« Aucune science sociale ne peut se réduire à une méthodologie des modèles, sauf à se résigner à n’être plus qu’un bricolage formel, indifférent à la compréhension des phénomènes observés. »
JEAN-CLAUDE PASSERON, « Formalisation, rationalité et histoire », in Jean-Yves Grenier et al. (dir.), Le modèle et le récit, p. 242.
« Je n’ai encore aucune donnée. Et bâtir une théorie avant d’avoir des données est une erreur monumentale : insensiblement on se met à torturer les faits pour qu’ils collent avec la théorie, alors que ce sont les théories qui doivent coller avec les faits. »
ARTHUR CONAN DOYLE, Un scandale en Bohême, dans Les aventures de Sherlock Holmes, 1891 [trad. fr. 1892].
Quel type de raisonnement le préhistorien va-t-il solliciter pour faire parler ses données ? Dans un rapide historique des différents types de raisonnement pratiqués en archéologie(158), Jean-Claude Gardin considère que les archéologues des années 1950-1960 font largement appel à la méthode comparée, en recherchant dans la littérature ou sur le terrain des documents plus ou moins semblables à ceux qu’ils se proposent d’expliquer. La similitude de certaines caractéristiques suffit ainsi à établir la date, l’origine, la fonction, voire la signification de l’élément étudié par rapport à d’autres déjà connus. Gardin condamne ce genre de démarche, lui reprochant de conduire à des rapprochements abusifs, mais il reconnaît que l’archéologue n’a pas vraiment le choix, n’ayant pas d’autres outils à sa disposition. Mobilisant un savoir tenu pour établi, il transfère « les attributions ou les significations que l’on a su trouver à d’autres plus ou moins semblables, dans des contextes point trop différents(159) ».
Largement pratiquée par les préhistoriens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, une version caricaturale de ce raisonnement est ce qu’on a appelé le « comparatisme ethnographique » : il consistait à rapprocher les peuples « primitifs » des populations préhistoriques, inférant d’un ou deux traits communs la convergence de l’ensemble des autres éléments, qu’ils soient d’ordre économique, religieux ou social. Cette démarche fut largement critiquée par la suite, en particulier par André Leroi-Gourhan. Si cette version exagérée de ce type de raisonnement, qui fait fi de la distance spatiale et chronologique, est certes condamnable, il faut reconnaître que certains rapprochements peuvent parfois s’avérer féconds. Leroi-Gourhan lui-même utilisa la comparaison ethnographique, en se cantonnant strictement au domaine technique. Procédant à un tri dans l’univers des possibles, il était parfaitement conscient qu’il se livrait ainsi à une reconstruction. Pour Gardin, ces tentatives de formalisation par rapprochement avec l’actuel font appel à une famille de raisonnements qu’il juge « assez primitifs(160) », mais dont il reconnaît qu’ils sont largement présents aujourd’hui encore dans la plupart de nos commentaires en archéologie.
Gardin a souligné le grand succès de la mécanisation en archéologie, avec la mise au point des premières banques de données informatisées et la création au CNRS, en 1958, d’un laboratoire destiné à promouvoir le traitement automatique de l’information. Il s’agissait, au fond, de rationaliser le classement des informations en les réduisant à un langage documentaire grâce à un système d’indexation. Le progrès, réel, simplifiait considérablement le traitement de l’information lorsque l’archéologue se trouvait confronté à une grande masse de données à traiter. Mais si ces outils informatiques, encore plus performants aujourd’hui que dans les années 1960, présentent un intérêt indéniable lorsqu’ils s’inscrivent dans des programmes de recherche documentaires, leur « valeur ajoutée » lors de l’analyse des données est loin d’être garantie(161).
En effet, l’informatique est un outil remarquable pour traiter de grandes quantités d’informations, mais elle n’est absolument pas nécessaire pour étudier les mécanismes et les fondements de nos constructions. Tout travail interprétatif est au fond une construction, « dans la mesure où le jeu consiste à bâtir une architecture de propositions reliant la description des matériaux à l’énoncé des thèses(162) ». C’est pourquoi je propose de laisser de côté ces formalisations pour m’intéresser essentiellement à la manière dont se bâtissent ces constructions.
DE L’ABUS DE LA GÉNÉRALISATION
ET DE L’EXTRAPOLATION
Avant d’aborder les raisonnements tenus par les préhistoriens, penchons-nous sur les deux risques majeurs que ceux-ci encourent, que ce soit lors de l’analyse d’un site particulier ou d’une thématique plus transversale : celui de la généralisation et celui de l’extrapolation.
Les cas de généralisation abusive en préhistoire sont légion. On en a vu une illustration spectaculaire avec les hypothèses « chamaniques » de Clottes et Lewis-Williams, mais ils ne sont pas les seuls, loin de là, à avoir voulu tirer de quelques données une loi universelle. Prenons pour exemple les analyses de la répartition spatiale des vestiges au sol. Certaines sont si fines qu’elles permettent de reconstituer le déplacement des individus au sein du campement au cours d’une activité donnée. Les sites du Bassin parisien rapportés au Magdalénien ont fait l’objet de travaux exemplaires dans ce domaine dès les années 1970 par l’équipe d’André Leroi-Gourhan. Il a par exemple été possible de retracer le cheminement d’une tente à l’autre d’individus débitant du silex et la dissémination de quartiers de gibier dans le campement(163). Ces observations réalisées à partir de l’analyse des plans de répartition des vestiges au sol permettent de retracer les liens qui se tissaient entre différentes tentes et de déterminer la place des individus dans le campement selon leur niveau de compétence. Cette démarche initiée dans plusieurs sites du Bassin parisien est encore aujourd’hui considérée comme exemplaire et a été adoptée chaque fois que les conditions de fouille la rendaient possible(164). L’analyse des données spatiales peut se limiter à un strict commentaire des données assorti d’une interprétation minimaliste. Elle nous renseigne alors sur les actes de quelques individus à un moment très précis du passé, comme le fait de partager le gibier avec ses voisins ou d’aller de tente en tente tout en taillant du silex. C’est à la fois peu et beaucoup, puisque cela nous dit quelque chose des relations sociales de ces groupes humains. Mais certains n’ont pu s’empêcher de faire d’un fait observé une seule fois un comportement récurrent généralisable à l’ensemble d’une région ou d’une époque. Et le « relâchement » technique observé dans deux niveaux différents d’une des unités d’habitation de Pincevent est devenu le symptôme de la dissolution des normes rigides en vigueur du Magdalénien au moment où l’on passait à l’Azilien(165) ! Comme quoi, le discours de la décadence a encore de beaux restes. Ô mânes de Gibbon !
De même, l’idée selon laquelle la frise sculptée du Roc-aux-Sorciers « viendrait renforcer la cohésion sociale de ce groupe à travers les croyances et valeurs communes qu’elle illustre et transmet par une figuration très homogène, fortement codifiée(166) » paraît abusive. Que la figuration soit homogène et « codifiée » n’a rien d’étonnant si elle est le fait d’un seul sculpteur. Quant à l’objectif social supposé de la sculpture elle-même, nous avons vu précédemment ce qu’il en était de l’emploi immodéré de la notion de culture(167). Et puis n’allons pas faire comme certains ethnologues de jadis, qui, à la suite de Malinowski, voyaient dans toute activité sociale l’expression du souci de renforcer la cohésion du groupe.
Un autre exemple concerne l’examen de la plus ou moins grande proximité stylistique entre deux grottes ornées. Si une parenté stylistique est avérée, que peut-on en conclure ? En restant au plus près des données, on peut en déduire soit que les artistes se connaissaient, soit que les deux grottes ont été ornées par des individus partageant une tradition artistique commune. Mais cela ne nous dit rien de la contemporanéité éventuelle de ces grottes puisqu’une tradition stylistique peut perdurer pendant plusieurs générations. C’est exactement ce qui se passe lorsque des fossiles d’homininés se ressemblent : cela peut être dû au fait qu’ils sont contemporains, ou qu’ils ont une origine commune et sont « cousins », ou encore que l’un est l’ancêtre de l’autre. À l’inverse, si l’on observe des variations stylistiques entre deux grottes, doit-on pour autant en déduire qu’il s’agit de groupes distincts comme on l’a fait à propos des grottes de Lascaux et de Gabillou ? Or, les variations observées peuvent être dues à de simples écarts individuels. Certains vont jusqu’à émettre l’hypothèse que ces traits stylistiques ont été voulus par des groupes « très proches culturellement et appartenant sans doute au même réseau d’organisation sociale, pour maintenir leur autonomie et affirmer leur indépendance au moyen de marqueurs stylistiques identitaires(168) ». Ce raisonnement pèche non seulement par excès de généralisation, mais aussi par excès d’extrapolation. Comment en effet envisager que ces styles aient été intentionnels ? Nous sommes là en pleine spéculation. Outre ce qu’il en est de l’invocation du souci de maintenir l’autonomie du groupe comme de celui de renforcer sa cohésion. C’est une figure qui vient trop facilement sous la plume pour qu’on ne s’en méfie pas.
Le registre de l’outillage lithique* fournit d’autres illustrations de telles généralisations. Dans une étude consacrée à des ensembles lithiques* lamellaires provenant de deux sites distincts, l’un situé dans le Zagros iranien, l’autre à l’est des Balkans, les auteurs signalent des variantes qui leur « permettent de s’interroger sur les relations entre différents groupes régionaux et d’évaluer leur statut dans le cadre des principaux modèles évoqués par rapport à la dispersion de l’HAM [homme anatomiquement moderne] en Europe(169) ». Ils n’hésitent pas à conclure à une « diffusion technique rapide transcendant toute une variété d’écosystèmes » et imputent cette diffusion à un « choix technoculturel »(170). Là encore, on ne peut que s’étonner de la facilité avec laquelle les auteurs supposent des mouvements de population à l’échelle de l’Europe à partir de l’étude de deux sites et de l’analyse d’une seule catégorie de vestiges (la production de lamelles).
Pourtant, il est des cas où la généralisation semble raisonnable : ainsi, si j’observe qu’un outil spécifique, comme le biface, est présent au Paléolithique inférieur dans de nombreux sites d’une région donnée, je peux en déduire sans danger que l’homme maîtrisait techniquement le façonnage bifacial dès cette époque dans cette région particulière du globe. De même, Patrice Brun estime que, s’il trouve un tesson de céramique attique dans un site d’habitat de l’Âge du Fer de Bourgogne ou du Wurtemberg, il peut sans grand risque en inférer qu’il y a peu de chance que cette céramique soit arrivée là par hasard et que le nombre de pièces de ce type était vraisemblablement bien plus élevé, puisqu’on ne fouille généralement qu’une minime partie de ces sites de grande envergure. Il en déduit l’existence de transferts fréquents et abondants entre la Grèce et la Celtique nord-alpine(171). Les fouilles plus récentes lui ont du reste donné raison car des tessons grecs ont été retrouvés non seulement dans les agglomérations de l’Âge du Fer mais aussi le long des voies qui y conduisaient(172).
Dans tout cela, tout est affaire de dosage. Lorsqu’on infère de l’activité d’un individu ou d’un groupe restreint celle de toute une population, sans envisager qu’il pourrait s’agir de phénomènes individuels ou isolés, la généralisation a de bonnes chances d’être abusive. Mais il peut arriver que la présence d’un élément archéologique particulier, même isolé, soit une raison suffisante pour supposer l’existence d’un phénomène plus général : ainsi, un biface ne peut exister sans la maîtrise du façonnage bifacial ; et une céramique attique ne peut se retrouver dans un site d’Europe continentale sans qu’il y ait eu échange avec sa région d’origine.
La généralisation abusive nous mène tout droit au second risque encouru par le préhistorien : celui de l’extrapolation. Rappelons à ce sujet une expérience restée célèbre dans le petit milieu des préhistoriens. Elle avait été conduite dans les années 1970 dans l’Alberta au Canada. Elle consista à fouiller un campement indien récemment abandonné par ses occupants comme s’il s’agissait d’un site archéologique. La confrontation entre le témoignage d’une vieille femme appelée Millie ayant vécu dans le camp et l’interprétation faite par les archéologues à partir de la répartition spatiale des vestiges au sol révéla que la plupart des interprétations, même celles qui paraissaient relever du simple bon sens, étaient fausses. Pis ! Certaines erreurs de jugement en entraînaient d’autres à un niveau supérieur d’interprétation. Ainsi, un objet dont la fonction avait été mal comprise était supposé révéler un type d’activité donné et donc une aire d’activité spécialisée et une organisation particulière du site, etc.(173) Bref, toute une série de déductions se trouvait être complètement faussée du fait d’une simple erreur d’interprétation au début de la chaîne, et ce de façon quasi exponentielle. Cette anecdote nous entraîne maintenant vers la question des raisonnements pratiqués par les préhistoriens.
LES RAISONNEMENTS EN PRÉHISTOIRE
Le préhistorien recourt aux deux types de raisonnement considérés comme les plus élémentaires dans la démarche scientifique : la déduction et l’induction. La première consiste à partir d’une proposition générale pour en inférer une proposition spécifique. On connaît le fameux syllogisme « Si Socrate est un homme et que les hommes sont mortels, alors Socrate est mortel ». La seconde consiste au contraire à supposer qu’un phénomène particulier est l’illustration d’une loi plus générale. Elle a par nature un caractère conjectural et doit être maniée avec doigté, le tout étant de sentir si le risque pris est heuristiquement fécond ou non.
Il existe un troisième type de raisonnement, auquel une belle histoire me servira d’introduction. Les aventures des trois princes de Serendip, fruit de l’imagination du chevalier de Mailly, parurent en 1719(174). Rappelons que les trois princes, pleins de sagacité, résolvent plusieurs énigmes, dont la plus fameuse consiste à deviner l’aspect d’un chameau au vu de ses seules empreintes sur le sable. Ce conte, inspiré par le Peregrinaggio de Cristoforo Armeno publié en 1557(175), a par la suite été à son tour adapté par Voltaire pour les enquêtes de son héros Zadig. Le chameau du conte de Louis de Mailly est ainsi devenu, sous la plume de Voltaire, un cheval accompagné d’un chien.
Les trois princes font là preuve d’observation et de logique, mais ce n’est pas ce qui retient le plus l’attention de Horace Walpole, qui, ayant lu ce conte, en a relaté l’essentiel à son ami Horace Mann dans une lettre datée du 28 janvier 1754 et inventé, en passant, le terme de serendipity : il y voit l’art de découvrir par accident ce que l’on ne cherche pas. La correspondance de Walpole est publiée en 1833, mais le terme n’est redécouvert qu’en février 1875 par un lecteur plus attentif que les autres(176). La signification du terme fait alors l’objet de discussions sans fin, mais on s’accorde à lui faire désigner la découverte, faite par hasard et donc accidentellement, de choses qui n’étaient pas l’objet de la recherche. Après divers épisodes d’oubli et de sommeil relatés dans le détail par Dominique Goy-Blanquet dans la postface de la réédition récente du conte(177), le terme finit par être usité, d’abord outre-Atlantique pour devenir à la mode en France depuis quelque temps. Mais il ne figure pas encore dans le dictionnaire alors qu’il apparaît pour la première fois dans un dictionnaire en langue anglaise dès 1909 : « mot factice inventé avec humour par Horace Walpole(178) ».
Il faut cependant bien avoir à l’esprit que la démarche des trois princes est double. En premier lieu, ils trouvent quelque chose qu’ils ne cherchaient pas — ils ne cherchaient d’ailleurs rien de spécial. En second lieu, ils se livrent à des raisonnements brillants où, partant du principe qu’à tout effet correspond une cause qu’on peut retrouver, ils remontent des traces observées à leur cause supposée. C’est ce qu’on nomme communément la méthode de Zadig, par référence au personnage de Voltaire, cette même méthode que Thomas Henry Huxley appelait la « prophétie rétrospective(179) ». Le mot sérendipité, qui chez Walpole ne désignait que la première démarche (une attitude, une disponibilité à la découverte, plutôt qu’une démarche à proprement parler), a fini par désigner la seconde(180).
Or, c’est le second sens du mot qui nous intéresse ici puisque c’est celui qui nous rapproche le plus du raisonnement mis en œuvre par les préhistoriens. Appelé aussi raisonnement par abduction, il est beaucoup plus répandu en préhistoire que l’induction ou la déduction. Il consiste à passer d’un indice à une hypothèse, d’une donnée à une théorie. On n’est pas très loin de l’induction, mais il y a tout de même la différence qu’il s’agit là de traquer de manière contrôlée et systématique le plus d’indices possible, à partir desquels on cherche ensuite à remonter à ce qu’on désignera comme la cause de leur apparition. Arthur Koestler parle du reste de reasoning in reverse pour dénommer cette procédure(181). C’est tout autant la méthode du détective que celle du préhistorien. On trouve parfois sous la plume des préhistoriens le terme de « méthode hypothético-déductive » pour évoquer ce type de démarche méthodologique. Les exemples les plus fameux sont ceux de Lewis Binford et d’André Leroi-Gourhan, qui tentèrent d’inférer l’organisation des structures d’habitation à partir de l’analyse de la répartition spatiale des vestiges au sol(182). L’épisode du camp de Millie que j’ai évoqué précédemment montre à quel point cette méthode peut s’avérer délicate. Nous verrons dans le chapitre suivant que c’est ce type de raisonnement que prônaient les tenants de la New Archaeology à la fin des années 1960. Je n’en donnerai qu’un seul exemple : si je trouve une lame de hache en dolérite — dont la provenance bretonne est attestée géologiquement — dans un site néolithique distant de 500 kilomètres du lieu d’extraction, je peux en déduire que des contacts ont eu lieu entre cette région et la Bretagne, quelles que soient les modalités de ce contact.
En réalité, toute construction scientifique est faite d’abduction, d’induction et de déduction. Prenons un exemple célèbre dans les sciences dites « exactes » : Newton a appris de Kepler que l’orbite des planètes est une ellipse (sur laquelle leur mouvement présente de plus certaines caractéristiques : loi de balayage des aires, etc.) dont l’un des foyers est le Soleil. Or, le calcul différentiel qu’il a mis au point lui permet d’établir qu’un mobile soumis à une force dirigée vers un point fixe et inversement proportionnelle au carré de la distance qui le sépare de ce point décrira une conique, dont ce point est l’un des foyers, et qui, moyennant certaines conditions initiales, possédera toutes les caractéristiques mises en évidence par Kepler pour le mouvement des planètes. Là, bien sûr, c’est un raisonnement mathématique qui lui a permis d’obtenir ce résultat, et il s’agit d’une déduction. Il considère donc comme légitime de faire l’hypothèse qu’une force de ce genre s’exerce sur les planètes. Ce qui lui permet de ramener la diversité de leurs trajectoires à un principe unique qu’il appelle la force gravitationnelle. Là, il fait de l’abduction. Il considère ensuite que ce que lui révèle la trajectoire des planètes — et aussi bien la chute des corps — est vrai de tous les solides dont on pourrait observer les mouvements dans l’univers — pourvu qu’ils ne soient pas soumis à d’autres forces que celles qui naissent de la mise en présence de leurs masses respectives. Au terme de ce qui est maintenant une induction, sa gravitation devient universelle.
Le raisonnement développé dans la thèse initialement proposée par Adriaan Kortlandt puis popularisée en France par Yves Coppens sous le nom de l’East Side Story(183) est un bel exemple d’abduction. Rappelons les faits : en Afrique de l’Est, la formation de la grande faille tectonique du Rift parallèlement à l’océan Indien, il y a entre 8 et 6 millions d’années, a entraîné l’érection d’une barrière naturelle, haute par endroits de 4000 mètres, formée par le soulèvement de sa lèvre occidentale — et bardée de volcans aujourd’hui éteints. Alors que le continent africain était jusque-là couvert d’une immense forêt de l’Atlantique à l’océan Indien, cette barrière a entraîné une différenciation climatique des deux côtés du Rift. À l’est, le climat est devenu plus aride, les précipitations étant bloquées par la barrière du Rift. Le paysage s’y est alors transformé en savane boisée, obligeant les animaux à s’adapter à ce nouvel environnement. À l’ouest de la faille, les conditions sont restées inchangées, avec un climat humide et de nombreuses forêts, dans lesquelles les animaux n’ont pas eu à modifier leurs modes de vie. Selon l’hypothèse de l’East Side Story, les populations de primates vivant de part et d’autre de la faille auraient donné naissance à deux lignées distinctes. À l’ouest, les ancêtres des gorilles, chimpanzés et bonobos auraient conservé un mode locomoteur principalement quadrupède et arboricole. À l’est, les primates auraient modifié leur mode de locomotion pour adopter une station érigée et un déplacement bipède, mieux adaptés à un paysage ouvert de savane. C’était le début de la lignée humaine.
Ce séduisant modèle fondé sur les données paléo-environnementales était renforcé par le fait que pas un seul fragment osseux, parmi les centaines de milliers découverts à l’est de la Rift Valley, n’était attribué à un ancêtre de chimpanzé ou de gorille. De même, aucun reste humain ou préhumain n’avait été trouvé sur son versant ouest. En 1995, de nouvelles données, provenant de régions jusque-là peu ou pas prospectées, remirent en cause cette belle histoire : l’équipe de Michel Brunet découvrit un Australopithèque qu’on baptisa Abel(184) (A. bahrelghazali), daté de 3,5 millions d’années. La surprise venait du fait que ce fossile provenait du Tchad, à 2 500 kilomètres à l’ouest de la vallée du Rift ! Cette origine géographique dérangeante pouvait à la rigueur être intégrée au modèle de l’East Side Story, à condition de supposer que les Australopithèques, apparus en Afrique de l’Est, s’étaient dispersés par la suite, d’une part vers l’ouest (Abel au Tchad), d’autre part vers le sud (Australopithèques d’Afrique du Sud). Mais, en 2001, une nouvelle découverte, par la même équipe de recherche, porta un coup fatal à la théorie de l’East Side Story. Ce fut Toumaï, lui aussi trouvé au Tchad, mais beaucoup plus ancien qu’Abel, avec ses 7 millions d’années. Sa présence en Afrique de l’Ouest impliquait que la grande famille des homininés n’était peut-être pas née à l’est de la Rift Valley, et que l’assèchement de son versant oriental n’avait peut-être pas eu le rôle que Coppens lui avait attribué. Beau joueur, celui-ci publia un article reconnaissant que le modèle de l’East Side Story n’existait plus, rappelant en cela la démarche courageuse d’Émile Cartailhac à la suite de la découverte de la grotte de La Mouthe(185). Coppens, qui savait ce qu’est un raisonnement par abduction, avait toujours dit qu’il ne s’agissait que d’une hypothèse. Elle rendait bien compte des faits dont il disposait, elle était économique et même élégante mais, à partir du moment où des faits nouveaux la contredisaient, il n’y avait plus qu’à l’abandonner.
LA MODÉLISATION
Parlons maintenant des modèles auxquels le préhistorien recourt, c’est-à-dire des constructions globales au sein desquelles il dispose les résultats de ses divers raisonnements. La pertinence de ces constructions dépendra de ses raisonnements et de la façon dont il y aura fait s’enchaîner les causes et les effets. Le problème est que, lorsqu’il tente de démêler l’enchaînement des causes, il a parfois tendance à imaginer que la réalité du passé a été moins complexe que celle d’aujourd’hui, et à simplifier le réel en réduisant la genèse d’un phénomène à une cause unique. La naissance du Néolithique — entendu comme la domestication des plantes et des animaux — a ainsi été attribuée successivement à des causes environnementale, démographique ou économique, selon les auteurs. Le chercheur opère là un choix arbitraire(186), alors qu’il est vraisemblable que l’émergence de l’agriculture et de l’élevage résulte de la conjonction complexe de plusieurs variables. Sans compter que la recherche d’un modèle unique susceptible d’expliquer toutes les domestications est probablement un leurre.
De même, les causes d’apparition, de migration ou de disparition de populations sont souvent recherchées du côté d’un déterminisme écologique un peu simpliste. Carole Ferret a ainsi montré à quel point l’image classique du nomade parfaitement adapté à son environnement était réductrice. De même qu’un changement de milieu écologique n’implique pas nécessairement un abandon d’un système pastoral antérieur, de même il arrive que des nomades pasteurs soient installés dans des zones parfaitement cultivables(187). Les hommes ne font jamais ce qui leur est impossible ; mais ce qui leur est possible, ils ne le font pas nécessairement.
Afin d’appréhender la complexité du passé, le préhistorien va chercher à mettre en évidence des comportements ou des phénomènes récurrents. Deux options s’offrent à lui. La première consiste à construire des modèles théoriques ou à utiliser des modèles déjà existants auxquels il va tenter de rapporter les données archéologiques. Cette procédure, que l’on peut qualifier de top-down, postule l’existence d’invariants dans le comportement des hommes. La seconde option, que nous appellerons bottom-up, consiste à partir des données archéologiques elles-mêmes en essayant de les ordonner en un tout intelligible.
Examinons d’abord la première voie. Pour tenter de comprendre et de restituer le fonctionnement des sociétés sans écriture, le préhistorien va avoir recours à des modèles qui « sont, en somme, des auxiliaires du raisonnement à la façon dont un inspecteur de police, chargé de débrouiller une affaire, sollicite à un moment ou à un autre le concours d’un laboratoire de balistique ou de médecine légale(188) ». Il va alors soit construire lui-même des modèles, soit — en prenant en compte les données de l’histoire récente ou de l’ethnographie — piocher dans un stock de modèles prêts à l’emploi. Les modèles du premier type « procèdent des données et visent essentiellement à conférer aux relations sélectionnées, à l’élimination du “détail”, un caractère bien visible(189) ». Dit plus simplement, le modèle va consister à « limer » les aspérités individuelles afin de conférer au particulier une valeur générale. Cela nous ramène au risque de la généralisation abordé plus haut. Le second type de modélisation stipule qu’il existerait un nombre fini de types de sociétés possibles et qu’il suffirait d’identifier les caractéristiques des sociétés anciennes pour savoir à quel type nous avons affaire.
Dans les années 1970, plusieurs tentatives de classification néo-évolutionnistes furent proposées. La plus connue est celle de Marshall Sahlins et Elman Service, pour qui différentes formes d’organisation socio-économique se succédaient selon un continuum théorique en quatre stades — bandes, tribus, chefferies, cités-États… Ils reprenaient à leur compte la théorie de l’écologie culturelle de Julian H. Steward, qui lie l’évolution des sociétés aux conditions écologiques dans lesquelles elles baignent. Ces modèles téléologiques s’inspiraient directement du registre ethnologique, présupposant que les sociétés étudiées par les ethnologues constituaient des sortes de fossiles vivants(190). À l’extrémité de la chaîne évolutive, se trouvaient évidemment les sociétés complexes… c’est-à-dire nos propres sociétés. Ces différentes classifications nettement évolutionnistes n’étaient pas sans rappeler le modèle proposé par Lewis Morgan en 1877.
Les tenants de la New Archaeology, l’archéologie processuelle née dans les années 1960, adoptèrent également le néo-évolutionnisme, qui devait leur donner des clefs de compréhension des processus de transformation des sociétés. Il y eut même des néo-évolutionnistes pour supposer l’existence d’un stade intermédiaire de « chefferies complexes » entre les chefferies et les cités-États. Sous l’impulsion de l’anthropologie culturelle américaine, s’est ainsi construit un schéma composite de l’évolution des sociétés du Proche-Orient ancien, combinant néo-évolutionnisme et orientalisme(191). Nous verrons plus loin la critique qu’en fait Pascal Butterlin.
Alain Testart a pour sa part proposé une classification de l’ensemble des sociétés(192). Dans un ouvrage récent, il propose une évolution des sociétés à partir des catégories socio-politiques qu’il a définies et qui ne recoupent d’ailleurs pas nécessairement les catégories classiquement admises en archéologie. Il range par exemple dans la même catégorie les sociétés de chasseurs-cueilleurs sédentaires-stockeurs, comme celles de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, et les sociétés néolithiques qui sont agricoles par définition. Quant aux sociétés de chasseurs-cueilleurs, il les subdivise en deux types distincts : le type A, sans richesse, et le type B, avec richesse. Il va de soi pour lui que ce sont les seconds qui inventèrent l’agriculture(193). Il reprend ainsi à son compte le vieux projet évolutionniste du XIXe siècle tout en rejetant cependant l’idée d’une simple évolution linéaire. Mais son hypothèse repose, comme les classiques modèles évolutionnistes, sur une catégorisation rigide des sociétés. Ainsi, ce qu’il écrit des sociétés dites de chasseurs-cueilleurs, et en particulier de la division sexuelle des tâches qui y aurait cours selon lui, présuppose que les sociétés ainsi dénommées sont des entités particulières à distinguer des autres types de sociétés(194). Or, la catégorie des sociétés dites de chasseurs-cueilleurs est le fruit d’une classification artificielle opérée par des chercheurs occidentaux. Elles ne sont en fait définies que par l’absence d’agriculture ; mais l’absence de quelque chose est un critère bien insuffisant pour classer des sociétés. Cette catégorie de sociétés vivant de la chasse-cueillette (que fait-on de la pêche ?) est en fait très hétérogène. Et on ne voit pas par quel miracle la division sexuelle du travail serait la même dans toutes les sociétés non agricoles, de l’Australie au Kalahari, de l’Amazonie à la Sibérie. Pour éclairer cette question, François Sigaut faisait une analogie avec la classification opérée par les premiers zoologistes entre Vertébrés et Invertébrés, classification qui s’est révélée insuffisante dès la fin du XVIIIe siècle, lorsqu’il est apparu que l’absence de vertèbres ne permettait pas de définir un ensemble homogène(195).
Gérard Lenclud a pourtant magistralement réglé la question de la classification des sociétés et en particulier du partage entre sociétés « primitives » et sociétés « complexes » dès 1986. Il a montré que cette classification était tout aussi indéfendable que celle des sociétés avec ou sans écriture, ou encore des sociétés étatiques ou lignagères. Les critères de différenciation les plus couramment utilisés — régime démographique, répartition dans l’espace, techniques de production, traits de culture et symbolisme — ne s’impliquant pas les uns les autres et n’étant pas corrélés(196). Cela fait écho aux remarques concernant les « cultures » archéologiques dont il a été question dans le chapitre précédent.
Parmi les tenants de la démarche top-down, il faut également citer Alain Gallay, qui a pour sa part proposé une classification des sociétés ayant développé une architecture mégalithique(197). Dans une démarche qu’il qualifie de « logiciste » et qui rappelle celle de Lewis Binford, développée à la fin des années 1960(198), il part d’un certain nombre de postulats, en particulier celui de l’existence de régularités expliquant que les phénomènes étudiés aujourd’hui sont du même ordre que ceux du passé, postulats qui lui permettent de supposer qu’il est possible de construire un discours prédictif sur la réalité passée. Il postule aussi que les sciences humaines ne présentent pas de singularité particulière par rapport aux sciences de la Nature et de l’Univers. Bref, pour lui, il est temps de considérer l’archéologie comme une science de la nature parmi d’autres. Les faits humains seraient soumis aux mêmes formes d’interprétation et de validation que les faits naturels. Ne disposant pas de textes, Alain Gallay préconise d’utiliser l’ethnoarchéologie, qu’il élève au statut de science expérimentale afin de créer des référentiels, ce qui devrait permettre de mettre en évidence des régularités de façon « scientifique » et non plus intuitive et désinvolte. Ce qui explique ses nombreuses références à la classification des sociétés d’Alain Testart(199).
On peut opposer à la démarche d’Alain Gallay au moins trois objections. D’abord l’idée qu’il existerait des lois de fonctionnement des faits humains du même ordre que les lois de la nature est contestable. Chaque espèce animale vit dans son monde propre, dont l’appellation la plus connue est celle d’Umwelt due à Jakob von Uexküll(200), un monde qui est défini par sa physiologie, ses besoins, ses schémas comportementaux, son système perceptif, etc., bref par l’ensemble de son organisation biologique. Mais on sait bien qu’il n’en est pas de même pour l’espèce humaine, dont l’univers n’est plus directement connecté à la biologie. Il y a chez l’homme autant de groupes sociaux que de traditions culturelles. « Pour l’animal, l’Umwelt est un donné en ce sens qu’il lui suffit de faire jouer “instinctivement” ses organes pour y trouver place. Alors que chez l’homme, la culture suppose un grand nombre de façons de faire (y compris les techniques du corps) qui ont été inventées…(201) »
Ensuite, les historiens savent bien qu’il n’y a pas d’invariant historique, de lois de l’histoire et de la sociologie. Même si, par pure commodité, des termes identiques sont employés pour deux époques différentes, on sait qu’ils ne recouvrent pas les mêmes réalités : les dieux des Grecs n’avaient pas grand-chose à voir avec l’idée du Dieu que nous connaissons dans la religion chrétienne, de même que la démocratie athénienne avait peu en commun avec la démocratie actuelle(202). Souvenons-nous de la remarque de Paul Veyne : « De même que mon fils se représentait l’université, où sa mère et moi travaillions, sur le modèle de son école maternelle, de même nous nous imaginons qu’un dieu grec était la même chose que le dieu de nos monothéismes, à quelques variantes inessentielles près, ou qu’un empereur romain était un “monarque” au même titre qu’un de nos rois(203). » Non seulement il n’existe pas d’histoire universelle, mais l’évolution historique n’a rien d’inéluctable ni de prévisible. Ainsi, il n’y a pas de tendance « naturelle » à passer du polythéisme au monothéisme.
Enfin, l’idée que les raisonnements en sciences exactes fonctionnent de manière moins intuitive qu’en sciences humaines est naïve. Les mathématiques ne sont pas « scientifiques » en soi : rappelons comment, à partir de 1812, Charles Babbage voulut imposer l’algèbre à la place de la géométrie dans le cursus universitaire de Cambridge : il lui fallut pour cela l’établir comme science rigoureuse, ce qu’il fit en rationalisant les calculs et en lui donnant une forme déductive aussi élaborée que celle de la géométrie euclidienne. L’algèbre fonctionnait jusque-là sans être formalisée(204). En réalité, l’intuition et le tâtonnement sont à l’œuvre dans les sciences exactes autant que dans les sciences historiques, de même le recours à l’analogie y tient une place tout aussi importante(205). « En mathématiques comme dans les autres sciences, l’invention continue de reposer le plus souvent sur l’imagination… », rappelle Claude Grignon à la suite de Poincaré pour qui l’intuition demeure « en Mathématiques l’instrument le plus ordinaire de l’invention(206) ».
Outre qu’ils idéalisent ingénument des disciplines expérimentales qui ne leur paraissent infaillibles que parce qu’ils les voient de loin, Alain Gallay et les tenants des démarches comparables se méprennent sur le statut de leur propre discipline. Méprise qui n’est pas propre à la préhistoire et que Jean-Claude Passeron avait amplement dénoncée : « Dans une science historique, le recours aux méthodes quantitatives ou aux modèles ne permet pas non plus de transposer intégralement la méthode de preuve qui fait le ressort spécifique de l’explication dans les sciences expérimentales, contrairement à ce qu’aiment à croire les sociologues qui attendent avec une confiance, mal récompensée mais jamais lassée, le salut scientifique de leur discipline d’une méthode universelle de raisonnement, déjà conçue par des sciences aînées plus “avancées” qu’elle(207). » Il parlait de la sociologie, mais on peut dire la même chose de l’archéologie. J’y reviendrai dans le prochain chapitre.
Plutôt que d’utiliser des modèles « prêts à penser », de plus en plus d’archéologues prennent aujourd’hui conscience qu’ils ont plutôt intérêt à partir des données archéologiques elles-mêmes pour tenter de saisir quelque chose de l’organisation de la société étudiée. Ils pratiquent ainsi largement l’abduction. C’est la voie bottom-up.
Pascal Butterlin la préconise pour contrer les adeptes du néo-évolutionnisme. Il rappelle fort justement, à la suite de Norman Yoffee, que la plupart des chefferies étudiées par les ethnologues n’ont pas abouti à la naissance d’États(208). Et il insiste sur le fait que les différentes étapes que les archéologues ont cru identifier sont de plus en plus difficiles à saisir dans la documentation archéologique. Au lieu de coller des étiquettes « équivoques et trompeuses » sur ce que l’on observe, il propose de réinterroger les sources archéologiques — entre autres l’architecture et la glyptique* — mais aussi les documents textuels quand ils existent, en posant les bonnes questions, c’est-à-dire celles permettant de comprendre les modalités de gestion de l’économie de ces sociétés. C’est en suivant cette démarche qu’il a pu montrer que, contrairement à une idée répandue, la bureaucratie a précédé l’invention proche-orientale de l’écriture, celle-ci n’étant que le résultat de la lente maturation d’une société proto-urbaine(209).
Les marqueurs matériels qui peuvent être mobilisés par l’archéologue pour comprendre le fonctionnement d’une société ancienne sont en fait très divers : ils peuvent aller des objets découverts en contexte funéraire, aux structures construites, en passant par des études régionales visant à la recherche des relations établies entre les sites. Pour mener à bien une telle démarche, rien ne remplace l’analyse fine des vestiges archéologiques, qui peuvent nous renseigner sur les relations entre individus ou entre groupes humains, entre autres grâce à la restitution des déplacements et des échanges de matière première et de produits finis. Sources textuelles et vestiges archéologiques sont alors complémentaires lorsque les premières sont disponibles(210). Grâce à une telle démarche, Patrice Brun a pu montrer que, loin d’avoir été linéaire, l’évolution de l’organisation politique des sociétés protohistoriques européennes a marqué à plusieurs reprises des coups d’arrêt avec des retours temporaires à des sociétés plus simples(211).
C’est aussi à partir des vestiges archéologiques eux-mêmes que Brian Hayden a cherché à mieux cerner le type d’organisation sociale qui régissait les sociétés d’Europe occidentale à la période dite magdalénienne(212). Le fait qu’il existait à cette époque un fort contraste entre des régions franchement inhospitalières — plaines steppiques battues par les vents — et des régions avec des vallées encaissées plus verdoyantes a entraîné des conditions de vie différentes pour les groupes humains qui les parcouraient. Or, il se trouve que les zones les plus giboyeuses et les plus riches en ressources halieutiques sont aussi celles dont les sites ont livré les vestiges les plus sophistiqués — objets d’art mobilier, abondants éléments de parure, art pariétal, etc. — et les sépultures les plus nombreuses. Pour expliquer ces disparités, Hayden pose l’hypothèse que nous pourrions avoir affaire à des sociétés de chasseurs-cueilleurs inégalitaires à rapprocher de celles de la côte nord-ouest de l’Amérique plutôt qu’à celles de chasseurs-collecteurs égalitaires comparables aux Bushmen d’Afrique du Sud comme cela avait été fait traditionnellement jusque-là. L’hypothèse du communisme primitif chère à Alain Testart et si populaire auprès de bien des préhistoriens se trouve là mise à mal.
Une troisième voie originale, qui ne part ni du terrain ni de la théorie, est proposée par Timothy Kohler afin d’aborder l’organisation économique de populations anciennes(213). Il a conçu un programme informatique capable de modéliser les ressources naturelles procurées par l’environnement dans le sud-ouest des États-Unis en tenant compte des variables climatiques, programme qui permet d’observer comment se comportent des groupes humains virtuels installés dans cet environnement. Cela afin de comprendre les choix opérés par les populations réelles selon l’emplacement de leur lieu de vie. Le projet est séduisant, mais le résultat apparaît mitigé puisqu’on observe une forte disparité entre ces populations virtuelles et ce que nous disent les données archéologiques(214). Pour y remédier, Kohler a ajouté des variables supplémentaires à ces modélisations. Mais le monde virtuel dans lequel évoluent les maisonnées de Timothy Kohler est fermé ; or, les populations ne vivent jamais en autarcie complète et interagissent avec leurs voisins en pratiquant l’échange de biens matériels, de savoir-faire, voire de personnes par le biais d’alliances et de mariages. C’est pourquoi la dernière version du programme tente d’intégrer des données concernant la migration.
Cette approche, il faut bien l’admettre, attribue à l’homme préhistorique le même type de rationalité que celui que les économistes classiques attribuent à un Homo œconomicus conçu comme étant à la recherche d’une rentabilité maximale de ses actes. Elle est donc tributaire d’un présupposé spécifique, ce qui est le prix qu’elle doit payer pour prétendre à une certaine efficacité. Mais peut-être est-il possible d’élaborer des approches qui, quoique techniquement aussi raffinées, fassent la part de tout ce qui dans la vie sociale ne relève pas de la recherche de la rentabilité, de quelque manière qu’on la mesure. Cette remarque n’enlève rien à l’intérêt d’une modélisation qui apporte deux éléments essentiels à la réflexion : elle peut déboucher sur la formulation d’hypothèses qu’on n’aurait pas forcément pensé à formuler sans elle ; elle peut aussi permettre de modéliser des hypothèses impossibles à expérimenter en grandeur nature. À ce titre, c’est une démarche dont il faudra surveiller attentivement les évolutions futures.
Dans le même ordre d’idée, Lewis Binford et son équipe ont constitué deux bases de données comportant d’une part des informations sur 340 groupes de chasseurs-cueilleurs actuels ou subactuels et d’autre part des données environnementales réparties sur le monde entier. Ces bases de données, qui ont servi de support à l’un de ses derniers ouvrages(215), ont pour objectif de créer des référentiels destinés à analyser la variabilité interne aux sociétés et à en comprendre les causes. Elles sont censées permettre d’identifier les contraintes et les potentiels écologiques qui conditionnent les choix socio-économiques de ces sociétés et les processus dynamiques responsables de leur transformation. Il est clair que ces bases constituent la suite logique des modèles que Lewis Binford avait voulu construire avec la New Archaeology à la fin des années 1960(216). Le logiciel exploitant ces bases de données permet, en faisant varier les conditions du milieu, de « prédire » la taille d’un groupe de chasseurs-cueilleurs, son potentiel de croissance et les différentes solutions sociales, démographiques et économiques qu’ils adoptent pour s’adapter, ce qui suppose d’admettre un comportement constant des chasseurs-cueilleurs. L’objectif ultime est de confronter des cas de chasseurs-cueilleurs préhistoriques avec des modèles construits à partir d’un ensemble détaillé de cas ethnographiques représentatifs. Cela rappelle les fichiers de données « Human Relations Area Files » des années 1990, qui regroupaient quatre millions de fiches classées à l’aide de 710 clefs de codage, dont la constitution supposait d’admettre que « le monde se diviserait bien en sociétés et en cultures dotées d’une identité synchronique et diachronique(217) ». Pour revenir au projet de Binford, nous savons ce qu’il faut penser de la catégorisation des sociétés et de la notion de « chasseurs-cueilleurs ». De plus, ce projet a l’inconvénient de présupposer un lien quasi mécanique entre l’organisation socio-économique des sociétés et leur environnement naturel.
Des paléoclimatologues et des archéologues réunis lors d’un récent colloque ont entrepris de mettre sur pied des outils méthodologiques susceptibles d’analyser l’impact respectif des processus naturels et anthropiques dans les dynamiques sociales et environnementales en tentant de dépasser les interprétations trop déterministes et mécanistes et en envisageant les relations sociétés-milieux dans la perspective d’un système en co-évolution. La solution envisagée est de proposer des modèles de représentation et d’interprétation nuancés et adaptés à la variabilité des situations étudiées et des fonctionnements régionaux des géosystèmes et des anthroposystèmes(218). À l’aide d’outils d’analyse de plus en plus fins et précis, ces chercheurs se proposent de mesurer les effets des changements climatiques et des actions anthropiques sur les environnements et les sociétés, en tenant compte du fait qu’ils ne se manifestent pas avec la même intensité, selon les mêmes rythmes ni les mêmes échelles partout. Si cette approche tente de prendre en compte la variabilité régionale des situations, on peut tout de même lui reprocher de s’en tenir à une modélisation des dynamiques socio-environnementales sans envisager d’autres causes possibles de changement. Cela tranche singulièrement avec l’attitude d’Emmanuel Le Roy Ladurie qui avait pris la précaution, dans son premier ouvrage sur l’histoire du climat paru en 1967, d’éviter soigneusement de traiter des relations entre l’homme et son milieu, de crainte d’être taxé de déterminisme. Bien avant lui, Lucien Febvre, à la suite de Paul Vidal de La Blache, prônait aussi une certaine prudence en la matière, insistant sur le fait que la nature propose mais que l’homme dispose, ce qu’il a appelé le « possibilisme », par opposition au déterminisme du milieu naturel pour expliquer l’évolution des sociétés(219).
Au fond, les modélisations que les préhistoriens élaborent pour proposer des restitutions plausibles du passé souffrent toutes d’un même défaut : elles ne tiennent pas assez compte de la complexité du réel. La réalité est un enchevêtrement touffu de phénomènes plus ou moins liés, idée que Ian Hodder a récemment développée en forgeant la notion d’entanglement(220). Selon lui, les événements résultent d’une imbrication de chaînes d’interdépendance complexes où se trouve impliquée une large gamme d’acteurs humains et non humains, la dépendance étant entendue dans les deux sens, à la fois contingente (dependence) et contraignante (dependency). Et cette imbrication inextricable entre les humains et les choses (y compris les animaux) est instable. Pour y comprendre quelque chose, il faut tenter de trouver la façon dont s’imbriquent ces éléments selon des combinaisons différentes.
J’ai dit plus haut qu’il n’y avait pas vraiment de différence entre les raisonnements opérés par les chercheurs dans les sciences exactes et dans les sciences humaines. Pourtant, les données sur lesquelles les préhistoriens travaillent, aussi matérielles soient-elles, sont destinées à élucider un comportement humain et à ce titre relèvent des sciences humaines. C’est à cette question que je m’attellerai dans le prochain chapitre.