Chapitre III

LA BOÎTE À RÉFLÉCHIR DU PRÉHISTORIEN : CADRES CONCEPTUELS

« Implicitement, les préhistoriens ont toujours été hantés par la différenciation des ethnies. L’influence qu’ils subissaient inconsciemment de l’histoire où tout se passe entre peuples leur a donné coutume de considérer les Acheuléens, les Aurignaciens, les Périgordiens et d’autres comme de véritables entités ethniques, et parfois des entités ethniques et anthropologiques. […] Avec trop d’aisance alors les Solutréens deviennent un peuple et même une race qui, au gré des recherches et des fouilles, se promène à travers l’Europe et le monde dans toutes les directions cardinales. Or le Solutréen, pour conserver son exemple, n’est pas un homme mais une certaine manière de fabriquer un objet ; plus largement c’est un style de façonnage du silex… »

ANDRÉ LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole. I, Technique et langage, p. 201-202.

Le préhistorien ne peut atteindre le passé que par les traces matérielles que l’homme a laissées derrière lui — dans la mesure où elles se sont conservées. Il va de soi ici que sa formation lui permet de reconnaître et d’identifier ces traces. Nous avons vu précédemment qu’il a à sa disposition des outils d’analyse de plus en plus performants qui font largement appel à d’autres disciplines (en particulier les sciences physiques pour dater les vestiges et les analyses physico-chimiques pour caractériser certains matériaux), mais il dispose aussi des outils méthodologiques mis en place par ses collègues eux-mêmes depuis la naissance de la discipline.

S’il est un bon professionnel, il sait quelles sont les questions susceptibles d’être posées. Il connaît déjà son objet d’étude et le cadre dans lequel vont s’insérer ses questions. Ainsi, il sait quelles sont les performances techniques qui peuvent être attribuées aux hommes de telle ou telle période dans tel ou tel milieu, etc. Sauf à imaginer qu’il a affaire à une civilisation qui ne ressemble en rien à ce qui a été mis au jour jusque-là, il a un certain nombre de points de repère. « Ses hypothèses de départ […] ont d’autant plus de chance de se montrer fécondes qu’elles contiennent une moindre part d’extrapolation(102). » Comme Marrou et Bazin le soulignent tous deux, l’un pour expliquer le travail de l’historien, l’autre celui de l’anthropologue, nous ne pouvons comprendre l’autre que dans la mesure où il présente quelque similitude avec nous, et si cet autre était totalement dissemblable, sa compréhension serait rigoureusement impossible(103). Si l’anthropologue parvient à comprendre quelque chose de ceux auprès desquels il conduit ses enquêtes, « c’est donc qu’autrui est coulé dans le même moule que lui(104) ». Si tel n’était pas le cas, le préhistorien en serait réduit à faire de l’éthologie plutôt que de l’archéologie.

Revenons à nos données brutes sorties de terre puis bien ordonnées sur le papier ou l’ordinateur et admettons maintenant, pour pouvoir poursuivre notre réflexion, qu’elles forment un socle suffisamment solide sur lequel le préhistorien peut s’appuyer pour bâtir ses hypothèses. Comment va-t-il alors procéder ?

Le préhistorien est tributaire de cadres conceptuels mis en place depuis le XIXe siècle. Ces paradigmes, qui sont au fondement même de la discipline, sont partagés par l’ensemble de ses collègues et sont si ancrés dans les mentalités que, comme d’ailleurs dans d’autres sciences(105), celui qui n’y adhère pas s’exclut de la communauté de ses pairs.

Les cadres conceptuels les plus prégnants sont les grilles chronologiques proposées dès les origines de la science préhistorique, sortes de boîtes noires qui n’ont pour ainsi dire jamais été rouvertes, et qu’on a tout au plus rebaptisées. Ainsi, certains s’insurgent sur le fait que la tripartition du Paléolithique s’exprime par les adjectifs « inférieur, moyen et supérieur », et souhaiteraient qu’on leur préfère les termes « ancien, moyen et récent », qui ne préjugent pas de la qualité des productions techniques et ne retiennent que le critère chronologique. C’est louable et certes politiquement plus correct, mais cela ne remet pas en question le système tripartite lui-même. L’établissement de tels cadres n’allait pourtant pas de soi au départ puisque l’idée communément admise au XIXe siècle était que les outils préhistoriques étaient très homogènes et trop frustes pour avoir pu évoluer.

Rappelons que c’est autour des années 1860 que l’ancienneté de l’homme et sa contemporanéité avec des espèces animales disparues furent admises. L’évolutionnisme biologique selon Lamarck, qui avait une orientation finaliste et supposait la conservation des caractères acquis, fut tout naturellement transféré à l’histoire sociale et culturelle de l’humanité. C’est en 1877 que, dans Ancient Society, Lewis Morgan produisit sa célèbre classification historique des sociétés d’après leur niveau technique. Il distinguait six stades — les trois stades inférieurs de la « sauvagerie » et les trois stades supérieurs de la « barbarie » —, par lesquels notre société avait dû passer avant d’atteindre le septième stade, celui de la civilisation. L’humanité était passée des âges primitifs à la civilisation moderne et le progrès technique avait abouti à nos sociétés européennes. Il parut très vite évident aux yeux de tous que les membres des sociétés « primitives » nouvellement découvertes en étaient au même stade que les hommes de la préhistoire dont on commençait à peine à trouver des vestiges. Inutile de dire que le contexte colonialiste était pour beaucoup dans cette vision.

Une autre question se posait alors avec acuité, celle de la chronologie de ces temps préhistoriques : il s’agissait de préciser les grandes divisions de cette histoire ancienne de l’humanité, d’en établir une sorte de calendrier, ce qui devint la véritable obsession de tous les préhistoriens. La première tentative en ce sens remonte à 1836, quand Christian Jürgensen Thomsen, voulant classer les collections du musée danois des Antiquités nordiques, décida de les répartir selon leurs matières premières. La classification tripartite qu’il élabora allait fournir une méthode universelle de classement des artefacts et révolutionner la discipline car, comme il s’en aperçut bientôt, elle avait aussi une valeur chronologique. Découpant la préhistoire en un système de trois âges successifs — Pierre, Bronze et Fer —, il fonda véritablement l’archéologie préhistorique. Plus tard, vers 1885, le Suédois Oscar Montelius mit en place la première chronologie de l’Âge du Bronze, en six phases, chronologie encore en vigueur dans le nord de l’Europe. Il utilisait la méthode du cross-dating, qui consiste à procéder par recoupements à partir d’objets bien datés qui ont circulé, parfois sur de grandes distances, et qui proviennent de civilisations pour lesquelles on dispose de calendriers avec des dates absolues. Pour la protohistoire* européenne, ce sont les civilisations de la Méditerranée qui servaient de référence, l’Égypte, puis la Grèce jusqu’au VIIIe siècle av. J.-C. On pouvait ainsi caler des échelles chronologiques flottantes sur des repères historiques connus, comme ceux des dynasties égyptiennes.

Mais la classification de Christian Jürgensen Thomsen ne distinguait pas de périodes à l’intérieur de l’Âge de Pierre lui-même, qui correspond en gros à ce que nous appelons aujourd’hui la préhistoire. Et les datations de Montelius intéressaient surtout la protohistoire*. C’est pourquoi, parallèlement à ces tentatives, d’autres échelles chronologiques furent proposées, qui recouraient à la stratigraphie*, c’est-à-dire à la succession des couches de sédiments sur le site fouillé. Les différents systèmes proposés suivirent l’exemple de la géologie, qui distinguait les époques par la présence de « fossiles directeurs », terme désignant les faunes fossiles servant de repères. Sachant qu’au cours de cette longue période, des variations climatiques avaient entraîné des modifications dans le monde vivant, végétal et surtout animal, plusieurs voies apparaissaient possibles. Édouard Lartet (1801-1871) proposa de distinguer les couches sédimentaires, et donc les époques, par la prépondérance de certaines espèces animales. Cette méthode, affinée aujourd’hui sous le nom de biochronologie, reste utile lorsque aucune datation absolue n’est possible. Elle consiste à découper le temps en biozones* en tenant compte de la durée de vie limitée des espèces. En 1861, Édouard Piette présenta un autre système chronologique fondé lui aussi sur l’évolution de la faune. Il distinguait quatre âges — Âge du Grand Ours des Cavernes, suivi de l’Âge de l’Éléphant et du Rhinocéros, puis l’Âge du Renne, et enfin l’Âge de l’Aurochs.

En 1870, ayant observé que les couches sédimentaires étaient également marquées par la présence de certains types d’outils, surtout en silex, Gabriel de Mortillet (1821-1898) établit en se fondant sur l’outillage une chronologie dont les subdivisions rappelaient l’usage des géologues. Mais il en avait forgé les noms à partir de sites ayant livré des vestiges qu’il jugeait caractéristiques d’une époque donnée : le site de Saint-Acheul devint l’éponyme de l’Acheuléen, l’abri de La Madeleine celui du Magdalénien et, de la même manière, Solutré et Moustier donnèrent leur nom au Solutréen et au Moustérien, etc.

À partir de 1889, Piette tenta d’améliorer les propositions de Lartet et de Mortillet en ajoutant un troisième paramètre, surtout utile pour la partie terminale du Paléolithique (à partir de 35 000 à 30 000 ans) : les œuvres d’art mobilier. L’originalité de sa classification vient du fait qu’il utilisait plusieurs critères à la fois, là où ses prédécesseurs n’en avaient sélectionné qu’un seul. Le tableau de Piette fait ainsi état de la succession des climats, de l’apparition des Beaux-Arts, de l’état des techniques et des gisements éponymes. Son système chronologique ne fut, malgré son ingéniosité, jamais adopté par la communauté scientifique car il était trop complexe, et c’est celui de Mortillet, plus tard corrigé par l’abbé Breuil, qui fut retenu.

Tous ces systèmes chronologiques avaient pour point commun de considérer l’histoire de l’homme sur le même modèle que l’histoire géologique de la Terre, et surtout de partir de l’idée qu’à un bagage technique donné correspondait un groupe humain particulier ou, comme on disait à l’époque, une race donnée. N’oublions pas que les populations préhistoriques dont on découvrait les vestiges au cours du XIXe siècle étaient considérées comme les ancêtres directs des « Primitifs », eux-mêmes perçus comme de véritables fossiles vivants. Rien d’étonnant à cela si l’on a à l’esprit notre tendance naturelle à toujours rapporter l’inconnu au connu. C’est, du reste, selon ce même principe que les premiers voyageurs du XVIe siècle avaient assimilé les Sauvages qu’ils découvraient en Amérique aux Anciens de l’Antiquité redécouverts à la Renaissance(106). Pour revenir aux populations préhistoriques, j’ai déjà évoqué le fait que certains avaient plus de considération pour elles que pour les Sauvages qui étaient censés être leurs héritiers directs. Voici par exemple ce que Édouard Piette écrivait en 1907 : « … bientôt je fus convaincu que l’homme des cavernes, loin d’être un sauvage, avait été un pionnier de l’humanité, un être progressif qui avait posé les premiers fondements de notre civilisation. La caractéristique des sauvages est l’immobilité ; ils reçoivent leur outillage de leurs pères ; ils le transmettent à leurs descendants sans modification. Tels ne furent pas les hommes des temps glyptiques*(107). »

Il était donc communément admis que les sociétés n’évoluaient pas mais se succédaient dans le temps. En bons géologues, les premiers préhistoriens considéraient qu’il suffisait de ranger les assemblages archéologiques selon leur ordre de dépôt stratigraphique pour comprendre la succession des populations et le progrès de l’humanité. Il est curieux qu’aujourd’hui encore, de nombreux préhistoriens continuent à utiliser ce système de dénomination, sans avoir conscience qu’il suppose d’admettre que ces sociétés étaient d’une certaine manière figées. Pour John Evans, numismate, antiquaire et géologue anglais qui s’était fait connaître en 1850 par une publication sur l’évolution des formes de monnaies, il n’existait que deux grandes catégories statiques d’artefacts, correspondant aux époques antédiluvienne (Drift) et celtique (Celt), ce qu’on désigne aujourd’hui comme le Paléolithique et le Néolithique. Il ne pouvait y avoir de continuité entre elles puisqu’il supposait un remplacement de la population d’une époque à l’autre(108). C’est que l’on croyait encore à cette date à l’existence d’un hiatus entre le Paléolithique et le Néolithique. Si Evans admettait une évolution des formes des monnaies gauloises, il était par contre très réticent à reconnaître qu’un progrès fût possible au cours des périodes les plus anciennes : pour lui les variations de forme qu’on pouvait observer étaient liées à des contingences matérielles, comme des différences de matières premières. Il suivait en cela l’opinion admise que les frustes outils préhistoriques étaient très uniformes. À l’inverse, Augustus Lane Fox Pitt-Rivers, auquel il répondit longuement dans son monumental ouvrage de 1872, admettait que la forme des outils en pierre taillée avait évolué au cours du temps(109). Il faut dire que les subdivisions chronologiques fondées sur les types d’outils commençaient à peine à être envisagées, avec les premières tentatives de Mortillet en 1870, et que la plupart des chronologies en vigueur reposaient encore sur la succession des faunes. Ce sont cependant ces subdivisions qui finirent par s’imposer, sauf cas particulier où le fossile animal était le seul recours, et l’on parla désormais de « typologie », terme dont le premier usage en archéologie est probablement dû à Pitt-Rivers(110).

Le terme est ambigu car il désigne, en principe, une classification des outils selon leur « type ». Mais on a vu que Mortillet, même s’il ne parlait pas de « typologie », utilisait les types d’outils pour déterminer l’époque d’une couche sédimentaire. Pour lui, le Moustérien, par exemple, était à la fois un type d’outillage dont le site du Moustier avait livré une illustration exemplaire, et l’époque où il croyait pouvoir situer les couches sédimentaires dont, au Moustier ou dans d’autres sites, on exhumait des outils comparables. Et c’était aussi la « culture » ou même la « civilisation » à laquelle on devait des outils. Les choses n’ont pas vraiment changé jusqu’à aujourd’hui, même si l’on ne parle plus de « races » comme à l’époque des grands devanciers. Un site ayant livré des outils de type moustérien devient très vite, sous la plume de préhistoriens parfois renommés, un site occupé par des Moustériens. Il pourrait ne s’agir là que d’un abus de langage, regrettable certes, mais pardonnable. Mais certains supposent réellement qu’à un bagage humain particulier correspond un groupe humain donné, et considèrent que deux outillages distincts reflètent des traditions culturelles distinctes(111). La seule différence avec le temps de Mortillet est que la typologie des outils s’est complexifiée et a évolué au rythme des nouvelles découvertes et des nombreuses controverses qui ont jalonné la première moitié du XXe siècle. Il n’est pas dans mon propos de détailler ici l’histoire de ces débats, qui portaient principalement sur les contours qu’il fallait donner à ces « entités culturelles » et sur leur succession.

Les outils de la typologie se perfectionnèrent et s’affinèrent encore dans les années 1950. Et les choix qui furent faits alors ne le furent pas seulement pour des raisons scientifiques. Plusieurs options étaient en concurrence : celle proposée par Georges Laplace, préhistorien pyrénéen chercheur au CNRS, celle de François Bordes, professeur à l’université de Bordeaux, ou encore celle d’André Leroi-Gourhan, ethnologue et préhistorien, alors professeur en Sorbonne. Or, pour des raisons qui ressortissent plutôt à la sociologie du milieu universitaire, c’est la méthode Bordes — utilisant des listes-types, des diagrammes cumulatifs et le calcul de différents indices — qui fut finalement adoptée et généralisée. Non seulement Laplace n’était pas institutionnellement assez bien placé pour faire adopter son système, mais sa méthode était très lourde à manier. Elle a pourtant été adoptée en Italie et en Espagne, où elle est encore utilisée par certains chercheurs. Ce relatif succès s’explique sans doute par la sympathie qu’éprouvait Laplace à l’égard du sentiment national basque, qui attira de jeunes chercheurs basques espagnols au centre de recherches qu’il avait fondé à Arudy, dans les Pyrénées, en 1970(112). L’argument d’autorité est réel pour expliquer le succès de la méthode Bordes en France, mais il n’est sans doute pas le seul. Quant à la méthode préconisée par Leroi-Gourhan, elle n’était pas assez aboutie et lui-même ne se battit pas vraiment pour l’imposer. Le succès de la méthode Bordes fut total et dura jusque dans les années 1980, puis elle tomba peu à peu en désuétude. Elle n’est plus guère utilisée aujourd’hui, même si elle n’a pas fait l’objet d’une réelle critique.

En 1976, au moment de la tenue du Congrès international des sciences pré- et protohistoriques à Nice, paraissaient trois volumes intitulés La préhistoire française qui firent date. À leur lecture, on se rend compte aujourd’hui que les préoccupations des chercheurs étaient encore massivement typologiques et chronologiques. Le succès durable de la méthode de datation relative basée sur la succession des ensembles d’outils est vraisemblablement dû à l’absence de méthodes de datation directe — il faut attendre 1950, l’année de l’invention de la méthode de datation par le radiocarbone, pour pouvoir dater certains vestiges archéologiques. La typologie reste une étape incontournable dans l’étude d’un site afin de mettre un peu d’ordre dans le chaos des vestiges qui s’offrent à la vue du préhistorien. À l’origine essentiellement basée sur la morphologie des pièces, elle a évolué ces dernières décennies en prenant également en compte leurs techniques de fabrication. Les préhistoriens parlent aujourd’hui de critères « techno-typologiques » pour décrire les différentes composantes des séries archéologiques. On n’utilise plus le terme de « fossile directeur », mais celui d’« élément typologique diagnostique » l’a remplacé sans en modifier au fond le sens.

DE LA TYPOLOGIE À LA « CULTURE »

L’établissement d’un cadre chronologique est certes un préalable indispensable à toute étude archéologique. De tout ce qui précède, je ne prétends pas qu’il faille faire complètement table rase. Pour pouvoir étudier les sociétés du passé, il faut au minimum être certain d’en avoir une image diachronique. Dominique Michelet l’a rappelé judicieusement à propos des sociétés méso-américaines : « le positionnement des témoins matériels des cultures disparues sur l’échelle du temps (absolue ou relative) n’en est pas moins une exigence préliminaire à toute interrogation sur les sociétés dont seule l’archéologie peut aujourd’hui nous parler(113) » et peut seul nous permettre d’« établir des synchronies ou […] reconstituer des séquences temporelles de plus ou moins longue durée(114) ». En d’autres termes, il faut d’abord tenter de délimiter des familles d’objets contemporains les uns des autres, seul moyen de se faire une idée du fonctionnement à une époque donnée des sociétés dont ils proviennent ; et il faut ensuite déterminer la succession chronologique de ces familles, si l’on veut élucider les mécanismes de changements dans l’histoire humaine, comme les débuts de l’agriculture, de la sédentarité, de l’urbanisme, des inégalités sociales… Il est évident qu’il ne suffit pas d’ordonner chronologiquement les événements pour comprendre leurs causes, mais c’est un préalable à toute tentative d’explication.

Le problème n’est pas tant dans la recherche d’un cadre « chrono-typologique » que dans le fait qu’il est devenu pour certains préhistoriens un objectif en soi. Les préoccupations de nombre de chercheurs sont restées en grande partie typologiques et les débats continuent à porter sur les contours chronologiques et géographiques qu’il faut donner à ces assemblages techniques et à leur succession. En témoignent les innombrables articles qui ne visent qu’à l’identification de telle ou telle composante « industrielle » dans un site donné. Dans un article récent à prétention « épistémologique » qui nous servira ici d’exemple, deux auteurs retracent l’historique des datations de l’abri de Cro-Magnon proposées à partir des données typologiques depuis 1863 à nos jours(115). Eux-mêmes ajoutent un nouvel épisode à cette histoire en rediscutant l’attribution « typo-chronologique » du site à partir de l’examen de vestiges nouvellement redécouverts dans un musée. Aucune trace, dans tout le texte, d’un quelconque questionnement sur la pertinence d’une telle démarche. Ce canevas chronologique, si utile à l’époque où la discipline se constituait, est devenu avec le temps un véritable carcan dans lequel certains se sont enfermés. C’est exactement ce que reprochait Lewis Binford aux archéologues traditionalistes lorsqu’il a lancé, dans les années 1960, la New Archaeology.

De plus, ce souci de définir des « typologies » pose un autre problème. Par commodité, les préhistoriens regroupent sous le terme de « culture » le dénominateur commun qui caractérise un ensemble de sites ou de niveaux de plusieurs sites présentant la même association de vestiges. À partir de ces vestiges le plus souvent matériels, ils en déduisent que des groupes disparaissent, se développent ou apparaissent. Il est pourtant bien hasardeux de déduire de quelques différences matérielles que nous sommes en présence de populations distinctes. Le rôle de « marqueur culturel » que l’on prête à l’outillage, assimilé un peu vite à la « culture », explique l’utilisation fréquente du néologisme « chrono-culturel ». Oubliant que les vestiges matériels dont il dispose ne témoignent que d’une infime partie du bagage culturel d’une société donnée, le préhistorien suppose qu’une « culture » donnée a des contours chronologiques et géographiques tels qu’elle serait identifiable à partir des seuls vestiges matériels. Ce qui n’était au départ qu’un moyen commode pour repérer des différences et des similitudes régionales et chronologiques entre groupes humains est devenu un critère de différenciation des groupes eux-mêmes.

Le fait n’est pas nouveau. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’archéologue et linguiste allemand Gustaf Kossinna considérait déjà que les ensembles archéologiques définis à partir des vestiges matériels correspondaient à des peuples ou à des ethnies. Une de ses phrases, restée célèbre dans l’histoire de l’archéologie, nous est rappelée par Jean-Paul Demoule : « Des provinces culturelles nettement délimitées sur le plan archéologique coïncident à toutes les époques avec des peuples ou des tribus bien précis(116). » Kossinna a aussi travaillé sur l’origine des langues germaniques et souhaitait démontrer, en reconstituant l’histoire du peuplement de proche en proche, que les Germains étaient les descendants les plus purs des Indo-Germaniques. Et ce peuple originel était de « race nordique », blonde, grande et dolichocéphale*… Kossinna meurt en 1931, mais ses thèses furent reprises et inspirèrent directement l’archéologie nazie(117). Quelques-uns de ses contemporains, comme Hans Jürgen Eggers, critiquèrent ses idées à la fois à cause de leur portée politique mais aussi de sa méthode jugée ambiguë. Ils dénonçaient en particulier l’équation « un pot = un peuple » en insistant sur le caractère éminemment variable et diversifié des différents éléments d’une même culture matérielle et sur l’instabilité des entités ethniques en perpétuelle évolution et recomposition. Kossinna et ses détracteurs tombèrent peu à peu dans l’oubli et pourtant le concept de « culture archéologique » lui a survécu jusqu’à aujourd’hui.

Les préhistoriens classent, en effet, les niveaux d’occupation qu’ils exhument dans des « cases » toutes prêtes selon les types d’outillage, de céramique, d’habitat ou de sépulture qu’ils ont livrés. Chaque case correspond à une entité régionale ou à une phase qui peut à son tour être subdivisée en « sous-phases » ou « faciès locaux ». Il va de soi que ces entités ne peuvent être définies que par rapport à ce qui les entoure spatialement et chronologiquement. Et si d’aventure ils mettent au jour un assemblage qui ne cadre pas tout à fait avec les ensembles déjà répertoriés, qu’à cela ne tienne, ils n’hésitent pas à créer un nouveau faciès local — ou régional — qui permet d’insérer à moindres frais le nouvel assemblage dans le tableau d’ensemble. Une bonne partie de la production scientifique actuelle porte sur la validité et les limites de tel ou tel découpage « chrono-culturel », ce qui aboutit à des publications indigestes qui se limitent à des classements descriptifs sans autre finalité qu’eux-mêmes, parfois viciés par la tautologie. Il y a en effet un risque de raisonnement circulaire à vouloir ranger les assemblages archéologiques dans les cases créées à partir d’ensembles déjà définis par l’archéologue. Ainsi, par exemple, un auteur, après avoir examiné des pointes de projectiles en pierre taillée provenant de trois sites attribués au Châtelperronien, s’émerveille de découvrir que le Châtelperronien y est très homogène, eu égard à « la place prépondérante donnée à la recherche de pointes lithiques* légères et potentiellement utilisées comme armatures(118) ». C’est oublier que le Châtelperronien n’est pas une réalité dont le préhistorien serait susceptible de mettre les manifestations en évidence, mais une étiquette parfois commode (et parfois moins). En l’occurrence, voilà donc trois sites qui sont loués d’avoir mérité leur étiquette !

La remarque de Marrou qui dénonçait la division de l’histoire en périodes pourrait aussi bien s’appliquer à la préhistoire : « [E]lle ne sera jamais qu’une question d’étiquettes, toujours provisoires, relatives au point de vue momentanément adopté ; leur rôle, d’ordre pratique, pédagogique, ne doit pas être surestimé : ce ne sera jamais une détermination d’essences ! La civilisation de l’Afrique vandale relève-t-elle encore de l’Antiquité, ou déjà du Moyen Âge ? Tout dépend de la perspective choisie pour l’étudier(119) ! »

Cette périodisation est aussi arbitraire que les découpages du tissu de l’histoire en « civilisations », censées regrouper « des ensembles formant un tout, dont toutes les parties sont en cohésion réciproque et s’affectent mutuellement »(120). Cela rappelle la tentative de Bertrand Gille d’ordonner l’histoire des techniques selon une succession de systèmes techniques regroupant des ensembles cohérents d’éléments — objets, dispositifs et procédés techniques — dépendants les uns des autres et se développant jusqu’à atteindre un état d’équilibre. Pour lui, cette cohérence suppose un niveau commun de progression de chacun de ces éléments et il suffit qu’un élément du système manque à l’appel pour bloquer l’ensemble et empêcher un passage à un progrès(121). Sans doute Bertrand Gille n’a-t-il pas tort de souligner qu’aucune activité humaine ne doit être séparée de son contexte économique, social, démographique, politique, mais sa vision de l’évolution des techniques est bien mécaniste. Et certains sont d’ailleurs allés plus loin encore. Ainsi, pour Marie-Claude Mahias, la cohésion et la rigidité des groupes sociaux est telle que « tout changement, dans les outils comme dans le régime alimentaire, risque de remettre en cause l’ordre social et l’adoption d’un trait nouveau engendre simultanément un système technique et une entité sociale(122) ». Il n’est que de considérer notre propre société pour sentir combien ce genre d’affirmation est excessif. En fait, les différents traits d’un système, quel qu’il soit et si « systématique » qu’il soit, n’évoluent pas tous à la même vitesse. Les linguistes le savent bien, eux qui se demandent à partir de quel stade une langue peut être considérée comme étant « pure », puisque les langues sont en perpétuelle évolution et n’évoluent évidemment pas d’un bloc. Lionel Galand remarque ainsi que « les faits dialectaux demeurent indépendants les uns des autres, leurs limites coïncidant rarement sur la carte(123) ».

De plus, cette façon d’isoler des « périodes » et des « cultures » part du présupposé que nous avons affaire à des sociétés stables, comme on le pensait au XIXe siècle. En réalité, les sociétés évoluent, même si elles ne le font pas brusquement. Et on sait bien — nous y reviendrons plus loin dans ce chapitre — que les groupes humains ne sont jamais complètement isolés et qu’ils subissent toujours l’influence plus ou moins forte de leurs voisins. Non seulement le passage d’un système à l’autre se fait de façon très progressive, mais, de plus, les différents éléments d’un système technique n’évoluent pas tous à la même vitesse. Ainsi, le passage d’un système technique basé sur l’eau et le bois à l’époque classique vers un système fondé sur la triade fer-charbon-vapeur lors de la première révolution industrielle s’est fait très progressivement : la machine à vapeur n’a pas tué l’hydraulique, qui est restée la source d’énergie dominante jusque vers la fin du XIXe siècle(124).

Ce qui est vrai pour l’histoire l’est pour la préhistoire. Ce qu’on appelle le Magdalénien ne s’est pas achevé brusquement pour faire place à l’ensemble dit « azilien » comme on a trop tendance à le croire puisque, dans les Pyrénées, les derniers sites « magdaléniens » ont été pendant près de deux millénaires contemporains de sites « aziliens » voisins : il s’agissait de groupes de chasseurs dont ni l’outillage, ni les armes de chasse, ni le gibier n’étaient les mêmes. En ce début de période holocène (c’est-à-dire le début de l’Interglaciaire dans lequel nous vivons), certains groupes de chasseurs — mais pas tous — avaient imaginé de nouvelles techniques et stratégies de chasse pour mieux s’adapter aux changements environnementaux induits par le réchauffement progressif des températures. Il fallut deux millénaires pour que les « derniers Magdaléniens » adoptent progressivement les techniques de leurs voisins « aziliens »(125). Cet exemple souligne au passage le simplisme des explications déterministes qui réduisent les changements observés dans le bagage matériel à des adaptations à l’environnement.

Plus on se rapproche du présent, plus la cohérence des groupes humains est difficile à mettre en évidence. Cela tient tout bonnement au fait que les vestiges, qui sont de plus en plus abondants, sont aussi de plus en plus diversifiés. On ne dispose, pour les périodes les plus anciennes du Paléolithique, que d’artefacts en pierre, les seuls conservés. Il est donc relativement facile de les ordonner chronologiquement. Le matériel archéologique se diversifie ensuite de plus en plus. Peut-être est-ce parce que les hommes ont peu à peu appris à exploiter plus systématiquement les matières premières disponibles dans la nature et ont davantage fait varier leurs outillages. Il est aussi possible, et même plus vraisemblable, que cela soit dû à une meilleure conservation des vestiges plus récents. Du reste, des indices indirects permettent d’affirmer que certains matériaux périssables, et en particulier le bois, ont été très tôt utilisés pour confectionner des objets et pour s’abriter. Pour classer les périodes et « sous-périodes » les plus récentes de la préhistoire, les chercheurs doivent prendre en compte les armes et les outils en pierre taillée et polie et en matière dure animale, les objets d’art, les éléments de parure, les poteries, les artefacts en métal mais aussi les différents types de pratiques funéraires et l’architecture des maisons. Or, tous ces traits descriptifs n’évoluent pas à la même vitesse et il est donc bien difficile d’y reconnaître des entités homogènes et distinctes. Ainsi, le « Néolithique rubané » est caractérisé, entre autres, par une poterie décorée en rubans — auxquels il doit son nom — et par des maisons longues rectangulaires. Or, de telles maisons existent encore à la période suivante.

Un mouvement de réflexion se fait jour aujourd’hui sur ces questions comme en témoigne un colloque organisé en 2010. Ses organisateurs admettent que, si l’archéologue constate bien des phénomènes de remplacement de groupes culturels par d’autres ou de transformation d’un groupe en un autre, il observe aussi que les critères définissant une « culture » n’évoluent pas selon le même rythme. Selon l’élément pris en compte — mobilier céramique, lithique*, pratiques architecturales, rituelles, funéraires —, la définition des différents stades ne sera pas la même. Et la question qu’ils proposaient de traiter était de savoir à partir de quel niveau de définition on peut considérer qu’un certain type de vestiges archéologiques reflète réellement des sociétés préhistoriques telles qu’elles existèrent, et à partir de quand une culture s’est transformée en une autre, ou a disparu. Ce qui les conduisait à s’interroger sur la pertinence même des définitions des cultures préhistoriques. Mais le résultat ne fut pas à la hauteur de leurs espérances car, comme ils le déplorent dans l’introduction aux Actes du colloque, la plupart des participants n’ont pas traité la question proposée et se sont contentés de présenter l’avancement de leur recherche(126).

Il y a déjà longtemps que les néolithiciens ont pris conscience que le Néolithique, tel qu’il avait été défini au départ à partir de ce qu’on observait en Europe occidentale, ne répondait pas à une définition aussi simpliste. D’abord défini par rapport à la période précédente — le Paléolithique — durant laquelle la pierre était taillée, il se caractérisait, lui, par le polissage de celle-ci. Par la suite, la définition se déplaça pour ne plus tenir compte que de seuls critères économiques : le Néolithique se définissait alors par une économie de producteurs, éleveurs et agriculteurs, par opposition à la période antérieure où les populations vivaient encore de la prédation — chasse, pêche et cueillette. À ce caractère s’ajoutaient la sédentarité et la poterie. Or, la multiplication des recherches un peu partout dans le monde a montré que tous ces traits n’étaient pas nécessairement concomitants. Il existait ainsi des populations qui vivaient de la chasse et de la collecte mais qui étaient sédentaires, ou bien produisaient de la poterie, alors qu’à l’inverse, des populations d’agriculteurs et d’éleveurs pouvaient être acéramiques ou nomades. Il pouvait d’ailleurs exister des agriculteurs non éleveurs et des éleveurs non agriculteurs. Marc Verhoeven a récemment attiré l’attention sur l’arbitraire des catégories typo-chronologiques actuelles en rappelant que certains des caractères attribués au Néolithique, comme la vie communautaire, la culture des plantes et l’aménagement des ressources, étaient déjà présents au Paléolithique(127). Bref, tous ces critères, repérés dans le Néolithique européen, n’étaient pas forcément valables partout et ne co-variaient pas nécessairement ensemble. Bel exemple, soit dit en passant, de l’européocentrisme des premiers préhistoriens.

La délimitation de périodes est encore compliquée par le fait qu’un changement technique majeur, comme l’invention de l’agriculture, ne bouleverse pas nécessairement l’outillage existant. C’est ainsi que les outils destinés à l’exploitation des céréales cultivées n’ont pas été inventés au Néolithique puisqu’ils existaient déjà au Natoufien(128) où ils servaient à l’exploitation des céréales sauvages, voire antérieurement pour certains d’entre eux comme les meules, attestées dès le Paléolithique supérieur(129). Un outil peut fort bien être présent pendant très longtemps et traverser les périodes historiques sans modification majeure. Ainsi, l’hameçon en bronze qui fait son apparition à l’Âge du même nom… est resté pratiquement inchangé jusqu’au XVIIIe siècle. On constate parfois la même chose pour les périodes plus récentes : la faux « moderne » est attestée dès le haut Moyen Âge. Il s’est certes produit une certaine diversification des outils, parfois même poussée, mais leurs « principes » sont restés à peu près identiques sur de très longues durées. Certains outils en fer inventés au VIe siècle avant J.-C. ont peu évolué jusqu’au Moyen Âge. Les diversifications qui interviennent sont parfois dues à des adaptations locales, parfois à des innovations dans la métallurgie elle-même, parfois à un contexte économique favorable. Il est clair par exemple que la baisse du prix du fer a favorisé le remplacement de la bêche à lame en bois, ferrée, par la bêche à lame tout en fer. Cela signifie que les ruptures ne sont pas toujours là où on les attend et que les différents éléments d’un ensemble donné forment une mosaïque dont les pièces n’évoluent pas à la même vitesse. Ce qui va totalement à l’encontre de la notion de système technique de Bertrand Gille(130). Tout se passe au fond comme si les processus à l’œuvre à une période donnée ne relevaient pas de la même temporalité. Certains chercheurs sont bien conscients que le temps de l’archéologue est un temps construit nécessaire à la compréhension du monde et qu’il n’est qu’une échelle de référence(131).

Que se passerait-il si l’on tentait de créer un découpage chronologique de la préhistoire sur d’autres critères que ceux utilisés actuellement ? Qu’en serait-il par exemple d’un découpage qui tiendrait compte de l’émergence de nouveaux gestes et de leur application ? Il apparaîtrait par exemple que les gestes utilisés dans la mouture sont connus depuis au moins 30 000 ans, donc bien avant la domestication des céréales, comme le prouvent, même s’ils sont rares, les outils présupposant ces gestes(132). Il en est de même des gestes mis en œuvre pour le polissage, lesquels sont d’ailleurs à peu près les mêmes. Ils n’ont été systématisés que bien après leur apparition, d’une part pour la mouture intensive des céréales, d’autre part pour le polissage à grande échelle de grandes lames de hache. Un tel découpage « chrono-gestuel » donnerait des populations préhistoriques une vision assez différente de celle que nous possédons. Ainsi, le mode de vie des Australopithèques apparaîtrait beaucoup plus proche de celui des grands singes actuels. À l’inverse, les groupes de chasseurs du Paléolithique supérieur donneraient l’image de peuples dynamiques, très mobiles, techniquement beaucoup plus évolués et inventifs que l’on ne veut bien l’admettre aujourd’hui.

DE LA CULTURE À L’ETHNIE

Le lecteur aura compris que les nomenclatures en vigueur sont bien pratiques pour désigner des assemblages archéologiques, des « industries » selon le jargon des préhistoriens, mais qu’il est abusif de les assimiler à des groupes humains circonscrits dans le temps et l’espace. C’est oublier à quel point notre documentation est lacunaire. C’est oublier aussi que les frontières perceptibles à partir de la répartition de la « culture matérielle » ne nous disent rien de l’identité effective des groupes humains.

Si l’on m’a suivie jusqu’ici, on admettra qu’il faut s’interroger sur la pertinence des découpages chronologiques. Mais il faudra admettre aussi que les frontières sont tout aussi floues dans l’espace. Aucune population ne vit complètement repliée sur elle-même. Et il n’existe aucun ensemble culturel qui se soit constitué indépendamment de toute interaction avec ses voisins. Nous savons que, très tôt, des contacts entre populations voisines ont engendré emprunts, échanges et circulation d’idées, de savoir-faire mais aussi d’objets(133).

On comprend mieux ainsi pourquoi les protohistoriens qui travaillent à partir des textes et ceux qui exploitent la documentation archéologique ont autant de mal à faire coïncider leurs informations respectives. Ainsi, bien que les sources écrites à notre disposition pour la période protohistorique mentionnent des noms de peuples — Celtes, Germains, Sarmates, Baltes, Cimmériens, Cimbres, Teutons, Scythes, Thraces…, souvent mal situés géographiquement —, il est très difficile de rapporter ces peuples aux groupes reconnus archéologiquement. Si l’on peut parvenir à connaître quelque chose de leur art, de leur artisanat et de leur habitat, leur organisation sociale et religieuse reste spéculative et leur langue est définitivement hors de portée de l’archéologue(134).

Rappelons aussi, comme le remarque Jean-Paul Demoule(135), que la plupart des éléments matériels mis au jour par les préhistoriens — éléments qui nous permettent d’engranger d’innombrables informations sur le mode de vie, l’économie, la technique de ces sociétés — ne sont pas propres à un groupe donné. C’est ce que les préhistoriens appellent « le fonds commun de l’outillage », qui regroupe de vastes ensembles homogènes d’objets présents de manière diffuse sur de très larges territoires et de très longues durées. Les préhistoriens en ont assurément conscience, et cherchent donc à mettre en évidence, à l’intérieur de ces ensembles largement répandus, les quelques éléments qui présentent des variations et sont donc susceptibles de servir de « marqueurs identitaires ». Ainsi, un même outil ou une même représentation graphique va présenter des styles différents, selon les lieux et les époques. Certains ethnologues se sont également emparés de la notion de style pour aboutir à l’identification d’une certaine ethnicité locale, régionale ou nationale(136). Ils croient pouvoir ranger les sociétés en ensembles cohérents associant des caractères tant techniques que religieux ou artistiques. Archéologie et ethnologie ont ainsi toutes deux traité le style comme un indicateur privilégié de traditions et de cultures. Déjà en 1926, Marcel Mauss mettait cependant en garde contre toute assimilation réductrice de la culture à un trait stylistique, quelle que soit son importance : « L’étendue d’un style ne correspond pas nécessairement à l’étendue d’une civilisation : c’est une indication, ce n’est pas forcément une preuve(137). »

Quelques archéologues sont pourtant allés encore plus loin et, s’appuyant sur des exemples ethnographiques, ont avancé l’idée que certains de ces marqueurs étaient intentionnels. Ainsi, Ian Hodder croit pouvoir affirmer que les données qu’il a recueillies au Kenya et en Zambie montrent que la distribution des types différents d’un même outil, surtout dans les zones frontalières où la tension et la compétition sont les plus vives, résulterait d’une volonté de renforcer l’identité des groupes(138). De même, Pierre Lemonnier pense que chaque groupe tend à faire varier ses outillages et ses techniques pour se démarquer de ses voisins, en n’hésitant pas pour ce faire « à se mettre à dos le déterminisme de la nature(139) ». Je ne suis pas sûre que le souci de se démarquer de ses voisins soit aussi répandu que bien des chercheurs le supposent, mais il est un fait que, comme Marshall Sahlins y a insisté dans un livre fameux(140), les contraintes techniques ne fixent que des limites (c’est sans doute ce que Lemonnier appelle le « déterminisme de la nature ») à l’intérieur desquelles la marge est encore assez large pour que les hommes aient la latitude de poser des choix d’ordre culturel indépendamment de — ou antérieurement à — ces choix techniques. Et cela d’autant plus qu’il existe des aspirations, des « envies », au-delà des besoins que les options techniques sont supposées satisfaire. Il en est ainsi par exemple des Peuls qui ont des bovidés à très grandes cornes, énormes mais très fragiles et qui sont donc inadaptés à l’environnement (moins adaptés en tout cas que d’autres espèces plus rustiques dont leurs voisins, les Touaregs, se contentent), mais ils ont envie d’avoir de beaux troupeaux sur lesquels ils composent des poèmes. Là, on est même sorti des limites en principe imposées par les contraintes techniques.

Un choix techniquement coûteux comme celui des Peuls est sans doute délibéré ; dans certains cas, il n’y a même pas de choix, mais simplement des habitudes prises peu à peu. C’est pourquoi Christian Bromberger a sans doute raison de se demander s’il ne faudrait pas dissocier les signes socialement pertinents, les « marqueurs », des faits de style inconscients qui s’expriment dans les habitus(141). Dans d’autres cas, il n’y a pas vraiment de contrainte technique. Ainsi, dans un article récent consacré à des statuettes de bovins en terre crue façonnées par les enfants chez des pasteurs africains, Michèle Coquet remarquait qu’il est « possible de repérer des styles différents selon les régions ou les modeleurs : les modelages des enfants Nuer (Soudan) diffèrent de ceux des enfants Peuls du Sahara ou des enfants du Lesotho(142) ». La « réussite plastique de certaines réalisations [laisse] deviner l’existence d’une représentation mentale partagée d’un même modèle animal idéal, la permanence de cette activité d’une génération à l’autre…(143) ». Les contraintes techniques rencontrées par les petits modeleurs sont les mêmes ici et là, et ils ne se soucient évidemment pas de se distinguer de populations dont ils ne savent rien ; pourtant ils font des choses différentes, tout simplement parce qu’il y a une part de gratuité dans ce que nous faisons. Cela veut aussi dire que les « styles ethniques », selon l’expression de Leroi-Gourhan, sont ancrés très tôt chez les jeunes enfants. Pour bien faire comprendre ce qu’il avait en tête, Leroi-Gourhan évoquait cette même notion de « style ethnique » à propos d’objets très contemporains : « Les voitures de course anglaises, italiennes et américaines sont en état d’approximation fonctionnelle puisqu’elles conservent un style ethnique malgré les exigences de l’aérodynamisme qui devraient les faire identiques(144). » Et on connaît la distinction qu’il faisait entre la « tendance » et le « fait ». Les outils, et, d’une manière générale, les phénomènes techniques — gestes, chaînes opératoires, savoir-faire — sont soumis à une tendance sourde et diffuse, à laquelle il attribuait une inexorabilité comparable à celle des lois de la nature. Il distinguait différents « degrés de fait », dont les premiers sont liés à cette tendance de fond prévisible et inévitable, et les derniers, imprévisibles et souvent liés au milieu culturel, incluent les variations de styles opératoires et esthétiques(145). On voit la tendance à l’œuvre lorsque des peuples sans liens les uns avec les autres apportent des solutions identiques à un même problème technique — les archéologues parlent ici de « convergence technique ». Qu’un même objet technique ait été conçu et ait évolué de la même manière chez des groupes humains éloignés dans le temps et l’espace n’a rien de curieux si l’on songe que plus le geste technique et l’outil sont simples, plus la probabilité de la convergence est forte. À l’inverse, plus l’enchaînement des gestes est complexe, plus la diversité des outils est grande et plus la probabilité de la convergence est faible. La diversité des gestes techniques et des produits obtenus est ainsi de plus en plus grande au fur et à mesure que l’on avance sur une lignée technique — si l’on désigne par ce mot les formes successives prises par un objet technique au cours de son évolution(146).

Si les différences matérielles entre les groupes humains reflétaient toujours d’autres différences culturelles plus globales et moins tangibles, le préhistorien aurait la garantie d’avoir affaire à des groupes humains différents chaque fois qu’il rencontre des ensembles techniques particuliers. Or, on sait bien que des techniques différentes peuvent s’adapter à des ordres sociaux semblables et qu’à l’inverse deux groupes distincts peuvent posséder des outils analogues. Certains spécialistes de l’archéologie funéraire ont récemment fait le même constat : les pratiques funéraires ne s’accordent pas toujours avec les découpages chronologiques définis par les ensembles céramiques(147). Il existe par exemple, durant le Néolithique moyen dans le Bassin parisien, au moins cinq ou six types de sépultures collectives distincts dont la répartition géographique et chronologique ne coïncide pas avec les autres marqueurs (céramiques, lithiques*, etc.)(148). Si l’on décide qu’il s’agit de populations distinctes, selon quels critères devra-t-on les distinguer : les usages funéraires, l’outillage lithique*, les techniques de céramiques ? Autant de critères, autant de populations. C’est peut-être que, en fait, il ne s’agissait pas de populations distinctes.

De même, rien n’empêche qu’un style donné éclose dans deux endroits ou à deux époques distincts. L’insistance de quelques chercheurs isolés à vouloir absolument prouver la contemporanéité de la grotte Chauvet (dont je rappelle qu’elle est datée de 31 000 à 32 000 ans) avec celle de Lascaux (plus jeune de 15 000 ans) tient uniquement au fait qu’ils refusent d’admettre que les artistes ayant décoré les parois de la première aient eu une maîtrise des techniques picturales et de la perspective aussi poussée que ceux de la seconde(149). Consciemment ou non, ils ont en tête un modèle évolutionniste de l’art, du plus schématique au plus réaliste.

Si certains marqueurs archéologiques reflétaient effectivement un changement de groupe humain, le préhistorien aurait-il le moyen de le repérer ? Les analyses technologiques sont maintenant si fines qu’elles permettent de détecter les changements de forme affectant un outil au cours de sa vie. On a ainsi compris que des outils en pierre taillée rangés traditionnellement dans des catégories distinctes n’étaient en fait que des états successifs d’un même outil présentant des degrés d’usure et de réfection différents. Ce qui signifie que les catégories mêmes des préhistoriens sont à considérer avec prudence. Les terminologies utilisées et non remises en question reflètent bien souvent les idées évolutionnistes qui prédominaient au XIXe siècle, chaque « culture » étant supposée plus évoluée que la précédente. Que dire ainsi du Proto-Aurignacien ou de l’Aurignacien archaïque ou encore d’une « proto-agriculture » ? De même, les bifaces les plus anciens et les plus frustes ont été qualifiés de « proto-bifaces », les plus accomplis de « bifaces évolués ». On voit bien là l’effet d’une illusion rétrospective car il va de soi que tous ces bifaces, quel que soit leur degré de régularité, étaient fonctionnels et que leurs fabricants aussi bien que leurs utilisateurs n’y voyaient certainement pas des proto-outils. L’utilisation récurrente de tels préfixes ou adjectifs qualificatifs suggère une interprétation téléologique et finaliste puisqu’elle suppose un processus inévitablement orienté vers une amélioration technique.

Si ces outils nous paraissent plus ou moins élaborés, c’est que nous avons une tendance naturelle à vouloir les situer les uns par rapport aux autres dans une lignée évolutive. Mais la notion de « proto-biface » ou de « biface évolué » n’a de sens que pour nous. La plupart des catégories créées par les préhistoriens sont du reste fondées sur des critères qui ne signifiaient sans doute rien pour les hommes de la préhistoire. Ainsi, les outils sur bloc, galet et plaquette sont la plupart du temps classés en fonction de leur forme et de leurs dimensions, voire de leur nature pétrographique*, alors qu’il est vraisemblable que ce qui importait avant tout à leurs utilisateurs était leur qualité physique — rugosité, dureté, solidité, etc. — et leur disponibilité. Le choix de la forme et de la dimension des blocs n’intervenait sans doute qu’accessoirement, pour faciliter une bonne prise en main par exemple. Quant à leur appartenance aux groupes des roches métamorphiques ou sédimentaires, aux granites ou aux calcaires, il va de soi que ces critères récents sont surtout utiles au préhistorien pour connaître la provenance géologique de ces pierres. J’ai tenté pour ma part de dresser une classification de ces outils en prenant en compte avant tout l’aspect des traces d’utilisation visibles à leur surface et de leur emplacement, sans privilégier les critères morphométriques et pétrographiques*(150). Pour les roches façonnées par les Préhistoriques, j’ai tenté de les ordonner selon leur dureté et leur granulométrie, et donc en fonction de leur aptitude à être travaillées et de leur fragilité. J’ai ainsi mis en place un référentiel expérimental afin de retrouver les outils et les gestes techniques les plus efficaces par rapport aux qualités physiques de ces roches(151). Ce type d’approche pourrait déboucher sur une véritable archéologie des sens, fondée sur les caractéristiques « sensorielles » des objets archéologiques et privilégiant le toucher plutôt que la vision.

On peut conclure de cela que, même en admettant que l’archéologue puisse disposer, par quelque miracle, d’un ensemble de vestiges matériels correspondant à la panoplie complète d’un groupe humain donné, il ne pourrait pas pour autant en inférer les caractéristiques précises de sa « culture ». La notion même de culture doit du reste être maniée avec prudence. Jean Bazin a fait très justement remarquer que ce sont les anthropologues eux-mêmes qui, en observateurs de l’homme, produisent ce genre d’objets qu’on appelle des cultures : « Ethnographier, c’est inscrire sur un support quelconque (un texte, un film, une salle d’un musée…) une série de traits qui distinguent un peuple d’un autre et qui, pris ensemble (plusieurs caractères liés formant un “type”), sont censés en exprimer le génie propre, l’esprit, l’“éthos”. Les ethnographes n’étudient pas des cultures, ils en écrivent(152). » Et il surenchérit plus loin : « Une culture est ce à quoi on reconnaît que l’autre est bien autre. C’est une représentation, plus ou moins élaborée, que “nous” nous donnons de l’altérité des autres(153). » Ces objets descriptifs que sont les cultures sont donc simplement des représentations que se donnent les anthropologues eux-mêmes. On peut dire exactement la même chose de ces objets que sont les cultures archéologiques, constructions certes commodes, mais simples constructions. À l’heure où les ethnologues eux-mêmes, qui ont usé et abusé de la notion de culture, prennent conscience que ce qu’ils désignent de ce nom n’est qu’un artefact conceptuel qu’ils plaquent sur leurs données, il conviendrait que les archéologues fassent à leur tour preuve de plus de circonspection.

On voit donc bien que, quel que soit le raffinement des techniques dont dispose le préhistorien, les résultats que ces dernières fournissent sont tributaires des cadres qu’il a construits. Elles leur livrent au mieux des dates (et encore, avec une certaine approximation), mais non des périodes. Ces périodes — si l’on désigne par ce mot une succession de dates dont on est porté à croire que les événements qui s’y sont produits formaient une suite — il leur faut encore les construire, à leurs risques et périls. Elles dépendent forcément de l’état général de leurs connaissances, et continuent à faire l’objet de débats entre les spécialistes.

Mais les cadres « chrono-culturels » ne sont pas les seules boîtes noires construites par les préhistoriens. C’est aussi le cas de certaines reconstructions archéologiques — qu’il s’agisse de l’occupation d’un site, d’une région, d’un territoire entier — souvent republiées sans être rediscutées. Elles deviennent un objet assuré et sont alors considérées comme des « références stables(154) » sur lesquelles vont s’échafauder d’autres constructions. Nous avons vu par exemple ce qu’il en était des habitations collectives de la Russie soviétique, considérées comme avérées par la plupart des préhistoriens(155). Certaines théories se fossilisent, se substituent au réel et sont adoptées par les épigones sans qu’en soient repensés les bien-fondés. Parmi les idées trop timidement rediscutées, la notion de « révolution néolithique » est en bonne place comme en témoignent le titre d’un récent colloque et les propos « contre-révolutionnaires » tenus par François Sigaut à ce sujet(156). Comme il le remarque judicieusement, nous savons à présent quels sont les avantages matériels qu’ont procuré par la suite ces innovations, mais il est évident que les premiers paysans n’avaient aucune idée des profondes modifications que ces premiers animaux domestiqués et ses premières graines cultivées allaient entraîner dans les modes de vie. Le changement, très progressif, n’avait rien d’une révolution et n’a d’ailleurs sans doute pas été intentionnel, du moins à ses débuts(157).

*

En un mot, si les cadres temporels construits par les préhistoriens ont un intérêt, c’est d’abord celui de mettre de l’ordre dans le chaos des données. Ce qui n’est certes pas négligeable, mais à condition de ne pas s’y enfermer. Armé de — ou au contraire prémuni contre — ces cadres établis, le préhistorien va ensuite chercher à répondre aux questions qu’il a choisi de se poser. Aussi variées soient-elles, ces questions ont pour point commun la mise en œuvre de toute une batterie de raisonnements et de modèles afin d’être résolues de la manière la plus rationnelle possible. Examinons d’abord les types de raisonnement auxquels il va se livrer avant de nous pencher sur les modélisations qu’il va mettre en place.