« Faites de la technologie, vous voici sociologue. Faites de la sociologie, vous voilà tenu d’être technologue. […] C’est maintenant (et depuis deux à trois millions d’années) inscrit dans la nature des choses. »
BRUNO LATOUR, Petites leçons de sociologie des sciences, p. 45.
Le préhistorien, on l’aura compris, manipule des objets, raffinés ou informes, lourds ou presque imperceptibles, tangibles en tout cas, ou du moins visibles lorsqu’il s’agit de représentations pariétales. Sans doute n’est-il pas le seul à le faire, puisque l’historien et l’ethnologue ont aussi affaire à des objets tangibles, mais, pour eux, ce n’est pas si uniformément le cas. C’est pourquoi il faut prendre la peine de consacrer un chapitre spécifique à cet aspect du métier.
Au XIXe siècle et pendant une bonne partie du XXe siècle, le travail de l’archéologue consistait à rechercher le bel objet. On peut même faire remonter cette « discipline de l’objet » au XVe siècle avec la redécouverte des vestiges de la Rome antique(254). L’archéologie a du reste parfois gardé auprès du grand public cette image de chasse au trésor. On a appris depuis que l’objet n’est qu’une des voies d’accès possibles vers la compréhension du passé.
La première approche scientifique de l’objet a été typologique et avait une vocation chronologique comme on l’a vu dans le chapitre III. Avec l’apparition, dans les années 1950, de méthodes physico-chimiques de datation puis leur généralisation, le rôle chrono-typologique de l’objet archéologique devient moins prépondérant.
De même que le paléontologue s’est fait archéozoologue pour ne plus s’intéresser aux vestiges animaux en eux-mêmes mais à ce qu’ils pouvaient nous révéler des relations entre l’homme et l’animal, le préhistorien s’est fait technologue, déplaçant peu à peu son intérêt pour l’objet vers ce qu’il pouvait nous apprendre de l’homme qui l’avait manipulé. Ce nouvel intérêt n’est pas propre à la préhistoire comme en témoigne, pour les années 1930, Marcel Griaule, qui écrit dans la brochure publiée à l’occasion de la mission Dakar-Djibouti : « Une collection d’objets systématiquement recueillis est donc un riche recueil de “pièces à conviction”, dont la réunion forme des archives plus révélatrices et plus sûres que les archives écrites, parce qu’il s’agit d’objets authentiques et autonomes, qui n’ont pu être fabriqués pour les besoins de la cause et caractérisent mieux que quoi que ce soit les types de civilisation(255). »
Tant qu’on considérait les objets comme de simples jalons chronologiques ou des repères « culturels », seuls ceux qui étaient entiers et considérés comme achevés étaient pris en compte. Dès la fin du XIXe siècle cependant, des préhistoriens comme Édouard Piette commencent à s’intéresser aux tout petits vestiges, totalement ignorés auparavant(256). On découvre ainsi de minuscules fragments de lames en pierre soigneusement retouchés qui avaient auparavant échappé à la fouille, et c’est tout un pan de la préhistoire qui apparaît avec la découverte des industries microlithiques du Mésolithique, la période de transition entre Paléolithique et Néolithique. La question du hiatus entre Paléolithique et Néolithique s’en trouve résolue en même temps que l’existence d’objets composites complexes est révélée. Tout au long du XXe siècle, l’attention des chercheurs se porte progressivement vers tous les types de vestiges matériels, qu’il s’agisse de résidus de façonnage, d’ébauches, d’objets brisés en cours de fabrication ou d’utilisation, développant ainsi une vision dynamique des ensembles archéologiques. Ce sont les préhistoriens qui amorcent ce mouvement, les antiquisants restant plus longtemps prisonniers de l’attrait des belles pièces sans doute en raison de l’omniprésence, pour ces époques, de la statuaire et de l’architecture(257).
Avec l’observation de plus en plus fine des fragments d’objet ou des ébauches, se développe une nouvelle branche de la préhistoire, la « technologie ». On s’intéresse à présent à l’objet — qu’il soit outil, ustensile domestique, objet d’art ou élément d’architecture — depuis sa conception jusqu’à son abandon, en passant par toutes les phases de fabrication, d’utilisation et d’éventuelle réfection. Il est considéré comme un médium pour saisir l’usage que l’homme fait de la nature, et pour retrouver son mode de vie. L’attention se porte presque exclusivement vers les objets fabriqués, supposés être les seuls susceptibles d’apporter des informations pertinentes. Les outils non façonnés ont été longtemps dédaignés alors que, en raison même de leur faible modification par l’homme, ils pouvaient permettre de saisir sous leur forme élémentaire les mécanismes fondamentaux de l’invention technique, les ressorts cognitifs indispensables à leur conception, en un mot, le noyau dur des mécanismes de l’invention(258).
Parmi les chercheurs ayant résolument privilégié une conception technique de l’objet, arrêtons-nous un instant sur André Leroi-Gourhan. Dans les deux volumes d’Évolution et techniques parus en 1943 et 1945, il procède à une immense classification à partir de 40 000 fiches techniques. Il y indique, tantôt les diverses manières d’obtenir un résultat donné (percer un matériau, par exemple), tantôt les divers résultats auxquels peut conduire une même action. Il met au point toute une typologique des modes d’action sur la matière. Ainsi, dans sa terminologie, une percussion est posée ou lancée selon que le contact de la partie active avec la matière à travailler est constant (comme dans le cas d’une scie) ou non (comme dans le cas d’une hache). Elle est diffuse, linéaire et ponctuelle selon que la partie active de l’outil est une surface, une arête (ou une lame), ou une pointe. Par exemple, si l’on moud une matière ou si l’on polit un objet, il s’agit de percussion posée diffuse. Il gardera cependant toujours l’idée qu’il existe un socle incontournable, les propriétés physiques de la matière et les moyens mis en œuvre pour la transformer étant les mêmes partout. Ces propriétés physiques permettent de situer les techniques les unes par rapport aux autres et donc de les ordonner.
Pour expliquer la variabilité extrême d’un même outil, il forge les notions de « tendance » et de « degrés de fait » déjà évoquées au chapitre III. La tendance résulte des conditions minimales et nécessaires pour qu’une action ait lieu, elle est finalement assimilable au déterminisme de la nature. Ainsi, pour couper un arbre, l’homme aura tendance, quel que soit son environnement naturel et culturel, à utiliser un outil du type hache ou herminette. Étant donné la contrainte imposée par cette tendance, l’imagination des hommes n’a pu s’exercer que sur des aspects secondaires des modes d’action sur la matière. En d’autres termes, les « premiers degrés de fait » traduisent l’adéquation indispensable de la forme à la fonction ; les derniers, la diversité « ethnique ». Selon cette logique, les choix « ethniques » ne concerneraient finalement que les caractéristiques non fonctionnelles des outils. Les techniques seraient donc constituées d’un équilibre entre des éléments dictés par un déterminisme — une sorte de noyau dur indispensable au bon fonctionnement — et d’autres plus arbitraires, détails fonctionnellement inutiles et plutôt d’ordre esthétique. On sait bien pourtant aujourd’hui que ces « détails » n’en sont guère car ils relèvent généralement d’un choix, conscient ou non. Comme on l’a vu au chapitre III, certains chercheurs pensent qu’ils signalent une volonté de marquer leur différence. Ils peuvent aussi, tout simplement, tenir à ce qu’il existe parfois des manières différentes d’utiliser un même type d’outil. Par exemple, les variantes de forme des dagues, en lesquelles Leroi-Gourhan voyait des marqueurs de la personnalité du groupe, sont plus probablement liées à un maniement différent, selon que la lame est courbe ou droite, possède un tranchant ou deux. Point négligé par Leroi-Gourhan qui a pourtant si bien répertorié les modes d’actions sur la matière.
André Leroi-Gourhan a ainsi mis en place un outil de comparaison qui permet d’observer la diversité et l’évolution des techniques et plus précisément la variété des réponses apportées à un même problème technique (comme couper un arbre, par exemple). Cet inventaire raisonné permet de montrer comment les techniques illustrent des options, des combinaisons, des systèmes utilisant toujours de manière plus efficace les lois de la nature. Il qualifiait lui-même ses recherches de « technologie comparée ». Sans nier la somme de connaissances que représentent ses deux volumes et l’intérêt de la méthode de classification qu’il a mise en place — et que j’ai du reste moi-même largement utilisée(259) —, il faut tout de même noter que le raisonnement d’André Leroi-Gourhan comporte une faille. Outre la faible attention portée aux gestes techniques dont je viens de parler, toute sa classification repose sur l’évidence d’une évolution cumulative des techniques. Il va ainsi de soi pour lui que tout objet technique tend vers la forme la plus adaptée à sa fonction et qu’il ne peut donc que s’améliorer. André Leroi-Gourhan estimait que « les innovations apparaissent par addition d’opérations nouvelles sans que les séries anciennes qui servent de substrat soient abandonnées(260) ». Pour lui, le nombre d’actions possibles sur la matière étant limité, ce « fonds » une fois acquis, l’évolution n’avait plus qu’à se porter « sur les matières et le mouvement(261) ». Or, tout historien des techniques sait qu’il n’en est rien et que l’histoire des techniques est pleine d’erreurs, de ratés, de prototypes abandonnés, de retours en arrière. Les techniques inefficaces ou dangereuses finissent certes par être abandonnées et sont donc peu visibles, mais elles n’en constituent pas moins dans l’histoire des techniques des étapes parfois indispensables à l’émergence d’une nouveauté.
Cela n’enlève rien au fait que ses travaux ont beaucoup enrichi la réflexion sur les techniques préhistoriques. Le geste et la parole, qu’il a publié en 1964, a en particulier lancé l’usage de la notion de chaîne opératoire. Il reprenait là des idées exprimées antérieurement par Marcel Maget, qui parlait de séquences homogènes ou hétérogènes de gestes ou d’opérations élémentaires. Mais ce sont surtout les étudiants de Leroi-Gourhan, en particulier Hélène Balfet, qui ont par la suite fait fructifier la notion(262). La chaîne opératoire est la séquence des gestes à l’œuvre lors de l’élaboration d’un objet. Sa reconstitution s’appuie sur les informations apportées par les observations archéologiques elles-mêmes, mais aussi sur les expérimentations et les données ethnographiques. Cette nouvelle attention à toutes les étapes de la chaîne opératoire ne concerne pas uniquement la confection d’objets et se porte sur toutes sortes d’opérations techniques, qu’il s’agisse du dépeçage et de l’exploitation d’une carcasse de gibier, de la construction d’une habitation ou de la réalisation d’une peinture pariétale. Outre le fait que ces analyses très fines permettent de comprendre les procédés techniques mis en œuvre à des périodes très reculées, elles montrent que les objets ont une histoire et que cette histoire s’insère à son tour dans une histoire plus vaste, tant sociale que technique. « La démonstration de l’existence d’objets produits et utilisés “ici” et “ailleurs” renvoie autant à des lieux qu’à des “moments” qui peuvent se situer avant, pendant ou après les occupations repérées dans le gisement(263). » Les repères spatiaux deviennent ainsi des jalons marquant l’itinéraire des groupes humains tout au long de leurs déplacements saisonniers.
L’étude technique des chaînes opératoires des outils ne se limite pas à la seule compréhension des choix techniques et des savoir-faire de leurs fabricants et aborde aussi la question de la provenance et du déplacement des matières premières, des préformes ou des objets finis. L’analyse de la répartition géographique des objets et de leurs éventuels déplacements se faisait jusque-là à l’aide de cartes de répartition, l’aire de densité maximale étant assimilée au centre d’invention ou de production. L’essentiel des données sur la circulation des bronzes protohistoriques à l’échelle de l’Europe découle ainsi de l’élaboration de telles cartes. Il en est de même des lieux de production et des voies de circulation des matières premières lithiques* au Néolithique. Ces études sont aujourd’hui complétées — voire remplacées — par l’apport des analyses physico-chimiques, qui permettent de déterminer l’origine géographique de certains matériaux et de saisir ainsi les liens entre groupes humains.
Les travaux pionniers de Dominique Cardon sur les matières premières tinctoriales illustrent bien ce type de démarche. Grâce aux progrès effectués durant les trente dernières années dans les méthodes d’identification des éléments organiques, principalement sur les textiles archéologiques, elle a mis en évidence une multitude de plantes, d’animaux et de champignons dont on a extrait des colorants. Or, la collecte et l’utilisation de plantes colorantes — qui vont de pair avec celles des plantes comestibles et médicinales — constituent un domaine de savoirs que l’on retrouve dans toutes les civilisations. De plus, les teintures ont eu une importance majeure dans les échanges culturels et économiques entre différentes régions du monde. Il est ainsi possible aujourd’hui de mieux comprendre les stratégies de sélection, de collecte, de production et d’échange mises en œuvre par de nombreuses civilisations anciennes pour assurer leur approvisionnement en matières premières colorantes. Ce champ de recherche impose des collaborations interdisciplinaires étroites entre archéologues, botanistes, entomologistes, malacologistes et chimistes, sans compter le recours aux sources écrites pour les civilisations historiques, aux enquêtes anthropologiques auprès de peuples pratiquant encore des procédés de teinture anciens et à l’archéologie expérimentale qui permet de valider la pertinence des hypothèses suggérées par les résultats d’analyses. Cette approche interdisciplinaire s’est particulièrement illustrée récemment tant en France qu’en Égypte et en Asie centrale, pour des sites s’étendant de la préhistoire au Moyen Âge(264).
En métallurgie, la restitution globale des chaînes opératoires est permise grâce à ce type de démarche croisée. L’analyse micro- et macroscopique des matériaux permet en effet de reconstituer les procédés d’extraction et de réduction du minerai, de mise en forme des demi-produits et des objets eux-mêmes, leur vie au cours de leur utilisation (réparations, recyclage), l’organisation des productions, la circulation et le vieillissement du métal. Ce que l’on peut schématiquement résumer par la formule « du minerai à l’objet(265) ».
Si l’examen de l’objet archéologique est aujourd’hui considéré comme une voie royale pour accéder à la compréhension des modes de vie passés, on peut s’interroger sur l’absence de réflexion concernant les objets en tant que « documents » porteurs d’un sens qui leur serait propre. Une démarche dans cette direction a été entreprise par Thierry Bonnot, qui n’est pas archéologue mais anthropologue, et qui s’intéresse à la vie des objets en tant que tels. Il s’interroge sur le statut de l’objet, qui peut, de banal ustensile fabriqué en série, devenir objet de musée, près de cent ans après sa sortie d’usine. L’analyse des rapports variés que nous entretenons avec les multiples artefacts que nous manipulons permet de mettre au jour la perception du temps qu’ils impliquent et la manière dont celle-ci se traduit dans notre mode de traitement des choses banales et dans nos choix de conservation(266). L’objet peut changer de fonction, de statut, voire de forme tout au long de sa vie « préhistorique ». Les exemples d’outils brisés et réutilisés en remploi sont légion, quelle que soit l’époque considérée. Parfois l’objet passe du cadre utilitaire au cadre esthétique, d’outil il devient support de gravure, sans que l’on sache quelle signification donner à ce changement de destination(267). De même, le fragment humain, qui devient squelette après avoir été partie constituante de l’individu vivant, peut devenir relique. On pense ici à l’histoire du bijou de Madame de*** qui fait l’objet d’un court roman de Louise de Vilmorin. Les pendants d’oreilles de Madame de*** passent de main en main et ne remplissent leur fonction « officielle » de boucles d’oreilles qu’une seule fois, lorsque le drame est déjà noué. Au gré de l’histoire commune de l’objet et de ses détenteurs, les boucles changent de statut : cadeau de mariage, cadeau d’adieu d’un amant à sa maîtresse, gage d’amour d’un autre amant, mais aussi signe de trahison, preuve de mensonge et support de duplicité avant d’acquérir le statut de bijou de famille et de finir comme relique. La valeur du bijou varie selon les acteurs : précieux par son prix pour Madame de***, il le sera en tant qu’accessoire de prestige social pour son époux. L’analyse du roman conduite magistralement par Thierry Bonnot montre ainsi que le statut d’un objet tient au tissu social dans lequel il est pris(268).
Un peu de la même manière, l’objet exhumé acquiert un nouveau statut existentiel après sa redécouverte par l’archéologue et entame ainsi une nouvelle vie. Thierry Bonnot remarque avec justesse que le terme juridique d’« inventeur » appliqué à la personne qui exhume ou découvre un objet archéologique « montre bien que l’action de l’archéologue charge l’objet de nouvelles valeurs en l’insérant dans une chronologie multiple(269) ».
Dans le même ordre d’idée, le très beau texte de Gérard Lenclud, « Être un artefact », nous invite à une réflexion sur l’identité de l’objet — au sens ontologique du terme — et sur sa permanence tout au long de sa carrière temporelle. De même, nous dit-il, tout comme le bateau de Thésée — peu à peu remplacé pièce par pièce — l’objet ne doit sa condition d’objet qu’à une conscience qui le vise(270). Rare archéologue à s’être posé ce genre de question, Catherine Breniquet décèle dans la démarche archéologique un déficit conceptuel et insiste sur le fait que, au-delà de leur matérialité, les objets sont aussi porteurs d’un sens qui leur est propre. Explorant les acquis et les faiblesses des mécanismes d’interprétation des objets et des images archéologiques (le statut du document écrit étant tout autre), elle rappelle qu’ils ne peuvent parler que par la bouche de l’archéologue, démarche à haut risque puisqu’elle peut être parfaitement ethnocentrique. Il ne peut y avoir d’approche unique des objets archéologiques puisqu’ils sont tour à tour — ou tout à la fois — fossiles directeurs, objets banals du quotidien, objets techniques, objets d’échange, objets rituels, objets d’art…(271) Selon la formation et l’intérêt du chercheur, un coquillage perforé renseignera sur les échanges à longue distance si l’on étudie la provenance géologique de la coquille, sur les savoir-faire techniques si l’on observe à très fort grossissement les traces internes visibles dans les trous de suspension, sur les pratiques vestimentaires et éventuellement funéraires si l’on étudie son contexte de découverte — résidentiel ou sépulcral —, sur le statut social d’un individu, si on le compare à d’autres assemblages de parure, etc.
De plus, le statut d’un objet évolue tout au long de sa vie. Il en est ainsi de certains galets qui ont d’abord servi de support artistique et sur lesquels on peut encore distinguer des figurations gravées puis qui ont été recyclés en simples outils et dont les traces d’usage oblitèrent alors partiellement les gravures. Que peut-on penser de ce changement de destination ? Doit-on envisager, avec Emmanuel Grimaud, qu’il s’agit d’objets qui ont pu « se promouvoir dans certaines conditions rituelles […] et rétrograder aussi vite dès lors qu’on ne les utilise plus(272) » ? La superposition de stigmates d’usure, de traces de bris et d’éléments de décors permet de restituer l’ordre des différents épisodes de la vie de certains objets à l’état d’ébauche, d’objet entier, de fragment ou de rebut. Tantôt outil, tantôt support artistique ou pendeloque, l’objet finit par être, dans la plupart des cas, jeté au rebut(273). L’archéologue met en tout cas des mots sur chacune de ses étapes, donnant ainsi corps à ce qui n’est au fond qu’une pierre ou un fragment de matière dure animale.
Jean Bazin fait remarquer que les commentaires que l’on peut lire sur les panneaux des musées d’ethnographie sont déjà des explications ethnographiques. Ainsi, à propos de la présentation d’un fétiche, le « commentaire que nous fournit le musée, dans la mesure où il se veut simplement descriptif, devrait plutôt comporter une mention du genre COMPOSITION EN BOIS AVEC CLOUS ET AUTRES MATÉRIAUX. Dire que c’est un fétiche oriente vers un certain usage(274) ». C’est exactement la même chose pour les objets archéologiques : le fait de leur attribuer une fonction est déjà une interprétation. Lorsque je travaille sur les outils en pierre non taillée, je m’efforce de les présenter pour ce qu’ils sont sans préjuger a priori de leur fonction : des galets, blocs, plaquettes de telle ou telle forme, présentant des traces ayant tel aspect, à tel endroit de leur surface… Ce n’est qu’au terme d’un long processus d’analyse que je m’autorise à leur attribuer une possible fonction, donc à les interpréter(275).
L’objet archéologique et surtout la reconnaissance de son interaction avec les hommes qui l’ont manipulé peuvent ouvrir la voie à la compréhension du contexte social, économique, domestique de cette interaction. Mais le préhistorien court là le risque de verser dans l’interprétation ethnocentrique, comme on a eu plusieurs fois l’occasion de le dire. Une abondante quantité de parure dans une sépulture aura tendance à être vue comme une preuve de la richesse et du prestige de son propriétaire. Pourtant, on sait que les bijoux ne font pas toujours l’objet d’une appropriation individuelle et circulent entre les individus. En témoigne l’exemple des cérémonies de mariages collectifs qui ont lieu au Maroc, où l’aspect ostentatoire de la parure de la mariée n’a pas pour objectif de manifester le prestige ou la valeur des dons présentés par la famille du marié, mais vise simplement à rehausser la splendeur de celle qui la porte(276). Il est vrai que la plus ou moins grande quantité de parures trouvées en contexte funéraire pose question car il s’agit bien là d’un dépôt attaché à une personne. Si elles témoignent certainement d’une attention particulière au défunt, elles peuvent tout aussi bien révéler un rang élevé dans la hiérarchie sociale qu’un témoignage d’affection particulier. C’est cette dernière hypothèse que retient Alain Testart pour expliquer les milliers de perles découvertes dans les sépultures de Sungir’. Il est vrai qu’il voulait surtout, dans son souci de promouvoir sa thèse du communisme primitif, réfuter l’idée que ces parures eussent quelque chose à voir avec le statut social des défunts(277).
L’étude des outils et des procédés techniques ouvre une autre voie possible, celle qui mène à la compréhension des capacités cognitives des hommes du passé. Puisqu’on doit bien utiliser son intelligence pour chercher sa subsistance, les traces liées à cette recherche doivent être incluses dans le champ de l’archéologie cognitive, surtout en ce qui concerne les premiers homininés. Mais quel que soit son champ d’application, l’approche cognitive doit être fondée sur des données archéologiques aussi solides que celles utilisées par les archéologues étudiant les autres activités, sous peine d’être pure spéculation.
Très développée dans les pays anglo-saxons, l’archéologie cognitive n’a fait une percée en France que depuis quelques années. L’une des voies explorées est celle de l’émergence des capacités cognitives chez l’homme moderne et ses prédécesseurs, que l’on peut approcher par le biais des données archéologiques mais aussi par le recours à d’autres disciplines telles la neuropsychologie et la psychologie cognitive, comme on y a fait allusion à propos des Néandertaliens. La première tente de mettre en lien l’évolution cérébrale des premiers homininés et ce que l’on sait de leurs performances tandis que la seconde permet de comprendre les processus mis en jeu dans l’invention et dans le transfert des connaissances et des savoir-faire(278). Pour ce faire, le préhistorien part une fois de plus de l’objet technique lui-même, mais cette fois en examinant les capacités cognitives nécessaires à son élaboration et à son utilisation. Les travaux de Miriam Noël Haidle sont à cet égard exemplaires. Elle tente de schématiser l’agencement des opérations cognitives nécessaires à la réalisation d’une action donnée. Par exemple, l’analyse de la production d’une lance en bois, comme celles, datées de 400 000 ans et attribuées à Homo heidelbergensis, qu’on a trouvées à Schöningen, en Basse-Saxe, permet de retracer les différentes opérations de pensée nécessaire. Elles comprennent d’abord la perception d’un besoin fondamental, dont la satisfaction pose à son tour des problèmes dérivés : une fois la tâche entamée, sa poursuite nécessite la fabrication de certains outils ; le processus de production demande une attention soutenue, à la fois passive et active ; on doit passer par différentes étapes pour atteindre une série de buts partiels ; on arrive pour finir au besoin fondamental dont la perception avait déclenché tout le processus. Le processus cognitif qui sous-tend la fabrication et l’utilisation d’une simple lance se prolonge durant plusieurs jours, est interrompu plusieurs fois, et doit se poursuivre indépendamment des nécessités immédiates. Étant donné la distance qui sépare le problème perçu de sa solution, on doit supposer que le processus global se décompose en processus partiels. Ces processus partiels permettaient à Homo heidelbergensis d’agencer d’une façon abstraite et efficace un comportement technique sophistiqué du point de vue cognitif(279).
Pour finir, remarquons que si tout oppose les documents d’archives utilisés par les historiens et les objets matériels qu’étudient les archéologues, ces documents sont bel et bien déposés sur des supports, qui ont eux aussi leur propre matérialité. Et cette matérialité elle-même peut jouer un rôle en tant que tel. Comme nous sortons ici du domaine de la préhistoire stricto sensu, je me contenterai d’un exemple daté de l’Âge du Bronze mycénien, celui des tablettes en argile portant des inscriptions en linéaire B. Documents comptables, elles nous informent en particulier sur des aspects de l’économie qui ne laissent guère de traces archéologiques, comme l’exploitation des ovins ou la production et le commerce de parfums et d’huile d’olive(280). Ce qui est remarquable — et paradoxal —, c’est qu’elles n’étaient que des brouillons probablement sans grande valeur pour les scribes à qui nous les devons. Les incendies qui ont ravagé les palais crétois les ont cuites, grâce à quoi elles ont pu nous parvenir, tandis qu’ils détruisaient la documentation définitive, rédigée sur des supports en peau ou en papyrus…
Dans le chapitre suivant, nous nous éloignerons des vestiges matériels pour tenter de démêler l’écheveau de la terminologie employée à la hâte par nombre de préhistoriens qui mettent dans le même fourre-tout le symbolique, le rituel et le religieux. Nous aborderons ainsi la question des croyances et de ce que peut en restituer le préhistorien, s’il veille à respecter les garde-fous qu’il s’est imposés pour la reconstitution des aspects matériels de la vie de ces hommes.