Chapitre premier

UN ÉDIT DE CIRCONSTANCE

On peut s’accorder, au moins sur un point, avec l’analyse faite par le préambule de l’édit de Fontainebleau sur la complexité et les contradictions de la situation qu’a dû affronter Henri IV à la fin du XVIe siècle. Cette situation est étroitement liée au paradoxe du cas français, quasiment unique en Europe. L’éclatement de la chrétienté a entraîné deux modèles différents. Dans la plupart des pays, une seule confession l’a massivement emporté, le catholicisme en Espagne et en Italie, le protestantisme, luthérien ou calviniste, dans l’Europe du Nord et en Grande-Bretagne. Dans le monde germanique et en Suisse, une certaine égalité entre les deux grands courants s’est établie, ce qui a conduit aux « paix de religion ».

La France n’obéit à aucun de ces deux modèles1. Le protestantisme est minoritaire mais il dispose, si l’on peut utiliser une expression anachronique, d’une minorité de blocage qui est moins quantitative que qualitative ou, plus précisément, dont le qualitatif donne l’illusion d’un nombre plus élevé de réformés, si bien qu’à toutes les époques de notre Histoire, le poids des huguenots a été surévalué. Au temps de son apogée au début des Guerres de Religion, le protestantisme n’a guère concerné 10 % de la population française, c’est-à-dire autour de deux millions de fidèles, alors que beaucoup d’observateurs le croient quasiment à égalité avec le catholicisme ; au temps de l’édit de Nantes, il ne représente plus que 6 %, environ un million. S’il paraît beaucoup plus important, c’est à cause de son poids social et d’une géographie différenciée favorable. Faiblement représenté dans le monde populaire rural, il occupe des positions beaucoup plus fortes dans le monde urbain, de plus en plus importantes au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, en particulier dans la force nouvelle, la bourgeoisie marchande et portuaire, telle celle de Rouen, La Rochelle, Bordeaux et Marseille, et au-delà, plus largement, dans le monde de la marine, militaire et civile. La Réforme a aussi conquis une bonne partie de la noblesse, allant même jusqu’à l’entourage royal et aux princes du sang. L’opposition entre les grandes familles se nourrit également de motifs religieux : les Guise face aux Châtillon-Coligny. Cette large implantation dans la noblesse donne aux nouvelles Églises une force militaire sérieuse.

La géographie favorise aussi le parti protestant ; il n’est pas également dilué dans l’ensemble du royaume, mais concentré dans quelques provinces, très faible au Nord, beaucoup plus fort au Sud, les Guerres de Religion ayant aggravé l’écart. Cette différence se mesure à travers l’organisation en synodes régionaux, comparables aux diocèses2. Sur les quinze synodes qui, en 1598, structurent les Églises réformées du royaume, un tiers seulement, soit cinq, se situe au nord d’une ligne Nantes-Grenoble. Ce protestantisme regroupe un cinquième de l’ensemble des huguenots, disséminé sur un large espace avec une caractéristique qui le différencie fortement du Midi : son caractère urbain. On y retrouve ainsi 44 % des fidèles contre 20 % pour le protestantisme méridional3.

Dans ce groupe disparate, une seule province se dégage, la Normandie, tant par sa relative densité que par son urbanisation prédominante — 55 % des réformés —, avec le grand centre de Rouen — plus de six mille fidèles dont les marchands les plus importants — et Caen avec un quart de sa population protestante. Le contraste est saisissant avec la Bretagne voisine, toujours restée réfractaire aux idées nouvelles à l’exception des marchands nantais. Même refus dans le centre de la France, dont les Églises si peu nombreuses furent obligées de se rattacher au Berry ou à la Bourgogne. Ailleurs, le protestantisme a été victime des Guerres de Religion, à l’image de la Champagne qui constituait une province synodale autonome et qui, au temps de l’Édit, a été unie à l’ensemble Île-de-France-Picardie. Dans ces régions, les réformés ne pouvaient souvent avoir un culte que grâce à la présence de seigneurs protestants haut justiciers, sous la forme du culte de fief. Deux lieux doivent cependant être distingués : Saumur, à cause de son académie, la plus célèbre de toutes, fondée dès 1598 à l’initiative de son gouverneur, Duplessis-Mornay, et évidemment Paris, qui compense la part relativement faible des protestants (un peu plus de 10 000) par leur niveau social élevé.

Aux provinces synodales du Nord, il faut ajouter deux communautés réformées qui ne participent pas au Synode national étant donné leur situation particulière d’incorporation au royaume, mais qui sont associées à la vie protestante française. Sedan est surtout importante par son académie où enseignèrent un temps Jurieu et Bayle. Metz et son pays avoisinant présentent encore une fois l’exemple d’un protestantisme urbain dans la proportion extrême des deux tiers.

 

Le protestantisme méridional, plus rural, est à l’image de la société française d’alors et comprend toutes les catégories sociales. Dans les lieux où il est implanté, il constitue au moins une forte minorité, souvent la majorité et parfois la totalité de la population, c’est dire qu’il est loin d’occuper tout l’espace mais se concentre le long de ce qui a été appelé de façon sans doute trop simplificatrice le « croissant huguenot ». Cet arc de cercle part du sud de la Vendée, comprend le Poitou et la Saintonge, se poursuit autour de la Garonne et de la Dordogne et au sud du Massif Central, avec une excroissance le long de l’Ariège, atteint le Bas-Languedoc et remonte au nord dans les Cévennes puis le Vivarais, se terminant de l’autre côté dans le Dauphiné occidental. En contraste fort, les catholiques ont bien maintenu leurs positions au nord et au sud de ce croissant huguenot, d’un côté en Limousin, de l’autre en Provence en dehors de la zone du Luberon des anciens Vaudois devenus protestants. À l’intérieur de ce croissant, deux zones se distinguent particulièrement. Au Nord-Ouest, un protestantisme atlantique comprend les deux provinces synodales du Poitou et de la Saintonge-Aunis-Angoumois, avec une double composante, paysans à l’intérieur et métiers de la mer sur la côte. Au Sud-Est, l’ensemble Bas-Languedoc-Cévennes-Vivarais forme un bloc en quasi-continuité. Dans la plus grande partie des paroisses, les protestants sont majoritaires et, au cœur des Cévennes, de nombreux lieux sont réformés en quasi-totalité, à l’exception du curé et du sacristain. C’est un protestantisme très rural — en Cévennes et en Vivarais, il constitue près de 90 % des fidèles — mais avec une frange urbaine très forte en Bas-Languedoc dont la grande métropole protestante du Midi, Nîmes, qui comprend quinze mille protestants, au moins les deux tiers des habitants, et qui est dotée d’une des plus anciennes académies. N’oublions pas, enfin, le Béarn qui par ses souverains, dont le dernier est Henri de Navarre, est protestant. Au départ, il est à l’écart de l’organisation synodale ; il est ensuite intégré, comme une seizième province, lors du rattachement du Béarn directement au royaume. Les contemporains ont donc beaucoup de peine à mesurer la force et l’influence réelles des adeptes de la nouvelle religion : tout dépend du lieu où ils se trouvent et de la position sociale qu’ils occupent.

 

Les catholiques ne forment pas un bloc qui s’oppose radicalement et toujours aux réformés. Certes, la grande majorité populaire, tant dans les villes que dans les campagnes, encadrée par le clergé et quelques grandes familles nobles comme les Guise, est viscéralement hostile aux nouvelles croyances : elle y voit l’incarnation du Démon au sens propre du terme, préférant encore un souverain étranger catholique à un prince français mais « hérétique » ; elle fournit les troupes de la Ligue pendant la dernière phase des Guerres de Religion. D’autres catholiques, beaucoup moins nombreux mais influents, de niveau socio-culturel plus élevé, parfois de formation juridique, se méfient d’une influence trop grande de Rome sur l’Église de France ; ils sont déjà gallicans et cherchent un compromis avant même tout affrontement militaire. Ils préfèrent la paix civile à l’« éradication de l’hérésie ». Ils ont souvent l’oreille de l’entourage royal, lui aussi de tradition gallicane. Dans le dernier quart du XVIe siècle, ils développent l’idée que les différences religieuses ne compromettent pas la paix de l’État, car l’État ne doit pas être soumis à un pouvoir religieux. Ils forment alors ce qu’on a appelé « le Parti des Politiques ». Il existe aussi quelques grands nobles catholiques qui n’acceptent pas la toute-puissance des Guise et ne se trouvent pas assez reconnus par les Valois. Le meilleur exemple est celui du gouverneur du Languedoc, Henri de Damville, et plus largement de sa famille Montmorency. Celui-ci n’hésite pas, après la Saint-Barthélemy, à faire alliance avec les huguenots. Le jeu ne se fait donc pas à deux, mais au moins à trois, sinon plus, car il faudrait nuancer à travers même les intransigeants, plus ou moins extrêmes, selon les époques. Comme nous n’évoquons pas la diversité chez les protestants, la confusion est grande et la situation toujours mouvante, d’autant plus que la corruption de tel ou tel grand ou moins grand noble par les uns et les autres brouille plus encore le paysage.

UNE VOLONTÉ DE PAIX ANCIENNE

Au centre, le pouvoir royal longtemps incarné par Catherine de Médicis, si controversée, et par ses fils, est ballotté entre factions nobiliaires rivales, qui mêlent engagement religieux et tentatives de prise en otage de la monarchie. Celle-ci oscille entre la volonté de maintenir la paix civile et l’engagement antiprotestant initié par Henri II. L’adoption de la première position conduit longtemps la reine mère et ses fils à espérer un concile national qui réconcilierait catholiques et réformés, puis à promouvoir une tolérance civile comme moindre mal. Le symbole de cet effort persévérant de compromis est le mariage entre l’un des chefs du parti huguenot, Henri de Navarre, avec Marguerite, fille de Catherine, le 18 août 1572. Six jours plus tard, c’est le massacre de la Saint-Barthélemy4, tournant de toute la période et traumatisme durable pour les protestants, mais qui n’arrête pas pourtant les tentatives de paix. À partir de 1584, la mort du dernier fils de Catherine pose le problème de la succession : le roi en place, Henri III, n’ayant pas d’enfants, la Couronne, à sa mort, doit revenir à Henri de Navarre selon le principe de la loi salique qui interdit la succession royale par l’intermédiaire des femmes et qui a déjà joué une première fois lors de l’avènement des Valois au début du XIVe siècle. Le fait se reproduit avec l’assassinat d’Henri III en 1589. La France, restée majoritairement catholique, peut-elle avoir un souverain protestant ? La contradiction se résout avec la conversion du roi en 1593.

Ajoutons à cela le contexte international, de plus en plus influent au fur et à mesure de l’affaiblissement du royaume, avec une puissance dominante, celle des Habsbourg, certes divisée en deux têtes, Vienne et Madrid, mais forte surtout avec l’Espagne unifiée et son empire colonial, présente à la fois au nord (Pays-Bas) et au sud de l’Europe, encerclant le royaume. Championne du catholicisme, elle s’intéresse de près à la France, aidée par un lien dynastique puisqu’une fille de Catherine de Médicis, Élisabeth, a épousé le roi d’Espagne Philippe II : leur fille Isabelle peut donc prétendre au trône de France si l’on ne tient pas compte de la loi salique ; elle est même beaucoup plus proche des souverains régnants, puisqu’elle est la petite-fille d’Henry II et la nièce d’Henri III, alors qu’il faut remonter à saint Louis pour établir la parenté de Henri de Navarre avec le souverain défunt. De l’autre côté les puissances protestantes, l’Angleterre, les révoltés des Pays-Bas, les futures Provinces-Unies, les princes allemands ralliés à la Réforme, ne peuvent pas rester indifférents au devenir religieux de l’un des grands royaumes européens. Du point de vue français, cela conduit à deux politiques étrangères opposées et concurrentes : d’un côté privilégier la solidarité religieuse et donc l’alliance avec l’Espagne, le combat contre les révoltés des Pays-Bas, et la rupture de l’alliance avec les Turcs — c’est le programme de la Ligue ; de l’autre mettre en valeur l’intérêt de la France, indépendamment de la communauté de religion, donc lutter contre l’hégémonie des Habsbourg et particulièrement de l’Espagne, faire alliance avec les puissances protestantes et poursuivre la tradition des liens avec l’empire ottoman. C’est souvent la position des politiques, mais la monarchie hésite à adopter clairement cette option.

Voilà pourquoi, si l’ensemble des troubles a duré plus d’une génération, de 1562 à 1598, il n’y eut pas un état de guerre permanent mais une alternance de conflits et d’accalmies précaires avec l’espoir constamment démenti d’une paix durable. On compte ainsi huit Guerres de Religion successives, chacune d’entre elles se terminant par un édit de pacification, mais parfois suivie d’un édit de « révocation » pour reprendre l’expression heureuse de Solange Deyon5 ; le plus connu et le plus radical est celui de 1585, supprimant le protestantisme en France ; la guerre la plus longue et la plus complexe est la dernière, quatorze ans6. Inutile d’insister sur l’extrême violence des affrontements, un des thèmes majeurs de l’historiographie récente avec les travaux de Denis Crouzet7, dont la Michelade nîmoise du côté protestant et la Saint-Barthélemy du côté catholique ne sont que des exemples.

Pourtant, l’espoir d’un compromis n’a jamais disparu, d’où la multiplication de textes qui fournissent à Henri IV et à ses conseillers plusieurs références qu’ils utilisent largement. Ils ne se tournent pas même vers l’Europe qui offre de nombreux exemples de paix de religion bien antérieures à celles françaises. Il suffit d’évoquer la plus célèbre d’entre elle, la paix d’Augsbourg de 1555, mais antérieurement, on pourrait citer la seconde paix de Cappel pour les cantons helvétiques, en 15318. L’édit de Nantes n’offre donc aucune originalité dans les solutions retenues, reprenant les termes mêmes utilisés auparavant la plupart du temps9. Avant même le déclenchement des hostilités, l’édit de Saint-Germain du 17 janvier 1562 accorde déjà une certaine liberté de culte à ceux alors qualifiés « de la nouvelle religion ». Le premier édit de pacification, celui d’Amboise, qui conclut en 1563 le premier affrontement, prévoit la distinction entre les trois types de lieu de culte et garantit plus clairement la liberté de conscience lorsque le culte public n’est pas autorisé : « Chacun pourra vivre et demeurer partout en sa maison, librement, sans être recherché, ni molesté, forcé ni contraint pour le fait de sa conscience. » Il ordonne déjà, au détour d’un paragraphe, une première forme du devoir d’oubli :

Ce devoir d’oubli est placé en tête de la paix de Saint-Germain de 1570, dans les deux premiers articles, très proches de ceux de l’édit de Nantes. Cet édit garantit à tous le libre accès aux charges publiques et donne aux protestants quatre premières places de sûreté, La Rochelle, Cognac, La Charité-sur-Loire et Montauban. Les chambres mi-parties apparaissent dans l’édit de Beaulieu de 1576, le plus favorable de tous aux protestants puisqu’il accorde « l’exercice libre, public et général de la religion prétendue réformée par toutes les villes et lieux du royaume […] sans restriction de temps et personnes » s’il y a consentement des habitants, à la seule exception de Paris et ses environs immédiats. Il affirme même que « les désordres et excès faits le 24eme d’août et jours suivants […] sont advenus à notre très grand regret et déplaisir » et comme dédommagement « les veuves et enfants seront exempts de contributions »11. Mais Beaulieu est allé trop loin : la conséquence est l’opposition violente des catholiques, la formation d’une ligue en Picardie et le déclenchement de la sixième guerre. La leçon est comprise et l’édit suivant, celui dit de Poitiers ou de Bergerac, signé en septembre 1577 entre Henri III et Henri de Navarre, le futur Henri IV, alors protecteurs des huguenots, est plus réaliste et dure plus longtemps : il inspire directement les négociateurs royaux de 1598, d’autant plus qu’il a été remis en vigueur par Henri IV en 1591. Le texte définitif y fait d’ailleurs référence à plusieurs reprises12. Sur un point seul — mais d’importance — l’édit de Nantes va beaucoup plus loin que tous ses prédécesseurs : le nombre de places de sûreté accordées aux huguenots. Pourquoi donc Henri IV a-t-il réussi là où ses prédécesseurs ont échoué sur le même type de compromis ?

UNE SORTIE DE CRISE RÉUSSIE

La conjoncture l’a certainement aidé : la lassitude était générale face à l’accumulation des violences. Il existait un désir fort de « désangoisser le royaume », pour reprendre l’expression de Denis Crouzet13, autrement dit de sortir de ce climat eschatologique qui expliquait les formes de violence rencontrées, mutilations et iconoclasmes. La désorganisation du royaume inquiétait beaucoup de notables urbains, en particulier les gens de robe ; sans anachronisme, on peut évoquer une certaine conscience nationale, même chez les ligueurs, accompagnée d’un sentiment de méfiance vis-à-vis de l’option espagnole, à l’exception des plus extrêmes qui d’ailleurs vont volontairement s’exiler. C’est déjà visible lors de la tenue des États généraux, sous contrôle de la Ligue parisienne ou dans le vote du Parlement de Paris14. Henri IV arriva au bon moment, mais il a également su saisir les opportunités, d’abord en se convertissant, puis en se faisant sacrer, ensuite en trouvant le point exact d’équilibre entre les exigences des uns et des autres. Nul doute que ses changements successifs de religion et sa position antérieure de chef du parti huguenot lui ont facilité la compréhension de points de vue opposés. Enfin il a su « donner du temps au temps ». Voilà la différence essentielle avec les tentatives précédentes : l’édit de Nantes est le résultat d’une longue, très longue négociation. Double négociation, d’un côté avec les chefs de la Ligue, de l’autre avec les députés huguenots des Églises réunis en assemblées ; il est aidé de fidèles conseillers, tant catholiques que protestants, qui pensent pouvoir concilier attachement à leur foi respective et au roi : ceux-ci rejoignent un courant plus vaste, irriguant l’Europe entière, qui marque l’autonomisation du politique et l’avènement d’une première forme de conscience nationale. L’article premier de la paix d’Augsbourg rappelle que celle-ci a été conclue « afin […] de protéger la Nation allemande, notre patrie bien-aimée, d’une division définitive et du déclin »15.

Parmi les appuis catholiques, il est possible de distinguer plusieurs strates. La plus ancienne est constituée de gentilshommes gascons liés au roi de Navarre par des liens de vassalité, alors qu’il était encore chef du parti huguenot, par exemple François de Montesquiou. S’y ajoute un personnage beaucoup plus important, Henri de Montmorency-Damville. Dès l’assassinat d’Henri III, les catholiques légitimistes rallient le nouveau roi, tout en lui recommandant de se convertir pour éviter la suite des troubles, comme le président du parlement Achille de Harlay et, plus encore, de Thou. Du côté protestant, Maximilien de Béthune, plus connu ensuite sous le nom de duc de Sully, a conscience sans jamais abandonner sa foi que la conversion royale est inévitable. Longtemps, Philippe Duplessis-Mornay espère qu’à la manière des souverains anglais, Henri IV réunifiera les deux religions avec une théologie calviniste et quelques concessions aux catholiques ; il finit par se résigner à la conversion royale du 23 juillet 159316.

On a beaucoup insisté, il y a quelques années, sur les discussions avec l’« État huguenot », moins avec les catholiques, discussions pourtant tout aussi importantes et pour la plupart effectuées avant les protestantes. Ici, paradoxalement, point de parti unique et organisé, mais des chefs de principautés, des édiles municipaux à séduire l’un après l’autre, de différentes manières, par la pression militaire, en leur donnant des titres et en les achetant ; aux dire de Sully, l’ensemble de l’opération aurait coûté trente-deux millions de livres au trésor royal, sans parler d’évolution dans les idées et des garanties sur le monopole du culte catholique dans leur zone d’influence. Dès la conversion du roi, les plus modérés, particulièrement dans le monde parlementaire, rejoignent le camp royal, mais la plupart attendent 1595 ou 1596. C’est ainsi que le chef officiel de la Ligue, Mayenne, le dernier des Guise, qui a succédé à son frère assassiné, accepte de se soumettre en octobre 1595 moyennant 2 640 000 livres et la fonction de gouverneur de Paris. Le tout se termine en mars 1598 par le ralliement du duc de Mercœur, qui dirige la ligue bretonne, moyennant l’énorme somme de 4 295 000 écus. C’est le plus cher payé !

 

La différence de traitement à l’égard des huguenots est flagrante. Déjà ébranlés par la conversion de leur protecteur, les protestants se réunissent à Mantes en novembre 1593. Ils ont établi un cahier de doléances qui demande un « édit perpétuel et irrévocable » garantissant non seulement la liberté de conscience avec une totale liberté de culte, mais encore l’égal accès aux charges et des garanties judiciaires, sous la forme de chambres mi-parties, et des places de sûreté, garanties militaires. Ils obtiennent d’abord des réponses orales peu satisfaisantes, puis, dans une entrevue, Henri IV ne prend que l’engagement de faire respecter l’édit de 1577 qu’il a fait enregistrer non sans peine par le Parlement de Paris en 1593, mais largement resté lettre morte partout où les catholiques dominent. Le couronnement à Chartres en février 1594 avec son serment rituel d’« exterminer les hérétiques » ne les rassure guère. Les différents traités passés avec les ligueurs, souvent accompagnés de l’interdiction du culte réformé, comme à Meaux au début 1594, augmentent leurs inquiétudes et les conduisent à reconstituer l’organisation qu’ils avaient créée après la Saint-Barthélemy, c’est-à-dire une assemblée politique qui se réunit périodiquement, composée de délégués de dix provinces, nobles, tiers-état et pasteurs, chaque province étant dirigée par un conseil où l’on retrouve ces trois groupes. C’est à Sainte-Foy, non loin de Bordeaux, en juillet 1594, que se met en place cette organisation, sans avoir demandé l’autorisation à Henri IV, assemblée qui reprend les demandes de Mantes avec le même insuccès. Le roi ne répond pas plus aux envoyés de la suivante, celle de Saumur au début 1595, si bien que la troisième, réunie à Loudun en avril 1596, décide de se maintenir jusqu’à l’obtention d’un nouvel édit. Elle va rester en place bien au-delà de la signature et même de l’enregistrement, jusqu’à la fin mai 1601, se déplaçant de ville en ville, à Vendôme, Saumur et Châtellerault.

C’est alors que la négociation véritable commence dans un contexte plutôt favorable au roi et qui ne va cesser de s’améliorer pour lui. Certes, les protestants peuvent agiter la menace d’aller chercher un protecteur du côté de la Hollande ou chez les princes allemands, jouant la carte confessionnelle, comme l’ont fait avant eux les ligueurs catholiques avec l’Espagne, ils peuvent ne pas soutenir le roi dans sa guerre contre le roi d’Espagne, ce qu’ils ont fait pour le siège d’Amiens, ou pire, entrer en rébellion autour des deux grands chefs Bouillon et La Trémoille, mais le prestige et la force d’Henri IV ne cessent de grandir : les grands ligueurs se sont ralliés, il ne reste plus que Mercœur à la tête de la Bretagne. La déclaration de guerre avec l’Espagne enlève de la force à la carte confessionnelle des huguenots et les victoires acquises font disparaître le chantage à l’appui militaire, sans parler du sentiment national déjà évoqué. Un point unit cependant les deux partis, ce qui facilite l’accord : la nécessité d’un nouvel édit. Longtemps Henri IV n’en voit pas l’utilité, d’où son silence et ses atermoiements jusqu’en 1596. Mais les traités avec les ligueurs rendent caducs nombre d’articles de l’édit de Poitiers. Le processus alors s’accélère. Le roi paraît désormais aussi désireux que les huguenots de conclure, mais la discussion reste âpre et tendue, souvent au bord de la rupture. Auprès de ses interlocuteurs, Henri IV sait jouer des négociations parallèles avec les Espagnols et le duc de Mercœur, dans les ultimes semaines, pour les faire céder. De façon significative, le premier accord se fait en décembre 1597 sur les places de sûreté.

UN ÉDIT QUI CONSACRE
LA PRÉDOMINANCE CATHOLIQUE

L’« ensemble », pour reprendre l’expression de l’édit de Fontainebleau qui le révoque, ne comporte pas moins de quatre textes de dates et de natures différentes. Le premier d’entre eux est du 3 avril 1598 : sous le nom de « Brevet », il donne aux protestants une somme pour l’entretien de leurs pasteurs. La date de signature de l’Édit proprement dit se situe le 30 avril avec celle d’un autre Brevet portant sur les places de sûreté accordées aux protestants et leurs entretiens ; enfin les « Articles particuliers », appelés aussi « secrets », sont datés du 2 mai17. On ne sera pas surpris de la complexité et de la longueur des textes — 92 articles pour l’Édit, 56 pour les Articles particuliers, plus les deux Brevets. Des précisions importantes ne figurent pas dans l’édit de Nantes mais dans les Articles particuliers, comme par exemple l’explicitation de ce que la liberté de conscience implique concrètement. On pressent le résultat d’une négociation qui se poursuit jusqu’au dernier moment. Quel contraste avec la brièveté et la clarté de l’édit de Révocation !

Tout aussi significatif, le titre sous lequel le roi veut faire connaître l’Édit. Le texte imprimé porte l’intitulé suivant : Édit et déclaration du Roi sur les précédents édits de pacification18. Celui-ci contient deux points importants, la notion de continuité et le terme de pacification. Pour ne pas inquiéter l’opinion, Henri IV ne veut pas affirmer une nouveauté mais insister sur la continuité.

Venons-en au contenu et d’abord à celui du texte principal. Dès le préambule, la notion de compromis, d’arbitrage entre deux partis, apparaît avec une double référence : plaintes des catholiques, deux fois reprises, « l’exercice de la religion catholique n’était pas universellement rétabli », et celles des « prétendus réformés » sur l’« inexécution » des édits précédents en faveur de la pratique de leur religion et de « la liberté de leurs consciences ». D’entrée de jeu, la prééminence catholique s’affirme, non seulement par sa place première et sa vocation « universelle », mais aussi par l’utilisation de son langage pour désigner l’autre par le terme péjoratif de « religion prétendue réformée ». Certes, l’Édit reprend une expression déjà en vigueur depuis 1568, mais les protestants auraient préféré celle, plus neutre, de l’édit d’Amboise (1563), « religion dite réformée »19. Plus important peut-être, la présentation des raisons de l’Édit :

Le terme de « Très Chrétien » n’est pas neutre. C’est l’expression utilisée dans les édits qui interdisent toute autre religion que la catholique20 ; rapproché du mot « encore » pour qualifier les divisions religieuses, il donne crédit à l’interprétation de Louis XIV sur le caractère conjoncturel et provisoire de ce texte.

Les articles qui suivent le préambule confirment au mieux cette ambiguïté, au pire ce caractère conjoncturel. Le plus significatif est leur ordre. En tête, ce qui va surprendre nombre de nos contemporains, le devoir d’oubli pour assurer la paix civile : « La mémoire de toutes choses passées […] demeurera éteinte et assoupie, comme de choses non advenues. » Ainsi se trouve justifié le titre faisant référence aux édits de pacification, d’autant plus qu’en contrepartie le reste du texte traduit une mémoire très forte des accords de paix précédents, souvent invoqués au fil des articles. Immédiatement après, dans le troisième article, intervient le rétablissement de la religion catholique partout où elle avait disparu, puis, dans les deux suivants, la récupération de tous les biens perdus par celle-ci et le paiement de la dîme par tous les Français, y compris les huguenots. Ce n’est qu’au sixième article qu’apparaissent les concessions faites aux protestants, dont la plus précieuse d’entre elles : ne pas être « vexés, molestés, ni astreints à faire chose pour le fait de la religion contre leur conscience ». Cette règle n’a pas de valeur en elle-même, elle est édictée « pour ne laisser aucune occasion de troubles et de différends entre nos sujets », autrement dit garantir la paix civile. Certes, sont détaillés ensuite tous les privilèges accordés aux réformés pour leur assurer cette liberté, le droit partiel de culte avec les trois types d’exercice, de fief (pour les seigneurs hauts justiciers, culte public, pour les autres nobles cultes privés), de possession (dans les lieux où il était attesté en 1596 et jusqu’au mois d’août 1597), de concession ailleurs (deux lieux par bailliage), l’égalité avec les catholiques dans l’accès à toutes les fonctions et les chambres mi-parties. Pour mieux faire passer dans l’opinion les avantages accordés aux réformés, de nombreuses limitations aux autorisations de cultes sont précisées dans les Articles particuliers en rapport avec les traités passés antérieurement avec les ligueurs. Parallèlement, le protestantisme est soigneusement contenu et ne peut plus progresser puisqu’il lui est interdit d’organiser un culte quelconque partout ailleurs (article XIII), d’y imprimer ou d’y vendre des livres. Le roi d’ailleurs ne peut pas « symboliquement » supporter le « risque » de côtoyer le culte protestant, comme s’il pouvait être souillé par cette proximité, puisque celui-ci est interdit partout où il est présent, dans sa capitale, à la Cour, aux armées21 et chaque fois qu’il est dans une ville. Cette restriction, au cœur même des concessions accordées aux protestants, en dit long sur le fossé officiel qui sépare la monarchie de ces derniers.

C’est au détour d’un des Articles particuliers (le trente-quatrième) qu’est reconnue l’organisation particulière des Églises protestantes françaises, en rupture complète avec la gouvernance catholique de type hiérarchique — consistoires, colloques, synodes régionaux et nationaux —, sans d’ailleurs être plus explicite puisqu’il s’agit de l’approbation du système presbytéro-synodal adopté par les réformés français à La Rochelle en 1571.

Il n’est pas inutile de le rappeler ici. À la base, chaque Église réformée est gérée par un consistoire composé des pasteurs et d’anciens élus, en charge des fidèles tant religieusement que moralement. Au-dessus, le colloque, groupe de dix à quinze Églises, chacune déléguant à deux réunions annuelles un pasteur et un Ancien. Le synode régional regroupe trois ou quatre colloques et se réunit annuellement ; il est aussi composé d’un pasteur et d’un Ancien par Église ; il envoie à son tour deux délégués, un pasteur et un laïc, au synode national en principe convoqué tous les deux ans, en réalité à la périodicité beaucoup plus aléatoire car sa tenue doit être approuvée par le roi.

Mais les privilèges les plus étendus pour les huguenots sont contenus dans les Brevets, qui ne sont pas soumis à l’enregistrement des parlements ; ils restent transitoires, plus particulièrement le second qui leur accorde en garde « toutes les places, villes et châteaux qu’ils tenaient à la fin du mois d’août dernier » (1597), autrement dit les fameuses places de sûreté pour huit ans avec, il est vrai, la précision d’importance « sous autorité et obéissance de sa dite Majesté ». Comme le dit le Brevet, c’est aux yeux des protestants la meilleure garantie pour le maintien de leur liberté de conscience et la sauvegarde de leurs biens et de leur vie. On retrouve ici la mémoire encore forte des massacres anciens, ceux de la Saint-Barthélemy en particulier. En réalité, sous cette énumération se cachent plusieurs types de lieux : il y a d’abord les places de sûreté au sens strict du terme, avec un gouverneur et une garnison, en théorie à la charge financière du roi ; les places de mariage de moindre importance, avec quelques hommes empruntés aux places de sûreté voisines ; les places particulières entretenues par des gentilshommes protestants, qui peuvent être perdues en cas de conversion du gentilhomme ou d’un héritier catholique ; et enfin les villes libres qui se gèrent elles-mêmes, La Rochelle, Nîmes ou Montauban. Au total cet ensemble comprend autour de cent cinquante lieux situés tout au long du croissant huguenot, à l’exception de quelques implantations sur la Loire, mais rien au nord de ce fleuve. C’est l’exact reflet des forces militaires huguenotes à la fin des Guerres de Religion22. Assurance supplémentaire, l’assemblée politique permanente du parti protestant peut continuer à siéger en formation restreinte au moins jusqu’à l’enregistrement de l’Édit. Voilà établi ce que l’on a appelé un « État huguenot » à l’intérieur du royaume, soutien des Églises réformées mais qui ne se confond pas avec elles.

 

Une fois l’accord obtenu, rien ne paraît être laissé au hasard, ni le lieu, ni la date. Le lieu, Nantes, à la limite de la Bretagne ligueuse, là où le dernier ligueur, Mercœur, vient de se rendre, mais non loin de l’un des bastions huguenots, la Saintonge et le Poitou. La date ? Le 30 avril, jeudi de l’Ascension du Christ, fête commune à tous les chrétiens.

Cependant, on ne peut manquer d’être frappé par la discrétion et la modestie des annonces. Début juillet 1598, plus d’un mois après la signature, l’Assemblée du Clergé n’est visiblement pas au courant de cette signature. Pierre de L’Estoile, pourtant favorable à l’apaisement entre catholiques et protestants, ne dit pas un mot de l’événement, mais s’étend longuement sur la paix de Vervins terminant le conflit victorieux avec le roi d’Espagne23. Ce silence paraît tellement invraisemblable qu’un faux de ce journal créé au XVIIIe siècle croit bon d’ajouter l’événement avec la date fausse du 16 avril24, tant il paraît invraisemblable que le chroniqueur n’en parle pas. Il existe bien d’autres signes de la discrétion du pouvoir royal, ne serait-ce que la disparition du texte original du 30 avril, introuvable. On préfère mettre en scène la paix de Vervins, le 2 mai, deux jours après la signature du texte principal, paix célébrée en grande pompe à Paris à partir du 12 juin. La présence du légat du pape, qui reste en France jusqu’en septembre, est la justification officielle de cette discrétion25. Alors que traditionnellement Henri IV et son entourage réservent le plus large écho aux faits et gestes royaux, aucune cérémonie n’est prévue, pas de médaille gravée ni de tableaux commémoratifs, encore moins des gravures26. L’iconographie qui ensuite illustre l’événement utilise des œuvres antérieures ou postérieures. L’exemple le plus connu est la gravure de Jan Luyken illustrant le livre d’Élie Benoist en 1693 sur l’histoire de l’Édit jusqu’à sa révocation ! Antérieurement, on peut aussi évoquer une toile du musée de Pau intitulée Henri IV s’appuie sur la Religion pour donner la paix à la France, du début des années 1590, alors que le roi n’était pas encore converti. La religion sur laquelle s’appuie le roi est alors protestante ; par la suite les attributs catholiques, le calice et l’hostie, ont été ajoutés sur la toile actuellement conservée27.

Pourtant, malgré les précautions prises par le roi Henri IV et ses conseillers, l’opposition est vive dès que l’Édit est connu. Le 21 juillet, l’Assemblée du Clergé demande à ses membres d’« empêcher autant qu’ils pourront […] la publication, vérification et enregistrement de l’Édit, en ce qu’il fait préjudice au Clergé ». Elle prépare un cahier de doléances. Le fer de lance de l’opposition est le bas clergé et certains ordres réguliers tels les capucins qui animaient la Ligue quelques mois avant. Le principal chef de file en est le capucin Pierre Jean Baptiste Brûlard, frère d’un président au Parlement de Paris, qui lance des prédications violentes à l’église Saint-Étienne-du-Mont et mène des processions dans Paris jusqu’à la paroisse royale de Saint-Germain l’Auxerrois. Il est imité par de nombreux prédicateurs parisiens. Tous les moyens sont bons. Brûlard utilise une jeune fille, Marthe Brossier, qui se dit et se croit possédée : Satan, à travers ses propos, se réjouit de l’édit de Nantes. Las, très habilement le roi confie une expertise à la faculté de médecine de Paris qui démontre la supercherie en faisant boire de l’eau bénite à Marthe qui ne réagit pas, puis l’asperge d’eau ordinaire, ce qui la met immédiatement en transes28.

Cette opposition n’est pas sans résultats. Déjà le roi semble donner raison aux doléances du clergé :

De fait, la négociation avec le Parlement de Paris, qui relaie aussi ces doléances, est le moyen de faire des concessions au clergé. Le texte, finalement enregistré le 25 février, marque une nouvelle progression des catholiques. Les rectifications ne sont pas des détails et aggravent les inégalités. L’exercice du culte réformé est encore restreint : pour les cultes de concession, les protestants doivent éviter les lieux qui sont le siège d’un évêché ou d’un archevêché. Le respect des fêtes catholiques est renforcé puisque les commerçants mais aussi les artisans ne doivent pas montrer leur travail ou même le faire entendre à l’extérieur. Les compétences des chambres mi-parties sont diminuées et la place des huguenots amoindrie. Enfin, des formulations ambiguës pour les offices permettent aux juristes que sont les parlementaires de multiplier les entraves pour les protestants qui les briguent30.

Le recul protestant commence donc avant même l’application de l’Édit. Les réformés, surtout ceux du Midi, protestent et demandent une nouvelle vérification par le Parlement de Paris, mais en vain. Ils redoutent un certain flou juridique favorisant des interprétations restrictives de la part d’autorités malveillantes : soixante ans plus tard, Louis XIV leur donne malheureusement raison. Ils obtiennent seulement l’assurance de ne plus voir le texte encore modifié lors de l’enregistrement par les autres parlements. Quoiqu’il en soit, le véritable édit de Nantes, celui qui fut appliqué, est celui qui fut enregistré le 25 février 1599. Paradoxalement, la France a célébré en 1998 un texte qui n’a jamais été en vigueur ! Les Parlements de province furent plus longs encore à l’accepter, le dernier en date, celui de Rouen, en 1609 : s’ils ne pouvaient plus obtenir de nouvelles concessions en faveur du catholicisme, ils accompagnèrent leur acceptation de remarques comme celle du président du Parlement de Rennes, déclarant que l’Édit est accepté « sans approbation d’autre religion que la catholique, apostolique et romaine31 ».

Autre contrepartie symbolique, le roi, par l’édit de Fontainebleau du 15 avril 1599, rétablit l’Église catholique dans le Béarn, petite principauté souveraine où Jeanne d’Albret, la propre mère d’Henri, avait expulsé le culte catholique et transformé les églises en temples32. Ainsi pourrait se trouver justifiée l’analyse de Michelet, particulièrement sévère. Il rejoint le point de vue majoritaire des protestants de l’époque qui espéraient beaucoup et furent très déçus. Pour être plus précis, il faut distinguer les fortes communautés méridionales qui pensaient pouvoir obtenir davantage, et les notables du Nord et de Paris en particulier, plus proches du pouvoir royal, qui espéraient par leurs relations tirer parti de la nouvelle législation ; ceux-ci avaient aussi une meilleure conscience du véritable rapport de force et ne sous-estimaient pas la qualité des résultats obtenus.

 

Œuvre entièrement pragmatique, l’édit de Nantes doit sa première réussite à l’isolement des oppositions radicales, tant ligueuses qu’huguenotes, au roi lui-même qui développe une véritable religion royale, réunissant autour de lui tous les chrétiens du royaume ; le légiste toulousain Pierre de Belloy, bon représentant des politiques, en donne une excellente expression : « s’unir en affection pour le service du Roi et de son État, laissant à chacun la religion permise par la loi du prince, pour en rendre compte à Dieu33 ». La conclusion la plus exacte à cette première phase pourrait être la clause d’acceptation de l’Édit par le Parlement de Toulouse le 19 janvier 1600 : « Il ne sera exécuté que tant qu’il plaira au roi34. » L’édit de Nantes n’est-il pas fondateur de l’autorité royale retrouvée ? Ce que l’on a appelé, d’un terme aujourd’hui discuté, l’absolutisme. Cette autorité royale se voit clairement à travers le célèbre discours tenu par Henri IV à une délégation du Parlement de Paris en janvier 1599 :

C’est à la fois la force et la faiblesse de l’Édit : imposé par le roi, non sans difficultés, il peut aussi bien être aboli par lui. Mais cet Édit contient une autre contradiction. La solution retenue pour garantir la liberté de culte, les places de sûreté, directement issue de l’expérience vécue des Guerres de Religion et du souvenir vif de la Saint-Barthélemy, est si l’on peut dire une logique féodale, s’appuyant sur la noblesse ; cette logique féodale est en contradiction avec une monarchie en train de s’affirmer au détriment des nobles. La contradiction est à l’intérieur même du camp protestant, d’un côté soucieux de défendre fermement ses privilèges, de l’autre en train d’adopter une conception absolutiste du pouvoir en rapport avec l’esprit du temps, attendant tout du monarque garant de la liberté religieuse accordée. Cette contradiction va apparaître clairement, dès la régence de Marie de Médicis36.

UNE MISE EN APPLICATION
SANS PROBLÈME MAJEUR

Conformément aux Articles particuliers et selon une méthode déjà utilisée dans les édits de pacification précédents, deux commissaires, l’un catholique, l’autre protestant, étaient envoyés dans chaque ressort des cours souveraines pour faire appliquer l’Édit, en particulier veiller au rétablissement du catholicisme là où il avait disparu, garantir les différents lieux de culte et les cimetières pour les protestants, établir les chambres mi-parties et recueillir les doléances des uns et des autres. Le roi choisit du côté catholique des conseillers d’État et du côté des protestants des grands notables. Le ressort du Parlement de Paris eut quatre commissions et celui de Toulouse deux. Les commissaires se mirent au travail dès l’enregistrement de l’Édit par le Parlement de Paris. Leur mission avait une forte dimension symbolique : elle débutait par une entrée solennelle dans les principales villes ; elle était suivie d’une réunion où étaient invités les autorités locales et les notables des deux confessions qui s’étaient violemment opposés quelques mois auparavant. Les commissaires y lisaient des extraits de l’édit de Nantes, en particulier les articles sur les rétablissements des cultes (articles 3, 9 et 11), ils prononçaient une harangue exaltant le roi grâce à qui la paix avait été rétablie et à qui tous les sujets devaient obéissance et jurer de respecter l’Édit selon son article 9237.

Le rétablissement du catholicisme, objectif premier de l’édit de Nantes selon les instructions données aux commissaires, se passe bien dans l’ensemble, à quelques exceptions près, par exemple en Dauphiné : la place de sûreté de Serres où autorités et habitants s’opposent d’abord à la célébration de la messe par l’évêque de Gap tant que les protestants n’auront pas la liberté du culte dans tout le Dauphiné38. La restitution des biens ecclésiastiques est plus difficile dans la mesure où les protestants ne sont pas les seuls à s’en être emparés, des seigneurs catholiques en ont bénéficié tout comme les ligueurs dans les zones qu’ils contrôlaient. À Mérindol dans le Luberon, l’évêque de Cavaillon n’a pas réussi à obtenir du seigneur temporel qu’il restaure l’église et paie un prêtre : ce seigneur temporel est l’évêque de Marseille39 !

La mise en place des cultes de possession se fait assez facilement puisqu’ils correspondent à des zones où la densité huguenote est forte et où il est facile de repérer les lieux de culte reconnus ; il en est de même des cultes de fief. Dans certains endroits en Normandie, un travail trop rapidement fait entraîne des imprécisions juridiques qui, au temps de Louis XIV, vont fournir des motifs de fermeture. Les plus grandes difficultés interviennent pour les cultes de concession, c’est-à-dire dans les zones à faible implantation protestante où les réformés ne peuvent pas attester d’une ancienneté de culte et où le roi leur accorde deux emplacements dans des faubourgs de villes par bailliage. Le choix de ces lieux est soumis à une double contrainte. Tout d’abord, des restrictions juridiques interdisent les lieux de culte protestants sur des zones très étendues. Ainsi, d’après l’article 6 des Articles particuliers, en Picardie, ancien bastion de la Ligue, les protestants ne doivent avoir que deux lieux de culte et non dix, correspondant aux cinq bailliages de la province ; à force de protestations, ils finissent par en obtenir deux supplémentaires, en 1601 et 161040. Ailleurs, sans obligation juridique, les catholiques s’opposent fortement à une présence protestante. Par exemple, Lyon se signale par la difficulté rencontrée par les huguenots qui reçoivent tardivement leurs lieux concédés et pour qui le cimetière est rapidement trop petit. Le cas de Paris est emblématique. Selon l’Édit lui-même, le culte ne peut pas être célébré à moins de cinq lieues de l’enceinte, c’est-à-dire près de vingt kilomètres. Un premier choix se porte sur Grigny, au-delà de cette limite, à six lieues, un peu moins de vingt-quatre kilomètres. C’est une journée entière de trajet, culte compris, accompagné d’insultes de la part d’un monde populaire resté ligueur. À la demande instante des protestants parisiens, l’autorité royale en vient à l’application stricte de l’Édit en choisissant Ablon, à cinq lieues. Enfin, en 1606, les réformés, grâce à Sully, obtiennent une dérogation et peuvent s’installer à Charenton, à une lieue, facilement accessible par la Seine41.

Tout au long de cette mise en place du régime de l’Édit, les protestants ne cessent de relever les manques dans les différentes assemblées qu’ils tiennent, à la suite desquelles ils envoient des cahiers de doléances. En contrepartie de la dissolution de l’Assemblée de Saumur qui siégeait sans discontinuité depuis 1598, Henri IV avait accordé aux protestants le droit de désigner deux députés qui auprès de lui se feraient aussi l’écho des plaintes des réformés42. À la déception devant la version finale enregistrée par le Parlement de Paris s’ajoutaient les imperfections du travail des commissaires et d’abord les lieux non visités comme l’Auvergne, où l’Édit ne peut donc pas s’appliquer, ce qui est réparé en septembre 1603 : les cultes de concession sont enfin créés. Ailleurs, les commissaires ne sont pas très zélés, comme en Bretagne, sans parler des autorités locales qui font de l’obstruction et qui reflètent au moins une partie de l’opinion catholique43.

Pour les places de sûreté, le bilan est mitigé. Celles-ci sont bien renouvelées au terme des huit ans, en 1608, mais pour quatre ans seulement. Les problèmes financiers sont les plus graves. Au départ, le roi ne verse qu’un tiers de la subvention prévue, celle-ci est ensuite rabaissée, et de toute façon elle ne sera jamais intégralement donnée, ce qui ne permet ni un bon entretien, ni une modernisation pour faire face aux progrès de l’art militaire, à moins que les villes ne s’endettent lourdement pour pallier cette carence. Seules les grandes cités le peuvent44. À travers ces places de sûreté s’exprime la volonté de maintenir un parti huguenot qui, au moins aux yeux de la noblesse, est la seule garantie du maintien des Églises réformées. L’autre instrument de ce parti huguenot est la tenue régulière d’assemblées politiques dominées par les grandes familles nobles protestantes, assemblées qu’il faut bien distinguer des synodes nationaux parfaitement reconnus mais qui doivent avoir l’accord du souverain pour se tenir. En revanche, les assemblées sont expressément interdites par l’Édit dans l’article 82, comme risquant de gêner l’autorité royale. Le roi est cependant conduit à en accepter trois autres après celle de Saumur. En 1601, celle de Sainte-Foy devait être la dernière réunie pour désigner les deux Députés, mais les huguenots finissent par en obtenir deux autres, en 1605 à Châtellerault et en 1608 à Jargeau. À chaque fois, ils adressent au roi un cahier de doléances sur les atteintes à l’édit de Nantes. En contrepartie, ils sont obligés d’accepter la désignation de leurs Députés par le roi sur une liste de six noms.

Ceci dit, malgré quelques tensions, les relations restent bonnes et la perspective d’une guerre contre l’Espagne catholique au début de 1610 ne pouvait que les renforcer. La pacification voulue par Henri IV est en voie d’être gagnée.