Chapitre V

LA PRÉHISTOIRE EST-ELLE CUMULATIVE ?

« La vieille distinction entre sciences nomothétiques et disciplines idéographiques est un leurre philosophique qu’on aurait dû dissiper depuis longtemps au prix d’une simple réflexion sur l’observation, la reconstitution, ou l’énoncé du fait historique. »

BRONISLAW MALINOWSKI, Une théorie scientifique de la culture, p. 9 de l’édition électronique.

Nous avons vu que les raisonnements auxquels les préhistoriens ont recours sont finalement comparables à ceux opérés dans toutes les sciences, qu’elles soient « exactes » ou humaines. Les raisonnements et les démarches mis en œuvre dans une science ne suffisent cependant pas à caractériser le régime épistémologique sous lequel elle fonctionne. Car des disciplines semblables sous ce rapport peuvent encore différer par la façon dont les connaissances s’y accumulent… ou non. C’est assurément le cas dans les sciences exactes, malgré les changements de paradigme dont elles sont le théâtre. La mécanique classique n’a pas été frappée de caducité par l’apparition de la mécanique relativiste puis de la mécanique quantique. Elle a simplement cessé d’être « générale », et s’applique encore aux solides dont les vitesses sont faibles par rapport à celle de la lumière, et dont les dimensions sont sans commune mesure avec celles des atomes. En est-il de même en préhistoire ? Puisque les interprétations sont sujettes à évoluer en fonction de leur contexte historique, peut-on considérer que nos connaissances s’y accumulent au fil du temps, comme elles le font dans les sciences exactes, où les acquis d’une génération sont ce sur quoi s’appuie la génération suivante pour les enrichir, les contredire ou les dépasser ? Les faits bruts s’accumulent certes — au sens où ils sont de plus en plus nombreux —, mais nos connaissances, elles, ne sont pas cumulables. De même que l’histoire est un combat qui ne connaît jamais que des succès partiels(221), de même les acquis de la préhistoire ne sont jamais définitifs car il peut suffire d’une découverte pour remettre en cause tout un pan de nos connaissances. De sorte que l’état du savoir archéologique apparaît aussi provisoire que lacunaire.

Il est vrai cependant que, si l’histoire de nos recherches n’est pas une simple accumulation de savoirs où chaque découverte enrichirait, compléterait ou corrigerait les découvertes précédentes, on peut considérer que le temps qui passe sur nos débats introduit dans nos disciplines une dimension cumulative. Lorsqu’une génération revient sur ce que ses devanciers croyaient acquis, elle ne revient pas pour autant à leur point de départ. Car la remise en cause de ces acquis présuppose l’apparition de données inédites, l’introduction de conceptions nouvelles, le renouvellement d’interrogations anciennes.

Mais dans la mesure où le préhistorien manipule des objets matériels et se livre à des mesures et à des classements, parfois même à des expérimentations, semblable en cela à ses collègues physiciens et chimistes, ne doit-on pas tenir sa discipline pour une science aussi exacte que les sciences naturelles ? Jean-Claude Gardin défend l’idée que l’archéologue fonde ses interprétations sur les constructions bâties par ses devanciers. C’est pourquoi il récuse la thèse du caractère non cumulatif des connaissances dans les sciences de l’homme(222). Nul ne songe en effet à nier que les vestiges archéologiques et les résultats d’analyse des données ne cessent de s’accumuler au point d’atteindre aujourd’hui un volume difficile à gérer. Cela veut-il pour autant dire que la compréhension que l’on croit avoir de l’enchaînement des « faits » a un caractère cumulatif ? En d’autres termes, les constructions théoriques qui permettent d’ordonner et d’interpréter les faits constituent-elles un socle sur lequel les générations suivantes de chercheurs pourront s’appuyer pour échafauder à leur tour d’autres constructions ? Gardin reconnaît lui-même que « l’accumulation des matériaux n’est donc pas lui-même [sic] un gage suffisant de cumul dans la suite des constructions interprétatives(223) ».

Pourtant, au cours des années 1960, les tenants de la New Archaeology entreprirent de faire de l’archéologie une science au sens que Popper donne au mot, semblables en cela aux historiens positivistes qui avaient rêvé de faire de l’histoire une science exacte(224). Au cœur de leur démarche, la procédure de l’abduction, évoquée dans le chapitre précédent. Dénonçant le caractère statique des données archéologiques et la démarche purement classificatoire de l’archéologie traditionnelle, ils désiraient comprendre la dynamique des comportements et des sociétés de chasseurs préhistoriques. Ils ne voulaient plus seulement décrire le passé et définir des cultures archéologiques, mais expliquer les processus d’évolution et les changements de civilisations, d’où l’autre nom de cette nouvelle archéologie, parfois appelée « processuelle ». Cela, leurs collègues historiens le font aussi, mais eux entendaient retrouver des « lois universelles » pouvant expliquer les processus de transformation des sociétés, en face desquelles l’accident historique ne serait que contingence(225).

Par la suite, la New Archaeology fut fortement critiquée, entre autres par Ian Hodder ainsi que par Michael Shanks et Christopher Tilley(226). Ian Hodder récusait le déterminisme que les tenants de la New Archaeology devaient bien présupposer dans les transformations des sociétés humaines, seule condition à laquelle ils pouvaient espérer mettre au jour des lois générales applicables indépendamment des lieux et des époques. Pour lui, la « culture matérielle » n’était pas seulement le produit d’une adaptation à l’environnement physique et social. Elle possédait une dimension symbolique telle que la relation entre l’homme et les choses s’en trouvait affectée. Ian Hodder réintroduisait ainsi les trois concepts écartés par la New Archaeology : l’individualisme, la culture et l’histoire. On se proposait ainsi de fonder une véritable « archéologie de l’esprit », « symbolique et structurale »(227).

Dans cette archéologie dite « contextuelle », Ian Hodder et ses collègues voyaient les vestiges matériels comme étant le reflet d’une réalité sociale chargée de sens. Lire le passé, c’est, comme dans un texte, considérer les vestiges matériels à l’instar des mots, qui ne prennent leur sens que dans un contexte. On reconnaît l’un des mots d’ordre des anthropologues américains qui se réclamaient alors du postmodernisme(228). Pour ces derniers, la réalité sociale se déchiffre comme un texte. Elle se « lit », elle s’interprète. Et le sociologue est à son tour producteur de textes : tout se ramène à écrire des textes à propos de ces autres textes que sont les sociétés telles qu’elles nous apparaissent. Dans le même ordre d’idée, pour l’archéologie contextuelle, l’archéologue est comme un lecteur pour qui les mots d’un texte ne prendraient leur véritable sens qu’en rapport avec d’autres selon une variation qui prend quatre formes principales : temporelle, spatiale, typologique et fonctionnelle. La typologie redevient donc centrale, car elle permet de préciser les relations de similitude ou de différence qu’entretiennent entre eux les artefacts. En forçant à peine, on pourrait dire que, dans cette perspective, la typologie est pour l’archéologue ce que la lexicologie est pour le philologue.

Autant dire que Ian Hodder revenait sur les prétentions poppériennes de ses prédécesseurs. Ce débat aujourd’hui un peu daté n’a pas perdu toute sa pertinence. Car la question de savoir sous quel régime épistémologique fonctionne notre discipline se pose toujours. Cette hésitation entre deux régimes, celui qui caractérise les sciences exactes d’un côté, et les sciences de l’homme de l’autre, a même eu des répercussions récentes dans l’organisation même de la recherche en France puisque certains laboratoires de préhistoire ont choisi, en 2010, d’être intégrés à un institut du CNRS qui s’occupe de sciences de la nature et de développement durable. Il est vrai que, pour eux, c’était au moins l’assurance de disposer de crédits plus abondants.

La question est au fond la suivante : la préhistoire est-elle une science dont les résultats peuvent être soumis à un contrôle sur lequel l’ensemble de la communauté scientifique peut s’accorder ? C’est en effet la seule condition à laquelle ces résultats sont susceptibles de s’accumuler comme ils le font dans les sciences exactes. On sait que, pour ce qui est de la sociologie, Jean-Claude Passeron a répondu par la négative à cette question. D’une manière générale, il rappelait que la sociologie ne pouvait pas être une science expérimentale à la manière de la physique puisque, si le physicien peut répéter une expérience, le sociologue observe des « configurations jamais réitérées dans le cours de l’histoire ou dans l’espace des civilisations(229) ». En ce sens, la sociologie est ce qu’il appelle une « science historique », c’est-à-dire une science dont l’objet « est pris dans le flux irréversible du temps »(230).

Sans prétendre la trancher, reprenons cette question à partir de l’examen de deux thèmes d’étude, choisis parce que la part d’interprétation y est manifeste.

ÉTUDE DES MANIFESTATIONS ARTISTIQUES

Le premier est celui de l’étude des manifestations artistiques. Sans reprendre en détail l’historique des études sur l’art préhistorique, je me pencherai essentiellement sur la question de savoir ce que les connaissances actuelles doivent aux connaissances passées.

De l’interprétation de l’art préhistorique comme activité gratuite, qui prévalut dans la seconde moitié du XIXe siècle, ou de celles qui, à la fin du XIXe siècle, s’inspiraient de la théorie du totémisme alors en vogue, il ne reste plus grand-chose aujourd’hui. De même, les théories fondées sur la magie, soutenues par l’abbé Henri Breuil durant la première moitié du XXe siècle, sont aujourd’hui à peu près abandonnées. Elles se nourrissaient de toute une imagerie hétéroclite qui puisait dans la sorcellerie populaire et chez les peuples « sauvages ». Ces théories étaient loin de pouvoir accorder aux créateurs des œuvres pariétales un sens de la composition, c’est-à-dire la capacité de disposer des figures le long des parois selon un plan préétabli. Les figurations étaient considérées comme une accumulation de figures isolées. Les représentations étaient vues hors de leur contexte, on n’imaginait pas que leur groupement en panneaux pût être significatif.

Max Raphaël fut le premier, en 1945, à considérer les surfaces ornées comme des unités sémiotiques dont les éléments étaient liés les uns avec les autres. Mais son ouvrage est resté presque inconnu en France et en Espagne, jusqu’à ce qu’il soit traduit en français en 1986. Entre-temps, Annette Laming-Emperaire et André Leroi-Gourhan avaient, chacun de leur côté, étudié l’organisation spatiale des grottes ornées et montré que les figurations pariétales n’y étaient pas disposées au petit bonheur, mais constituaient de véritables compositions(231).

Après avoir, dans Les religions de la préhistoire, jeté à bas toutes les interprétations antérieures, c’est dans Préhistoire de l’art occidental que André Leroi-Gourhan exposa sa théorie de l’art des cavernes : la distribution des thèmes figurés obéit à des règles qui définissent la nature des représentations et les associations privilégiées dans les différents secteurs de la grotte(232). On peut qualifier cette approche de « structuraliste » — même si Leroi-Gourhan s’est toujours refusé à employer le mot —, puisqu’elle privilégiait l’agencement — la « structure » — des éléments dont se compose la décoration d’une grotte, par rapport aux éléments eux-mêmes. Que reste-t-il aujourd’hui de l’apport de Leroi-Gourhan ? À mon avis, deux choses essentielles.

Il reste tout d’abord — et on peut parler ici d’un apport « négatif » — qu’il a rendu certaines interprétations définitivement caduques, et c’est indéniablement la part la plus importante de son travail. On ne peut plus aborder aujourd’hui l’étude d’un site ou d’une configuration particulière de vestiges sans avoir à l’esprit le regard critique indispensable à leur compréhension. L’analyse faite par Leroi-Gourhan de tous les phénomènes considérés jusqu’alors comme rituels a rendu par la suite la plupart des chercheurs très réticents à formuler une hypothèse rituelle avant d’avoir épuisé toutes les autres explications possibles. Même lorsqu’ils y ont recours, ils restent extrêmement prudents dans leur formulation.

On peut comparer cet apport à celui de Claude Lévi-Strauss qui, à peu près à la même époque, a montré que la notion de totémisme est quelque chose de factice, d’artificiel, fabriqué par les ethnologues(233). Son raisonnement revenait à montrer que ce qu’on avait appelé le totémisme était une chimère que les chercheurs avaient fabriquée à partir d’éléments qui apparaissaient comme effectivement associés dans certaines sociétés, mais qui ne l’étaient pas ailleurs. Le totémisme est une notion vide qui n’existe que dans les bibliothèques des savants. Il s’agit donc, comme dans le cas de Leroi-Gourhan, d’un apport « négatif » en ce qu’il retranche à ce que l’on croyait savoir, mais qui est précieux.

Un deuxième aspect, « positif » celui-là, c’est l’analyse structurale qu’il a conduite sur l’organisation des grottes. On peut dire quelque chose de la disposition relative des figures pariétales présentes dans une grotte, indépendamment du sens qu’on peut éventuellement (ou qu’on ne peut pas) attribuer aux figures prises en elles-mêmes, et c’est là quelque chose qui restera. L’étude d’une cavité ornée passe désormais par l’analyse structurale de ses œuvres, leur nombre, leur position, leur association… Il s’agit d’une démarche que l’on ne peut plus aujourd’hui ignorer. C’est là un outil, ou mieux une attitude, que les préhistoriens peuvent en toute confiance reprendre à leur compte, quitte à en tirer des résultats qui n’auront rien à voir avec ceux auxquels Leroi-Gourhan était parvenu. Celui-ci aura donc ajouté quelque chose, sinon aux connaissances dont nous disposons, du moins aux outils que nous pouvons utiliser. On peut donc, en un certain sens, parler de cumul.

En France, l’influence de cet aspect de l’œuvre de André Leroi-Gourhan a perduré jusqu’à aujourd’hui. Même si l’on ne considère plus qu’il existe un plan préconçu idéal applicable à l’ensemble des cavités, on admet que l’ornementation de la grotte ne s’est pas faite au hasard et qu’il existe une organisation peut-être à échelle régionale. Aujourd’hui, les travaux de Leroi-Gourhan ont durablement marqué des générations de préhistoriens, qui se sont attachés à rechercher l’organisation interne des grottes ornées en se consacrant à l’analyse technique des figurations et de leur contexte. Sans préjuger de la signification de cet « art », ces études ont apporté de nombreuses connaissances directes sur les techniques artistiques de l’époque, et indirectes sur la dimension régionale des sociétés du Paléolithique supérieur. C’est un peu à la suite des mises en garde de Leroi-Gourhan que la majorité des « pariétalistes » préfèrent aujourd’hui se cantonner à l’étude des techniques de réalisation de l’art et de son contexte et n’abordent pas la question de sa signification(234). Un bon exemple de cette prudence est le travail de Randall White(235). Si une lecture minutieuse des œuvres permet de saisir les réponses ingénieuses que l’artiste a su trouver aux problèmes techniques qu’il se posait, elle apporte aussi une somme de connaissances qui permettent de comprendre sinon la signification, du moins la place de telle ou telle représentation dans son contexte social. Pour être tout à fait juste, on peut rappeler que les travaux de Max Raphaël et de Annette Laming-Emperaire ont également contribué à poser les principes méthodologiques fondamentaux de toute étude sur l’art paléolithique, qui ne peut se concevoir sans une analyse approfondie, interne aux documents.

Là encore, on peut comparer l’apport d’André Leroi-Gourhan à celui de Claude Lévi-Strauss en anthropologie. Celui-ci a fait faire un pas décisif à l’analyse des récits en se limitant à l’étude des rapports entre les éléments narratifs (la « structure » du mythe), et en refusant de s’aventurer dans la recherche du sens des éléments pris isolément(236). Leroi-Gourhan a lui aussi considéré que la relation entre les éléments qui composaient la décoration d’une grotte importait d’abord ; mais, à la différence de Lévi-Strauss, il s’est risqué ensuite à interpréter les éléments pris isolément, en leur conférant une valeur, sexuelle ou autre. Mais ces spéculations sur ce point ne sont plus guère retenues aujourd’hui. Lui-même avait finalement reconnu qu’il ne s’agissait là que d’une hypothèse(237). Sur cet aspect — à vrai dire tout à fait secondaire — de son œuvre, l’effet de cumulativité n’a pas joué.

À l’étranger, en particulier dans les pays anglo-saxons, l’influence de Leroi-Gourhan est restée plus limitée, sans doute parce qu’il a été assez peu et tardivement traduit en anglais. Cela pourrait expliquer qu’on y a davantage développé des tentatives d’explication de l’art pariétal recourant largement au comparatisme ethnographique, sans grand esprit critique. Plusieurs auteurs ont ainsi défendu, jusque dans les années 1990, la thèse du chamanisme préhistorique(238). Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est par le biais d’un chercheur sud-africain que l’hypothèse chamanique a refait surface en France après quelques décennies d’oubli. J’ai parlé de cette hypothèse à la fin du chapitre II et n’en dirai ici qu’une chose : elle se situe de bout en bout dans les limbes de l’irréfutable car elle est ainsi conformée qu’aucune analyse ne peut trancher, seule l’intime conviction du lecteur le peut(239). Et même si les artistes avaient effectivement été des chamanes, nous n’en saurions rien puisque le voyage du chamane est essentiellement un voyage de l’esprit. C’est donc une hypothèse qu’il est rigoureusement impossible de tester, ce qui réduit d’autant son intérêt.

Même s’il y avait matière à construire des protocoles expérimentaux qui permettraient de tester la théorie des stades de transe, la difficulté serait de passer d’expérimentations neurologiques, conduites en laboratoire, à des hypothèses sur l’ornementation des grottes. Mais cette difficulté est aussi celle que rencontre la psychologie cognitive en anthropologie : les phénomènes sociaux (et ceux que le préhistorien étudie sont de ce type) ne sont pas du même ordre que des phénomènes psychologiques ou neurologiques. Des hypothèses, même établies avec rigueur sur ceux-ci, ne permettent pas d’inférer quoi que ce soit sur ceux-là.

LES CAPACITÉS LANGAGIÈRES DES NÉANDERTALIENS

Passons maintenant à notre second thème. Les premiers fossiles néandertaliens ont été mis au jour au milieu du XIXe siècle. Il a fallu attendre un siècle pour que la communauté scientifique accepte de les considérer comme une espèce humaine à part entière : les progrès en anthropologie biologique ont alors permis d’en proposer une image beaucoup plus convenable et plus proche de celle de l’homme moderne. Aujourd’hui, l’image des Néandertaliens a été revalorisée, en partie grâce aux études technologiques de leur outillage qui ont révélé de réelles aptitudes cognitives(240).

Mais la question du langage chez les Néandertaliens divise encore aujourd’hui les chercheurs. On sait que deux conditions biologiques sont indispensables au langage articulé : une certaine conformation de l’appareil phonatoire et un développement minimal de l’appareil neurologique. Les résultats obtenus sur ce point sont très controversés, du fait que les organes de la parole sont formés de tissus mous (muscle, chair) et de cartilage qui ne se fossilisent pas.

Pour savoir à quel moment de son évolution l’homme a acquis l’aptitude phonatoire au langage articulé, des corrélations ont été faites entre la forme de la base du crâne et la position du larynx, afin de retrouver la position du larynx dans le tractus vocal sur des restes fossiles. Les données utilisées reposaient jusque dans les années 1990 sur des reconstitutions erronées de l’appareil vocal, et les possibilités phonatoires des Néandertaliens avaient donc été considérées comme inférieures à celles de l’homme moderne. Or, l’étude de l’os hyoïde* du squelette de Kébara (Israël) a montré que la configuration anatomique nécessaire au langage articulé était en place chez ce Néandertalien vieux de 60 000 ans(241). Malgré cela, certains chercheurs, comme Ian Tattersall, affirment aujourd’hui encore que l’espace pharyngique des Néandertaliens était trop réduit pour permettre la production de sons articulés(242).

Un autre indice anatomique, longtemps négligé par les chercheurs, est le canal hypoglosse*, qui permet le passage d’un nerf innervant la plupart des muscles de la langue. La taille de ce canal reflète le nombre de fibres nerveuses qu’il protège et est un bon indice du contrôle moteur de la langue et donc de la capacité à parler. Des similitudes entre ceux des Néandertaliens et ceux d’Homo sapiens contemporains indiqueraient que l’aptitude au langage était acquise il y a au moins 400 000 ans(243), mais ce point-là aussi est controversé et les débats concernant ce point sont pour certains sans objet puisque ce canal ne laisse pas uniquement passer le nerf hypoglosse*(244).

Concernant l’appareil neurologique central, tout ce qu’on peut dire est que, grâce à des empreintes laissées par le cerveau sur la face interne de la boîte crânienne, on a reconnu la présence embryonnaire de l’aire de Broca dans le cortex d’Homo habilis, un des deux territoires du cerveau humain qui composent le centre du langage(245). Mais si l’absence d’un tel indice aurait indéniablement eu un caractère de preuve — négative en l’occurrence — sa présence ne constitue pas une preuve, mais tout au plus un indice.

On voit donc que les éléments anatomiques n’apportent pas de réponse définitive à la question de savoir si les Néandertaliens parlaient ou non. Disons que toutes les conditions nécessaires semblent remplies, ce qui n’est pas négligeable. Mais, outre que l’accord des chercheurs n’est pas total, même sur ce point, les vestiges anatomiques quels qu’ils soient ne peuvent constituer des conditions suffisantes. Les Néandertaliens étaient sans doute capables d’émettre des sons comparables à nos consonnes et à nos voyelles, mais le langage ne se réduit pas à une émission de sons, si complexes soient-ils. Pour savoir s’ils ont utilisé leur probable capacité à émettre des sons complexes pour transmettre leur pensée et interagir avec leurs semblables, il faut rechercher des indices d’un autre ordre, à savoir des données permettant d’évaluer leurs aptitudes cognitives.

Or, les arguments d’ordre cognitif sont nécessairement indirects. Activités techniques, expression artistique et pratiques funéraires sont des indicateurs des capacités cognitives nécessaires à l’élaboration d’un langage complexe (du point de vue syntaxique et sémantique). Le problème reste de savoir si le mode de vie des Néandertaliens nécessitait une communication d’ordre linguistique.

La complexité des processus mis en jeu dans les techniques de taille du silex au Paléolithique moyen (par exemple le schéma opératoire de type Levallois qui permet de prévoir la forme et les dimensions d’un éclat avant son détachement du nucléus) révèle des capacités intellectuelles qui sont aussi celles mises en œuvre dans le langage articulé, telles que l’aptitude à prévoir les étapes successives d’une opération, l’outil étant d’abord conçu dans l’abstrait avant d’être produit par un enchaînement organisé d’actions. Cependant, les ethnologues savent qu’il n’est pas besoin de langage pour apprendre une technique, même complexe, et que l’observation et l’imitation suffisent bien souvent.

En revanche, aussi fragile qu’en soit le témoignage, les œuvres à caractère esthétique que les Néandertaliens nous ont laissées pourraient témoigner d’une communication basée sur le langage verbal. C’est encore plus vrai pour les sépultures qui datent du Paléolithique moyen. Elles supposent en effet que leurs auteurs aient entretenu des représentations liées à l’au-delà. Comment auraient-il pu communiquer à propos de telles représentations sans recourir au langage parlé ? Ce n’est sans doute pas un hasard si certains chercheurs, opposés à l’idée que les Néandertaliens posséderaient le langage, veulent à toute force nier la valeur probatoire des indices qui semble attester leurs capacités symboliques ou l’existence des sépultures néandertaliennes(246).

Il faut adjoindre au débat les travaux des linguistes Jean-Marie Hombert et Christophe Coupé, qui ont émis l’hypothèse que la navigation en haute mer impliquait nécessairement la possession du langage(247). L’un de leurs arguments est que le système de communication des premiers marins devait être assez sophistiqué pour permettre la coopération entre individus pour la construction d’une embarcation complexe et la planification d’un long voyage. Or, le peuplement de l’Australie, il y a plus de 70 000 ans, supposait de tels voyages. Mais ces voyages ont été accomplis par des hommes anatomiquement modernes. L’argumentation de ces chercheurs pourrait cependant se transposer aux Néandertaliens. C’est ce que suggère en tout cas la découverte récente, dans le site de Plakias, au sud de la Crète, d’outils en pierre taillée vieux de 130 000 ans. La Crète est séparée du continent depuis 5 millions d’années et, en imaginant des eaux plus basses de 100 mètres et en tenant compte de possibles escales sur d’autres îles, il fallait, pour l’atteindre, entreprendre une traversée de plusieurs dizaines de kilomètres, en partant soit de la Grèce continentale, soit de Turquie(248). Or, à cette époque, seuls les Néandertaliens occupaient l’Europe. Avec les sépultures et les voyages en haute mer, nous avons des témoignages qui, quoique de sortes très différentes, se confortent l’un l’autre car il en est de l’au-delà de la vie comme de l’au-delà de la mer. Il ne peut pas se montrer du doigt et on ne peut communiquer à son sujet comme les chimpanzés communiquent entre eux à propos de ce qu’ils ont sous les yeux, seule communication qui leur soit accessible. Entreprendre un voyage vers des rivages situés à la limite de l’horizon suppose qu’on y réfléchisse, qu’on évalue l’intérêt d’une entreprise aussi risquée, qu’on la planifie et qu’on en discute avec ses semblables. La conception de parures et d’objets sommairement décorés retrouvés dans des niveaux du Châtelperronien va peut-être dans le même sens. Mais il est évident que le degré de plausibilité auquel nous parvenons avec de tels éléments n’est pas comparable à ce qu’atteignent les tenants des sciences exactes.

Il n’était pas question ici de traiter exhaustivement la question de l’existence du langage chez les Néandertaliens(249). J’ai simplement voulu montrer à travers cet exemple que, lorsque l’on ne peut trancher par des preuves archéologiques décisives ni dans un sens ni dans l’autre, les arguments périphériques s’accumulent. Tant qu’il s’agit de savoir si l’anatomie des Néandertaliens les dotait de l’aptitude à parler, on est dans le registre des sciences naturelles. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que les questions posées sont de celles auxquelles on répond par oui ou par non. Où situer le seuil à partir duquel le canal hypoglosse* sera jugé assez large (et donc la langue assez mobile) pour que le langage soit techniquement possible ? Et, de toute façon, lorsqu’il s’agit de savoir si les Néandertaliens ont effectivement utilisé leurs éventuelles aptitudes langagières, on sort des limites des sciences exactes. Les opinions se divisent sur cette question et les hypothèses font intervenir des présupposés d’ordre extra-scientifique.

On est là encore dans un domaine très subjectif où des arguments de l’ordre de la croyance s’opposent. La passion n’est d’ailleurs pas absente du débat tant chez les chercheurs qui côtoient quotidiennement les Néandertaliens et en étudient les productions techniques, qui cherchent à les défendre et à réhabiliter leur image, que chez leurs adversaires. Ce ne sont pas les connaissances qui s’accumulent, mais les arguments des uns et des autres, aussi indémontrables qu’inconciliables.

LES CONNAISSANCES EN PRÉHISTOIRE
SONT-ELLES CUMULATIVES ?

On voit donc que, dans ces deux thèmes, les connaissances ne s’accumulent pas de la même manière que dans les sciences naturelles. Il est vrai que nous les avons choisis tous les deux précisément parce que les interprétations, les présupposés, et même la personnalité des chercheurs, y pesaient d’un poids particulier. Mais il en aurait été de même, quoique de façon moins spectaculaire, si nous avions considéré un domaine comme, par exemple, l’étude des objets techniques.

On pourrait penser que plus l’objet est technique, « matériel », plus les études le concernant sont assises sur du solide. Mais, dès que l’on aborde la dimension sociale ou culturelle de ces objets, on retombe dans les mêmes errements que pour l’étude d’événements moins tangibles. De sorte que, quelque part qu’y prennent des procédures de contrôle d’une haute technicité — tracéologie, analyses physico-chimiques… —, la préhistoire fonctionne sous le régime épistémologique caractérisant les autres sciences humaines. En un (jeu de) mot, la préhistoire se range dans la catégorie des sciences dites « historiques ». Il semble bien qu’elle doive finalement être considérée comme une science humaine. Mais elle peut toujours chercher à limiter la subjectivité des argumentations et des pronostics et tendre à un degré de plausibilité élevé, même s’il est vraisemblable que toute certitude reste définitivement hors de portée du préhistorien.

Malgré ce constat qui semble limiter la portée des résultats obtenus en préhistoire, il faut reconnaître que, à l’exception de quelques rares cas de régression — je pense en particulier à l’épisode du chamanisme —, la science préhistorique progresse, ne serait-ce que parce qu’elle a su réfuter et juger insuffisants des travaux produits par le passé. Georges Guille-Escuret remarquait, il y a quelques années, qu’un doctorant qui soumettrait à son directeur de thèse « une rédaction où les mythes seraient retranscrits comme au temps de Franz Boas, où les systèmes de parenté seraient décrits comme au temps d’Alfred Radcliffe-Brown, où l’écologie serait traitée comme au temps d’Edward Evans-Pritchard, où l’économie serait appréhendée comme au temps de Bronislaw Malinowski » ne serait évidemment pas admis à soutenir sa thèse(250). On peut en dire de même d’un étudiant qui souhaiterait soutenir aujourd’hui un travail de préhistoire conduit à la manière de Breuil ou de Salomon Reinach. Ce qui prouve bien que des assertions ont été réfutées et que des procédés d’analyse ont été invalidés, même si la réfutation et l’invalidation n’ont pas toujours été explicitées.

Ce qui ne veut pas dire pour autant que ces précurseurs « avaient tout faux ». Ils produisaient un discours scientifique en accord avec leur contexte intellectuel et savant et les moyens dont ils disposaient alors. Rien ne permet de penser qu’un préhistorien d’aujourd’hui, transporté au début du XXe siècle par la machine de Wells, aurait fait mieux, avec les outils méthodologiques disponibles à l’époque. On peut même aller plus loin et soutenir que ce n’est que grâce à ces travaux pionniers qu’il y a aujourd’hui une science préhistorique. Les réfutations d’aujourd’hui ne sont en fait réalisables que grâce aux progrès des connaissances que ces premiers chercheurs ont permis. Passage obligé donc, mais dont nous avons vu qu’il faut savoir se déprendre(251).

On peut finalement conclure de tout ce qui précède que la préhistoire, comme l’anthropologie, sont bien des sciences réfutables, mais pas au sens poppérien du terme. On ne peut pas prétendre que tout ce qui s’y dit est nul et non avenu pour les générations suivantes. Dans les sciences dites exactes, la réfutabilité est assurée par l’expérimentation, dont le déroulement est contrôlé par des procédures techniques. L’expérience de Michaelson et Morley a rendu définitivement inutile le recours à la notion d’éther, et on ne reviendra pas là-dessus. Dans les sciences humaines, une certaine forme de réfutation est parfois possible, au moyen de la comparaison. C’est par la comparaison entre les données recueillies dans diverses sociétés que Lévi-Strauss a montré que la notion de totémisme était infondée (ce qui, il est vrai, n’empêche pas certains chercheurs, y compris parmi ses successeurs revendiqués, de prétendre la remettre aujourd’hui à l’ordre du jour, pour notre grande perplexité). L’expérimentation n’est du reste qu’une forme particulière de comparaison. C’est en tout cas le point de vue défendu par Georges Guille-Escuret, qui élargit ainsi la définition poppérienne de la réfutabilité. Le préhistorien ne fait au fond pas autre chose et passe son temps à comparer ses données à d’autres, déjà connues et « modélisées », pour en rendre compte au mieux. Et Guille-Escuret de conclure : « La science est un démenti permanent. Elle n’amoncèle [sic] pas du progrès positif, elle accumule des dénégations. Son progrès véritable consiste en un rétrécissement de l’éventail des possibles(252). »

Gérard Lenclud s’est lui aussi interrogé sur ce qu’il en est de la cumulativité en anthropologie. En partant de la tripartition de cette discipline entre données ethnographiques (description des faits), synthèses ethnologiques (géographique, historique ou thématique) et théories anthropologiques (comparaison et généralisation), il parvient à une conclusion mitigée. Les faits ethnographiques résultent d’un tri opéré par l’ethnographe, consciemment ou non ; ce sont des données construites, comme le sont les données archéologiques. Mais ces données sont trop hétérogènes pour être comparables dans le temps et l’espace. Elles s’accumulent certes, comme le font les vestiges et les résultats d’analyse en préhistoire, mais leur élaboration n’est pas cumulative. L’activité de l’anthropologie, qui consiste en la construction de théories en –isme (fonctionnalisme, culturalisme, évolutionnisme…), n’est pas plus cumulative, dans la mesure où ces théories générales sont trop ouvertes et ne font finalement que proposer des perspectives d’études différentes sur la réalité, qui ne s’excluent pas nécessairement les unes les autres. En revanche, il peut exister des micro-théories de la société à l’étape intermédiaire de la synthèse ethnologique consacrée à des objets de recherche régionaux thématiquement et géographiquement. « C’est à l’échelle de ces micro-théories, proposant des modèles pour la description, que peuvent se détecter de petites zones de cumulation(253). » En d’autres termes, des descriptions bien conduites de cas particuliers peuvent servir de modèles à d’autres descriptions. Elles deviennent ainsi des objets de savoir paradigmatiques. Il me semble que l’on peut dire peu ou prou la même chose de la préhistoire.

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Intéressons-nous à présent à ce qui reste central dans la réflexion du préhistorien, à savoir précisément ses données et en particulier les « objets » à partir desquels il construit ses hypothèses et ses modélisations.