant d’effectuer leur datation.
Mais les scoops ne sont pas toujours aussi malheureux et il arrive bien sûr que le « fait » nouveau soit avéré. Chacun cherche alors à le faire cadrer avec son schéma explicatif d’ensemble. On en a vu un exemple avec le fossile d’Herto, et on peut aussi citer la découverte en 2003 de l’homme de Flores, appelé familièrement le Hobbit, qui a fait l’objet de controverses pendant quelques années. Il s’agit d’un fossile humain d’un mètre de haut retrouvé dans la grotte Liang Bua sur l’île de Flores, petite île du Pacifique située entre l’Indonésie et l’Australie, sur laquelle il a vécu entre 95 000 et 12 000 ans. On invoqua d’abord un nanisme dû à une maladie, hypothèse qui était vraisemblable dès lors qu’un seul squelette avait été inhumé, mais il fallut abandonner ce postulat à la suite de la découverte de neuf autres fossiles, dans des niveaux différents. Cela suggérait une hypothèse plus dérangeante : celle d’une population entière, issue d’Homo erectus continentaux, qui aurait évolué par dérive génétique à la suite de son isolement insulaire. Ce phénomène de nanisme insulaire est déjà connu chez certaines espèces animales. L’idée d’admettre l’existence d’une troisième espèce humaine contemporaine d’Homo sapiens et des Néandertaliens était gênante. Penser l’humanité plurielle avait quelque chose de politiquement incorrect, même pour des périodes anciennes. Il fallut pourtant s’y résoudre — à contrecœur pour certains. Et ce petit homme isolé sur son île du Pacifique put finalement être intégré à moindres frais dans le schéma d’ensemble du peuplement de l’Asie du Sud-Est(61).
LE VESTIGE ARCHÉOLOGIQUE :
UNE TRACE DE FAIT ?
Il nous faut donc admettre que le vestige archéologique ne contient pas une vérité inscrite en lui comme dans le marbre. Ce qui conduit à s’interroger sur le statut du « fait » archéologique.
Les anthropologues et les historiens ont pour leur part entamé depuis longtemps cette réflexion et remis en question l’existence d’une « vérité » qu’il faudrait exhumer, comme on l’imaginait encore dans la première moitié du XXe siècle. Les techniques d’enquête déployées par les ethnologues de l’entre-deux-guerres visaient à inventorier, à mettre en fiche et en vitrine, non seulement les objets des cultures étudiées, mais aussi leurs « richesses culturelles et spirituelles ». Ainsi, Marcel Griaule pensait qu’une métaphysique dogon était inscrite dans la « culture » dogon et qu’il revenait à l’ethnographe de la mettre en lumière, les informations recueillies par ces informations pouvant être pratiquement assimilées à des révélations(62).
Leroi-Gourhan lui-même n’était pas immun à l’idée qu’il fallait dissocier le fait de l’interprétation : « Cette nécessité, propre à la préhistoire, de séparer clairement l’établissement des faits de leur interprétation commande non seulement l’existence d’un processus de photographie et de relevé sans commune mesure avec ce dont la tradition des recherches s’est satisfaite dans le passé, mais elle commande aussi la constitution d’une sémantique qui permette de prolonger indéfiniment, de chercheur en chercheur, les possibilités de l’interprétation(63). »
En réalité, qu’il s’agisse d’un document de nature historique, exhumé dans des archives, ou anthropologique, recueilli lors d’enquêtes de terrain, il ne témoigne de rien tant qu’il n’est pas considéré comme tel par l’historien ou l’anthropologue. La parole proférée ne prend sens que par le statut que lui octroie l’anthropologue(64). C’est exactement l’idée exprimée par Gérard Lenclud à propos du document historique : « bien plus que trouvé, un document est créé dès lors que quelque chose […] est érigé en indice, c’est-à-dire rendu signifiant par la question qu’on s’avise de lui poser(65) ». N’importe quel vestige peut en fait devenir un document pour n’importe quelle question. Arlette Farge le dit d’une autre manière : « Aucun document ne tire sens de lui-même. […] Les faits, qu’ils proviennent ou non de documents, ne peuvent être employés par l’historien tant qu’il ne les a pas traités : et cet emploi constitue, si je puis dire, le processus même du traitement(66). » Sa belle étude des bracelets de parchemin retrouvés sur les cadavres et inventoriés par la police au XVIIIe siècle montre à quel point c’est le regard de l’historien qui dessine son objet de recherche. Ces petits papiers ordinaires dont elle fait un objet de réflexion singulier lui donnent accès aux états subjectifs de ces anonymes aux vies banales et précaires(67). Nul doute qu’un autre historien, moins sensible aux détails, n’eût pas prêté la moindre attention à ces vestiges minuscules, fragiles et déchirés.
De même, le vestige archéologique n’existe en tant que tel que par le fait que l’archéologue lui assigne le statut d’indice. Ce n’est pas un hasard si le découvreur d’un site ou d’un vestige particulier est juridiquement considéré comme son « inventeur(68) ». Notre préhistorien — qu’il soit de la première ou de la seconde espèce — est en cela semblable à notre historien soucieux du détail, car s’il ne choisit pas ce qu’il va exhumer du sol, il sélectionne et conserve ce qu’il juge digne d’intérêt. Et si ses connaissances sont tributaires de ce qu’il trouve, elles le sont aussi de ce qu’il cherche. Il est, la plupart du temps, conscient de ce problème et il a donc le souci de conserver dans de bonnes conditions les vestiges afin de permettre à d’autres d’y revenir, même longtemps après. Il cherche en cela à se rapprocher de l’historien qui a la possibilité de reprendre la même pièce d’archive un nombre illimité de fois pour traiter de questions différentes. Nous avons déjà souligné que le moyen d’y tendre est de réaliser un enregistrement des données aussi exhaustif et précis que possible. Mais ce n’est pas chose facile car il est bien difficile de prévoir ce que les technologies futures permettront d’analyser.
En effet, les données dont dispose le préhistorien ne sont pas explicites d’emblée. Je veux dire par là qu’une statuette cycladique présente l’apparence d’une statuette cycladique et peut donc immédiatement être identifiée comme telle. En ce sens, Jean-Claude Gardin a raison d’insister sur le fait que l’archéologue serait incapable d’interpréter ses données s’il avançait en terra incognita sans se référer aux constructions bâties par ses devanciers(69). Pourtant, de nombreux vestiges préhistoriques ne ressemblent à rien de connu et ne peuvent être identifiés comme présentant un intérêt archéologique qu’après être passés entre les mains d’un spécialiste. C’est la raison pour laquelle il arrive que les fouilleurs novices n’en identifient pas du premier coup d’œil la nature. Un fragment osseux très endommagé encore enrobé dans sa gangue de terre peut être facilement confondu avec un caillou sans intérêt. Par ailleurs, alors qu’aujourd’hui on cherche à prélever le maximum de vestiges et à noter le plus d’informations possible, cela n’a pas toujours été le cas par le passé. Ainsi, comme je l’ai dit en introduction, les charbons de bois présents dans les niveaux fouillés au XIXe siècle étaient considérés comme inutiles et n’étaient pas conservés, même s’il arrivait que leur présence soit signalée. Aujourd’hui, ces charbons sont prélevés et préservés avec soin. Outre le fait qu’ils nous renseignent sur l’aptitude de l’homme à faire du feu — ce qui n’est pas un scoop pour les périodes les plus récentes —, ils peuvent nous dire si les hommes ont sélectionné ou non leur bois de chauffe ou s’ils ramassaient indistinctement le bois alentour ; s’il reste des morceaux de bois assez volumineux, une analyse anthracologique plus poussée permettra peut-être de savoir à quel moment de l’année l’arbre a été coupé et donc à quelle saison les hommes se sont installés dans ces lieux. De plus, s’ils sont prélevés dans des conditions propices afin d’éviter toute contamination, ces charbons pourront être datés au 14C. Là encore, c’est une question de focale, de degré d’analyse mais aussi de questionnement du chercheur. On peut dire que le chercheur apprend à faire parler ces données qui a priori ne disent rien.
De même qu’on sous-estimait au XIXe siècle tout le potentiel informatif des charbons de bois, on ignorait dans la première moitié du XXe siècle que l’on pouvait extraire de l’ADN à partir du collagène des os pour dresser un profil génétique ou pour procéder à une analyse isotopique susceptible de révéler le type d’alimentation consommé au cours de sa vie par l’heureux porteur de l’os en question. Le préhistorien est encore dans la situation de l’historien dont Paul Veyne disait : « Ce qu’il ignore d’autrui, l’historien ignore qu’il l’ignore(70). »
À défaut de conserver les sites, on cherchera à préserver des « buttes-témoins » et à garder l’ensemble du matériel extrait du site ainsi que les plans, relevés et photographies permettant de le resituer dans un espace à trois dimensions. Mais l’interprétation reste subordonnée à l’enregistrement des données. Si le délai entre les deux étapes excède quelques années, les résultats sont souvent décevants : malgré tout le soin apporté à la fouille et aux relevés de terrain, tout préhistorien sait que si un site archéologique n’est pas étudié et publié rapidement, et par ceux-là mêmes qui l’ont fouillé, sa compréhension pose de nombreuses difficultés. Les multiples notes, photographies et relevés ne remplacent jamais le témoignage des différents acteurs présents sur le site au moment de la fouille. Mais ces témoignages eux-mêmes doivent être considérés avec prudence car on sait bien que la mémoire humaine est faillible. L’exemple du Déjeuner sous l’herbe est édifiant. Il s’agit d’une performance réalisée par l’artiste Daniel Spoerri, qui a enterré en 1983 la table d’un banquet servi à cent convives, dans l’idée de la fouiller plus tard. Entre autres enseignements, les résultats de la fouille, réalisée en 2010, soit près de trente ans après l’événement, étaient en net décalage avec les témoignages livrés juste avant la fouille par des participants au banquet(71). Ainsi, certains croyaient se souvenir d’avoir bu dans des verres à pied, alors que la fouille a montré que les boissons avaient été servies dans des verres jetables en plastique. Les travaux sur la mémoire conduits ces dernières années par les historiens contemporanéistes sur des événements dont il reste encore quelques témoins oculaires ont révélé combien la mémoire humaine est peu fiable(72).
En plus des variables liées aux conditions de fouille et d’étude et aux problématiques envisagées, il en est une autre qui tient à la formation du préhistorien. Un chercheur issu des sciences naturelles — géologie, par exemple — cherchera avant tout à comprendre l’homme dans son environnement. Un autre, qui aura suivi un cursus d’histoire ou d’anthropologie, sera plus enclin à élucider les formes d’organisation sociale qui régissaient les rapports humains. De plus, les interprétations en préhistoire fonctionnent beaucoup par analogie avec le présent, ce qui correspond à ce que les préhistoriens appellent, dans leur jargon, la démarche « actualiste » : celui qui aura une vaste culture ethnologique aura l’avantage de pouvoir puiser dans le registre des exemples ethnographiques pour tenter de comprendre telle ou telle pratique à partir des maigres vestiges archéologiques dont il dispose. Par ailleurs, selon que le préhistorien sera débutant ou expérimenté, la nature et la quantité de données archéologiques disponibles ne seront pas les mêmes. Comme je l’ai dit, s’il avait fouillé dans un autre secteur du site, si le temps imparti pour réaliser les fouilles avait été beaucoup plus court, ou au contraire beaucoup plus long, si les moyens d’analyse à sa disposition n’avaient pas été les mêmes, les données collectées et les analyses « post-fouilles » n’auraient pas livré les mêmes informations. Nos observations varient éminemment en fonction du contexte de la recherche archéologique et anthropologique et de la personnalité du chercheur. Ce n’est certainement pas un hasard si le squelette de bébé néandertalien du Moustier a été redécouvert par un paléoanthropologue chevronné, après avoir disparu près d’un siècle dans les réserves du Musée national de préhistoire(73).
Tout cela rejoint les remarques de Marrou, qui soulignait que l’historien ne peut être considéré comme un simple appareil enregistreur du passé et qu’il entre dans son travail une part éminemment personnelle et construite(74). C’est, d’une autre manière, ce que disait Bronislaw Malinowski en 1944 : « Il n’est pas de description qui soit vierge de théorie. Que vous vous efforciez de reconstituer des scènes historiques, d’enquêter sur le terrain auprès d’une tribu sauvage ou d’une communauté civilisée, d’analyser des statistiques, d’opérer des déductions à partir d’un monument archéologique ou d’une découverte préhistorique — chaque énoncé et chaque raisonnement doit passer par les mots, c’est-à-dire par les concepts. Chaque concept à son tour est le fruit d’une théorie, qui décide que certains faits sont pertinents et d’autres accessoires, que certains facteurs orientent le cours des événements, et que d’autres sont des intermèdes fortuits(75). »
De façon plus lapidaire, Gérard Lenclud exprime une idée semblable quand il écrit : « Si un fait en est un, c’est qu’il est établi ; s’il est établi, c’est qu’il est construit ; s’il est construit, c’est au moyen d’éléments de théorie(76). » En un mot, il est vain de distinguer ce qui ressortirait d’une part de la « description », de l’autre de la « construction », comme le fait Jean-Claude Gardin lorsqu’il propose de considérer d’un côté une catégorie de documents qui relèvent de la description — archives de fouille, inventaires de sites, cartes archéologiques, corpus variés —, de l’autre, une catégorie de discours relevant de la « construction », qui ne sont en fait que des propositions explicatives. Pour lui, les règles du jeu discursif ne sont pas les mêmes de part et d’autre de la « zone franche qui sépare les deux univers(77) ». Curieusement, il admet quelques lignes plus loin qu’il faut nuancer cette opposition entre « description et construction » puisque « toute description scientifique […] [est] consciemment ou non tributaire de constructions savantes apprises dans les écoles, tout comme les descriptions naïves s’inscrivent dans les cadres préconstruits par la culture et la langue “naturelles” du narrateur »(78). Malgré cette nuance, il insiste pour maintenir cette « ligne de partage entre calcul et narrativité ». Je reviendrai ultérieurement sur ce point(79).
L’analyse d’un cas concret me permettra de donner de la chair à un exposé que le lecteur aura peut-être trouvé un peu abstrait. Je vais considérer l’hypothèse du chamanisme préhistorique, bel exemple de discours construit à partir de « faits » archéologiques qui n’étaient au fond que des théories puisque, comme on l’a vu, les faits ne deviennent tels qu’au prix d’une élaboration théorique. Après les travaux d’André Leroi-Gourhan sur l’art pariétal dans les années 1970 — sur lesquels j’aurai l’occasion de revenir(80) —, la plupart des chercheurs français n’ont plus osé aborder la question de l’interprétation de cet art et se sont contentés d’en étudier les caractéristiques formelles et techniques. Or, voilà que Jean Clottes, éminent spécialiste français des grottes ornées, et David Lewis-Williams, chercheur sud-africain, publient en 1996 un ouvrage grand public qui a été unanimement rejeté par les spécialistes, mais qui mérite qu’on s’y attarde d’abord parce qu’il a eu un certain retentissement dans les médias, ensuite parce que l’examen d’une entreprise malheureuse peut être riche d’enseignement(81).
Remettant au goût du jour une hypothèse déjà formulée dès le début du XXe siècle(82), ils soutiennent que l’artiste n’était autre qu’un chamane, prêtre ou magicien, qui, sur le moment ou après coup, représentait sur les parois des grottes les visions auxquelles il accédait en état de transe après avoir absorbé des substances hallucinogènes. Selon ces deux chercheurs, les visions obtenues au cours d’une transe passent par différents stades qui, dans leurs grandes lignes, sont universels. Les signes géométriques présents dans certaines grottes représenteraient les visions auxquelles on accède lors du stade 1 ; les êtres thérianthropes* mi-humains mi-animaux représenteraient l’état intérieur du chamane lorsque, au stade 3 de la transe, il a l’impression de se métamorphoser en animal (les auteurs sont peu clairs sur le stade 2). L’idée sous-jacente à tout cela est que les hommes croyaient à un monde des esprits cachés derrière la roche et que « les grottes menaient à un étage souterrain du cosmos. Parois, voûtes et sols n’étaient que de fines membranes qui le séparaient des créatures et des événements du monde inférieur(83) ». Ainsi, s’expliquaient les animaux incomplets, en train de passer d’un monde à l’autre. Par ailleurs, les auteurs cherchent des parallèles ethnographiques en invoquant l’art des Bushmen d’Afrique australe qui serait, d’après David Lewis-Williams, l’œuvre de chamanes venus figurer leurs visions.
Remarquons pour commencer que les auteurs n’ont manifestement pas lu l’excellent article dans lequel Leroi-Gourhan montrait dès 1977 que les anciens tenants de l’hypothèse chamanique avaient été à leur insu égarés par le souvenir des « diableries » des siècles passés(84). En ce qui les concerne, je les soupçonne d’avoir été plutôt perdus par la vogue actuelle du New Age. Et surtout, leur raisonnement pèche en plus d’un endroit. Le premier concerne la transe. Il est déjà hasardeux de postuler son caractère universel alors qu’il y a peu de chances que les neurologues s’accordent sur ce que ce mot est susceptible de désigner. Et même parmi ceux qui consentent à désigner ainsi certains états altérés de la conscience, aucun n’a confirmé l’existence de ces trois stades(85). Mais nos auteurs, qui ne s’embarrassent pas de si peu, font de cette universalité supposée la majeure d’un syllogisme bien hâtif : la transe est universelle, donc les Paléolithiques l’ont connue, donc ils ont connu le chamanisme. De plus, on sait que les chamanes de Sibérie ne font souvent que simuler la transe. À l’inverse, des états plus ou moins altérés de la conscience sont attestés dans de nombreuses pratiques pas nécessairement rituelles ou religieuses, comme la danse. En d’autres termes, la transe n’est « ni nécessaire ni suffisante » pour caractériser le chamanisme(86). À supposer qu’on prouve l’universalité de la transe, avec autant de stades que l’on voudra, on n’aura donc rien démontré quant au chamanisme paléolithique. Et quand même on y parviendrait, on n’aurait fait que mettre une étiquette sur les pratiques religieuses des hommes du Paléolithique, lesquelles nous resteraient tout aussi obscures. En effet, les ethnologues qualifient de chamaniques des religions fort diverses, attestées dans tout l’Extrême-Orient et chez certaines sociétés améridiennes, qui n’ont pas grand-chose en commun, sinon que leurs officiants sont censés accéder à des univers surnaturels où ils commercent avec les esprits. Et que dire des néo-chamanes très à la mode aux États-Unis dans les années 1990, une vogue qui n’est peut-être pas pour rien dans le succès de leur ouvrage auprès du grand public, peut-être plus encore dans les pays anglo-saxons qu’en France. En fait, les ethnologues seraient d’accord pour dire que le mot « chamane » ne définit pas une religion mais une pratique thérapeutique qui s’accommode de pratiques et de croyances religieuses très différentes.
Le second écueil est leur déduction concernant la signification des figurations. Si l’on devait aller au bout de leur logique, on devrait invoquer le chamanisme chaque fois qu’on se trouve en présence d’un art recourant à la fois à des signes géométriques et à des représentations mi-humaines mi-animales. Il y aurait donc un chamanisme grec, un chamanisme dans l’art roman, et, tant qu’on y est, Picasso serait un chamane, etc. Sans compter que les figurations convoquées dans leur raisonnement sont très minoritaires : une douzaine d’êtres thérianthropes* seulement — dont certains sont d’ailleurs discutables — pour l’ensemble de l’art pariétal qui a duré au moins 20 000 ans. Quant aux animaux incomplets, certes plus fréquents, on peut en proposer d’autres explications, comme la volonté de représenter les animaux de manière métonymique, puisque l’artiste a pris soin de laisser des indices permettant d’identifier à coup sûr l’animal — crinière pour le cheval, cornes pour les bisons, bois pour les cerfs, bosse dorsale pour le mammouth… Et que faire des salles richement ornées de grands ensembles polychromes, dont leur thèse ne dit rien.
La comparaison avec l’ethnographie n’est pas en soi critiquable, mais elle doit être légitimée. Or, l’un des reproches adressé à Lewis-Williams est qu’il rapproche des peintures du Zimbabwe vieilles de plusieurs millénaires de rites pratiqués par des San du Drakensberg vivant certes à proximité de peintures, mais qui sont beaucoup plus récentes ; ce qui est d’autant plus hasardeux que la tradition de l’art rupestre s’est éteinte depuis longtemps chez tous les San et que nous n’avons plus aucun témoignage direct datant de l’époque de la réalisation des peintures(87). De plus, la danse, la transe et les guérisseurs supposément figurés dans l’art du Zimbabwe ne constituaient pas le seul centre d’intérêt des artistes, qui ont traité beaucoup d’autres thèmes puisés tant dans le registre du réel que dans celui de ce qui semble relever des mythes et des légendes.
Que conclure en un mot d’une thèse qui a fait tant de bruit pendant quelques années ? Tout d’abord qu’une hypothèse reste une hypothèse, quand bien même elle recourt aux sciences dures (en l’occurrence, le recours était indu). Ensuite, et nous y reviendrons, qu’il est vain de chercher des explications valables pour la totalité de ce que nous ont laissé les hommes du Paléolithique. Après tout, peut-être ont-ils connu, à certaines époques et dans certaines régions du monde, des pratiques religieuses ou thérapeutiques analogues à celles mises en œuvre par les chamanes de Sibérie, du Népal, de l’Amazonie ou d’ailleurs. On peut même dire que ce n’est pas invraisemblable car ce qu’on appelle le chamanisme est souvent (mais pas toujours) lié à une économie de chasse. Peut-être même que certaines représentations pariétales ont quelque chose à voir avec ces pratiques. Mais la chose reste à démontrer alors que nos deux auteurs, au fond, l’ont tenue pour acquise. Or, pour tout dire, je pense qu’une telle démonstration est hors de notre portée.
DE LA RÉALITÉ DU « FAIT BRUT »
On l’aura compris, « la première illusion à combattre est[-elle] celle du récit définitif de la vérité(88) ». Une question se pose alors. Puisque l’établissement même des faits fait souvent l’objet de controverses, y a-t-il un noyau dur de nos connaissances, irréductible à toute interprétation, et sur lequel nous pouvons nous appuyer ? La réponse est évidemment oui : en effet on ne peut nier la réalité brute des traces — le vestige archéologique laissé au sol, les archives attestant que quelque chose a eu lieu. C’est sur ce « noyau dur » que chacun s’appuie pour construire ses hypothèses interprétatives. S’il n’y a pas une vérité immuable, intangible, à découvrir, il y a des vestiges bruts que l’on peut assimiler aux « faits bruts » de l’historien. Les seuls qui s’autorisent à nier cette réalité sont les négationnistes qui n’ont évidemment pas leur place dans la communauté scientifique. Il faut cependant ajouter que, comme je l’ai dit, seules nos questions transforment ces traces en témoignages, et que ces questions sont forcément mouvantes.
Leroi-Gourhan lui-même admettait l’existence de faits dont il reconnaissait que l’interprétation pouvait varier du tout au tout. À propos de « faits » technologiques, il prenait même la peine de mettre en garde le lecteur : « Il est inutile de se dissimuler que les mêmes faits dont nous avons usé prêtent parfois à des considérations exactement inverses ; peut-être aurai-je un jour, prenant les mêmes matériaux, l’occasion de contredire le présent ouvrage ; la réalité n’est saisissable que partiellement et il est superflu de s’obstiner à en atteindre, par un tableau à deux dimensions, la représentation complète et animée ; c’est pourquoi, plutôt que d’incorporer les considérations théoriques dans la masse des matériaux, j’ai préféré donner d’abord les faits, indépendants de l’appareil philosophique, faits qui resteront utilisables, quel que soit le sort de la théorie(89). »
On cherchera à se rassurer en se disant que, de même que deux historiens posant un problème de la même manière avec les mêmes données documentaires obtiendront les mêmes résultats, deux préhistoriens parviendront à la même conclusion à partir de mêmes données de terrain(90). Pour tous les problèmes historiques simples, consistant à établir la réalité de faits très circonscrits, cela ne pose effectivement pas de problème et on atteint facilement un consensus. Mais, outre que, comme Marrou y a insisté, ce ne sont pas ces « faits » élémentaires qui font la matière la plus intéressante de l’histoire, ce qui est vrai pour les faits historiques ne l’est pas toujours en préhistoire, où la réalité même d’un « fait brut » peut parfois être controversée. Si les faits « bruts » donnés par la fouille peuvent paraître a priori parfaitement objectifs, nous allons voir qu’il n’en est rien. La réalité des très anciens outils européens, qui seraient antérieurs à 1,2 million d’années, est ainsi largement débattue. Les objets existent bel et bien et personne ne conteste leur réalité matérielle, mais certains nient qu’ils aient été taillés par l’homme, tandis que d’autres remettent en question leur ancienneté. De même, la présence de traces de feu très anciennes est certes avérée, mais on ignore si elles sont d’origine anthropique ou naturelle. On voit que, dans de tels cas, la réalité d’un fait est indissociable de son interprétation.
Les faits bruts eux-mêmes ne le sont parfois qu’à moitié puisqu’il y a un choix qui s’opère dès l’instant du prélèvement sur le terrain de fouille, puis tout de suite après, selon le tri qui va s’opérer. Une des premières étapes du travail du préhistorien consiste à trier les vestiges qui seront ensuite acheminés vers les différents spécialistes. Au-delà de sa forme et de son aspect, l’objet est conçu comme faisant partie d’un tout et il est considéré en fonction de son contexte de découverte. Ainsi, une esquille osseuse pourra être rangée parmi les vestiges de la faune consommée par les occupants du site si elle est retrouvée au milieu d’un foyer, associée à d’autres reliefs de repas, ou bien dans l’outillage en matière dure animale si elle gisait dans une aire dévolue à des activités techniques. Le contexte de découverte joue tout autant que le regard porté par le préhistorien qui est influencé par son propre domaine de recherche : l’archéozoologue sera plus sensible aux vestiges fauniques, tandis que le « technologue » verra des outils potentiels partout. De même, un galet en matière exogène pourra être classé dans le matériel pétrographique* analysé par le sédimentologue, dans le matériel archéologique s’il est considéré comme intrusif et ayant été apporté sur le site par l’homme — dans ce cas, il pourra être vu comme un témoin de l’aménagement de l’habitat (éléments de dallage) ou comme un outil (percuteur, broyeur, etc.) selon que le préhistorien y aura décelé ou non des traces d’usage sur sa surface. Mais il pourra aussi être considéré comme non pertinent, et à ce titre, rejeté dans les déblais — c’est du reste ce qui se produit encore bien souvent. On voit ainsi que l’interprétation intervient très tôt et que le fait « brut » n’en est pas tout à fait un. C’est bien pour cela que, comme on l’a vu, André Leroi-Gourhan suggérait « de séparer clairement l’établissement des faits de leur interprétation(91) ». Mais comment y parvenir ? En enregistrant de la façon la plus exhaustive possible les données, comme nous l’avons vu antérieurement, mais aussi en élaborant un vocabulaire d’attente pour décrire les structures archéologiques mises au jour, afin de ne pas orienter l’interprétation et « de prolonger indéfiniment, de chercheur en chercheur, les possibilités de l’interprétation(92) ». Il parlait ainsi de « témoins négatifs » pour désigner l’absence significative de vestiges : une zone vide dans un habitat par ailleurs encombré de divers témoins d’activité pourra être interprétée comme une aire de repos. Il faudra bien sûr, pour corroborer cette hypothèse, tenter de déceler d’autres indices, tels que des restes de litière végétale, par exemple. Anne Bridault a ainsi montré, à partir de l’observation de campements indiens abandonnés récemment en pays tutchone, que certaines activités récurrentes laissaient peu de vestiges matériels et ne pouvaient être mises en évidence que par des témoins indirects(93).
On voit que l’absence d’un témoin d’activité ne signifie pas que cette activité n’a pas eu lieu et il faut élargir la recherche à d’éventuels témoins indirects. De plus, si un vestige est interprété trop tôt et « mal orienté » au départ, c’est-à-dire rangé dans une catégorie autre que celle dans laquelle il aurait dû plus logiquement se trouver, il risque de n’être jamais reconnu pour ce qu’il est. Il y a ainsi fort à parier que de nombreuses esquilles osseuses rangées un peu vite dans les tiroirs de restes faunistiques portent des traces d’usage sur leur pointe ou leur surface et mériteraient d’être réexaminées par des spécialistes de l’outillage. C’est dire qu’un « fait » archéologique est susceptible de changer de statut selon les analyses auxquelles il est soumis. Les catégories elles-mêmes ne sont pas stables et évoluent. C’est le cas des fossiles humains rangés dans une classe taxinomique donnée qui se voient parfois changer de case, soit qu’il ait été décidé qu’ils avaient été mal identifiés, soit que la classe elle-même ait été reconsidérée. Le crâne humain découvert à Koobi Fora en 1972 a été primitivement attribué à l’espèce Homo habilis, avant qu’on ne crée, en 1986, l’espèce Homo rudolfensis dans laquelle il fut alors rangé. Le fossile humain est bien resté le même, mais sa place dans l’arbre cladistique* a changé. Cette anecdote montre à quel point les préhistoriens et les paléoanthropologues sont tributaires de leur propre catégorisation. J’y reviendrai dans le prochain chapitre.
Le statut d’un fait archéologique peut aussi changer en fonction de l’évolution de nos connaissances. Des cercles de pierre observés au début des années 1980 sur le site du Rocher de la Caille, dans la Loire, avaient été considérés à l’époque de la découverte comme des restes de base de cabanes. Il faut dire que les structures d’habitat étaient alors très en vogue à la suite des fouilles du site magdalénien de Pincevent, qui avaient révélé des traces de tentes(94). Les progrès dans les analyses géologiques ont montré par la suite que les cercles de pierres du Rocher de la Caille résultaient plus vraisemblablement de coulées de solifluxion, c’est-à-dire qu’ils étaient d’origine géologique(95).
Même les données stratigraphiques, pourtant a priori peu susceptibles de modification, peuvent être remises en question. Ainsi, la coexistence dans le même niveau de restes de Néandertaliens associés à des outils rapportés au Châtelperronien, à laquelle j’ai déjà fait allusion, a-t-elle été récemment remise en question par plusieurs auteurs alléguant de possibles remaniements postérieurs au dépôt des couches archéologiques(96). Or, la fouille des sites concernés — comme la grotte du Renne à Arcy-sur-Cure, dans l’Yonne — est achevée depuis plusieurs dizaines d’années. Seuls les plans et les photographies restent aujourd’hui à notre disposition pour tenter de comprendre ce qu’il en est.
Aux faits « bruts » que sont les vestiges eux-mêmes — restes humains proprement dits mais aussi témoins d’activité humaine — et à la documentation de terrain (plan, carnets de fouille, photographies…), on peut ajouter les éléments d’information supposés « objectifs » tels que les datations absolues ou les analyses physico-chimiques. Or, même ces données brutes sont parfois discutées, car elles sont plus ou moins fiables, selon les échantillons datés ou analysés. Et il n’est pas rare que des datations faites anciennement soient entièrement remises en question par des analyses plus récentes. Ainsi, deux des fossiles d’Homo erectus de Java, considérés comme ayant « tout au plus » un million d’années jusqu’en 1994, sont aujourd’hui datés de 1,6 et 1,8 million d’années respectivement. Ces nouvelles datations ont obligé les chercheurs à revoir tous les modèles de peuplement du Sud-Est asiatique proposés auparavant.
Cela nous renvoie à l’opposition que fait Jean-Pierre Digard entre les pratiques et les représentations, les premières correspondant à ce qu’il appelle la matérialité des faits, les secondes aux opérations de la pensée et aux discours sur les premiers. Selon lui, si l’anthropologue s’en tenait aux premières, il se rapprocherait davantage des « sciences dures(97) ». Or, que ce soit en anthropologie, en archéologie ou même en histoire, il est pourtant évident que le « fait » est indissociable de l’idée qu’on se fait de lui. De même qu’une esquille osseuse n’est un outil que pour qui sait le reconnaître, une pratique funéraire n’est un rituel que pour qui l’a définie comme tel. Si historiens, anthropologues et archéologues finissent généralement par s’accorder, c’est au prix de nombreuses discussions pour savoir ce que l’on entend par tel ou tel fait. Et une bonne partie de leur travail — du moins dans le cas des préhistoriens — consiste précisément à se mettre d’accord sur l’identification des vestiges qu’ils mettent au jour. Quant à penser, comme semble le faire Jean-Pierre Digard, que les incertitudes auxquelles les chercheurs en sciences humaines sont confrontés, lorsqu’il doivent circonscrire leurs données, sont épargnées aux praticiens des sciences dites exactes, c’est bien mal connaître la façon dont raisonnent les uns et les autres, comme nous le verrons dans les prochains chapitres.
Les difficultés auxquelles se heurtent les préhistoriens pour identifier et classer leur documentation sont amplifiées encore du fait de son incomplétude. Il faut donc qu’ils se rendent à la raison et ne cherchent pas à résoudre des questions qui sont hors de leur portée : « inutile de soulever à plaisir des problèmes qui, faute de documentation, resteront insolubles(98) ». Il est remarquable que certains préhistoriens s’acharnent pourtant à vouloir répondre à des questions pour l’instant sans réponse au lieu d’attendre que de futures découvertes y apportent des éléments nouveaux. Cela entraîne une production considérable d’articles où chacun espère avoir le dernier mot et convaincre son adversaire. Il en est ainsi de la question de la transition entre le Paléolithique supérieur et le Paléolithique moyen, ou encore de l’extinction des Néandertaliens. Cette obstination incite les protagonistes à surinterpréter les données, id est à leur faire dire plus que ce qu’elles ne peuvent raisonnablement révéler. « La surinterprétation se manifeste sous la forme d’un déséquilibre manifeste entre indices et conclusions(99). » Elle est fréquente dans les mémoires d’étudiants croyant qu’on leur demande à tout prix des résultats, sans tenir compte de la limite de leurs données. Mais ce travers se retrouve parfois chez leurs aînés. On est ici très près des scénarios de sociologie des sciences décrits par Bruno Latour(100).
À l’inverse, il arrive que le préhistorien trouve des éléments de réponse à des questions qu’il ne se posait pas. Il peut choisir de transmettre ces données à un collègue plus compétent que lui sur cette question, ou encore de modifier sa problématique de recherche pour s’adapter à ces nouvelles informations. On a vu ainsi des carrières de chercheurs radicalement réorientées. À côté des chercheurs qui s’obstinent à perpétuellement tenter de répondre à une même question, il y a ceux qui papillonnent au gré des circonstances — découverte fortuite d’un site, hasard des fouilles, proximité de telle ou telle collection à étudier…
Retenons donc que les faits « bruts » dont part le préhistorien sont d’une brutalité toute relative. L’interprétation intervient très tôt, pour ainsi dire dès la phase de sélection et d’enregistrement du vestige. Et on peut se demander avec Gérard Lenclud « si le ver de la surinterprétation n’est pas toujours déjà contenu, à l’état virtuel, dans le fruit de l’interprétation(101) ». Il va donc falloir regarder de plus près la façon dont le préhistorien réfléchit sur les données que lui livre la fouille. Nous verrons dans le prochain chapitre comment des cadres conceptuels mis en place au XIXe siècle et tout le long du XXe siècle peinent à être rediscutés aujourd’hui. Nous examinerons ensuite les raisonnements que tiennent les préhistoriens et les modélisations qu’ils élaborent pour répondre aux questions qu’ils se posent.