Force est donc de constater que tous les moyens indirects employés jusqu’alors ont affaibli le protestantisme français sans le faire disparaître. Visiblement, au tournant des années 1680, le roi ne se satisfait plus de l’efficacité des méthodes utilisées : une nouvelle stratégie apparaît qui ne tient plus compte du pragmatisme prudent des années 1660. Au contournement jusqu’alors pratiqué, pour employer une métaphore militaire de d’Aguesseau, Louis XIV semble vouloir substituer une attaque frontale avec la volonté nouvelle d’en finir rapidement, par n’importe quel moyen. Peut-on dater précisément ce retournement de situation ?
La chronologie du changement est finalement assez facile à reconstituer.
En 1678, à la demande expresse de Ruvigny, Louis XIV accorde la survivance de la charge de Député général des protestants au fils de celui-ci, Henri, âgé de trente ans, ce qui apparemment prouverait que la Révocation n’est pas encore d’actualité. Cependant le roi a longuement hésité. Le père en a fait la demande dès février 1676, à un moment où il rend à Louis XIV de grands services diplomatiques pour une alliance signée avec le roi d’Angleterre, Charles II. Il n’obtient d’abord aucune réponse ; en juin 1676, il est assez amer du silence royal. Il lui faut attendre plusieurs mois pour voir son vœu réalisé, probablement parce qu’il est encore très utile dans le rapport avec la monarchie anglaise, peut-être aussi parce que dans cette période intermédiaire, mieux vaut conserver l’institution1. Le principe d’une Révocation à terme n’est pas encore adopté, mais la question se pose probablement.
À partir de 1679-1680, Louis XIV durcit sa position et accentue la pression. La paix avec les derniers belligérants, les Provinces-Unies en 1678 et l’Empereur en février 1679, lui laisse les mains libres. Les signes d’un changement de la position royale sur le protestantisme se multiplient : Pierre Du Bosc se fait l’écho d’une discussion entre le chancelier Le Tellier et Louis XIV à propos de la Déclaration interdisant la conversion des catholiques en juillet 1680. Le Chancelier aurait dit au roi que cette déclaration était contraire à l’Édit et celui-ci lui aurait répondu « qu’il était au-dessus de l’Édit2 ». Cette discussion a-t-elle eu lieu ? Personne ne le sait. Mais le pasteur de Caen remarque à quel point Le Tellier défend mollement la décision royale : « Le Ch. [sic] avoua que l’usage était pour nous et ne répartit rien autre chose3. » Ce qui est évidemment une forme d’approbation implicite du point de vue protestant et une indication sur l’embarras du Chancelier face à la décision royale. Celui-ci en la circonstance apparaît modéré et légaliste, n’imaginant pas encore la Révocation alors que le souverain a déjà changé d’attitude.
1681 marque une nouvelle étape dans l’escalade vers la Révocation avec la surprenante déclaration du 17 juin permettant à un enfant de sept ans de changer de religion. Jusqu’alors les filles devaient avoir douze ans et les garçons quatorze. Derrière cette mesure qui suscite un grand émoi, en France comme dans l’Europe protestante, se cache le chantage à l’enlèvement d’enfants pour les mettre chez des parents catholiques ou dans des collèges. Élie Benoist en explique bien les conséquences : il suffit du moindre geste réel ou supposé — vouloir entrer dans une église par curiosité, esquisser un signe de croix, réciter une formule soufflée par un convertisseur — suivi d’une dénonciation pour que l’enfant soit considéré comme voulant se convertir et donc susceptible d’être retiré à ses parents religionnaires : ceux-ci doivent alors plaider devant la justice ; les protestants finissent par se méfier de leurs amis catholiques qui leur rendent visite, des domestiques qui ne sont pas de la religion, sans parler de leurs ennemis ou de leurs débiteurs qui par le biais d’une dénonciation calomnieuse ont un moyen de pression facile4.
Cette mesure nous offre l’occasion de mieux affiner la date du renversement de l’attitude royale. Devant la gravité de la mesure, les principaux responsables des Églises demandèrent au vieux marquis de Ruvigny, à cause de sa stature morale, de solliciter une audience de Louis XIV pour plaider la cause protestante, encore une fois. Celui-ci réussit à l’obtenir. Nous avons le compte rendu de l’audience grâce à un de ses amis, l’anglais Burnet, à qui il en a fait confidence. L’ancien Député général rappela au souverain la longue paix religieuse et le loyalisme protestant, il insista ensuite sur le poids économique de ses coreligionnaires : si les persécutions continuaient à s’aggraver, une grande partie d’entre eux émigreraient, attirés par les souverains étrangers et « iraient enrichir d’autres contrées de leurs trésors et de leur industrie » ; ceux qui resteraient ne se convertiraient pas, la guerre civile était probable, le sang coulerait. Le roi l’écouta en silence, sans l’interrompre, mais ne lui posa aucune question. Ruvigny comprit : la décision était prise, ce que lui confirma le roi dans sa réponse. Le souverain reconnaissait les risques courus, à l’exception de la guerre civile, mais « il croyait obéir à un devoir si sacré en faisant tout pour convertir ses sujets égarés et extirper l’hérésie au milieu d’eux5 ». On ne peut que rapprocher cette entrevue de la volonté d’émigrer dès cette époque d’un calviniste, l’érudit Henri Justel, secrétaire du roi : « La ruine des réformés est résolue », écrivait-il de Paris en 1681 à son ami le théologien anglais Georges Hickes, qui deviendrait plus tard évêque anglican. Il s’expliquait plus précisément :
Je vais vous livrer un secret que nul n’est en mesure de connaître hormis moi ; notre éradication est décidée, nous devons tous être bannis de France ou bien accepter de devenir papistes. Je vous le dis parce que c’est mon intention de me rendre en Angleterre où je compte de nombreux amis et pour que, quand je vous y rendrai visite, vous vous souveniez de ce que je vous aurai dit aujourd’hui.
Hickes lui demandant à quel délai ce pronostic se réaliserait, Justel lui répondit : « À quatre ou cinq ans au plus, souvenez-vous bien de ces chiffres6 » !
Aussi grave : non pas à Versailles, mais dans une province à forte densité huguenote, le Poitou, un subordonné de Louvois, Marillac, intendant de la généralité, invente la conversion grâce au logement des gens de guerre chez l’habitant, autrement dit les célèbres dragonnades. Cette pratique de longue date était une forme d’impôt en nature, dont étaient toujours exemptés les nobles. Alourdis, les logements servaient aussi à l’occasion de punition, le moyen avait déjà été employé contre les paysans de Bretagne révoltés en 1675 ; plus proche dans le temps, il avait aussi été utilisé pour réprimer les catholiques favorables au pape et fidèles à leur évêque ultramontain du diocèse de Pamiers, Collet, en 1680. Marillac lui-même en avait mesuré l’efficacité pour faire payer ceux qui traînaient pour s’acquitter de l’impôt ; il transposa le procédé pour accélérer les conversions au début du mois de l’année 1681 et en rendit compte à Louvois. En réponse, le 18 mars, celui-ci lui dit la joie du roi qui l’encouragea à continuer « vous servant des mêmes moyens qui vous ont servi jusqu’à présent »7. Ce qu’il s’empressa de faire.
Bien entendu, la violence des soldats logés était officiellement interdite, mais il suffisait d’augmenter progressivement leur nombre par famille huguenote, comme d’ailleurs le suggérait Louvois dans ses instructions, et de laisser libre cours à leurs exigences. Ensuite les autorités fermaient les yeux sur les exactions de ces troupes, n’intervenant que dans les cas les plus extrêmes, et encore8. Nous avons sur le sujet un précieux témoignage que personne n’a mis en doute, celui du Poitevin Jean Migault, directeur d’école et notaire, qui raconte sa dragonnade personnelle. Il voit successivement arriver deux soldats qui commandent un dîner « plus que suffisant pour vingt personnes », puis deux autres et un cinquième, tous « aussi insatiables dans leur demande que féroces dans leur manière ». Comme ce n’était pas « une vexation suffisante à l’égard d’un individu pauvre et inoffensif, s’en ajoute bientôt quatre autres qui se plaignent de la qualité du foin et lui demandent d’en fournir de meilleur »9.
Les résultats sont spectaculaires : trente-huit mille conversions, si l’on en croit Marillac, sont miraculeusement obtenues. La terreur s’installe : nombre de protestants n’attendent pas l’installation des soldats chez eux pour s’empresser de signer les registres d’abjuration. Les plus opiniâtres s’enfuient de leurs maisons, se cachent dans la campagne ou s’exilent. C’est le moment où, dans une lettre célèbre, en octobre 1681, Madame de Maintenon recommande à son frère d’acheter une terre en Poitou : « Elles vont s’y donner par la fuite des huguenots.10 » La Cour et le roi se réjouissent des résultats sans beaucoup s’inquiéter de la façon dont ceux-ci ont été obtenus. Peu à peu cependant, la réalité ne peut plus être cachée : deux députés des Églises poitevines venus se plaindre sont d’abord éconduits par Louvois et l’un d’eux voit même son château saccagé par les soldats. Mais l’Église de Châtellerault réussit à remettre un mémoire au roi et Louvois doit alors demander des explications à Marillac : il recommande à celui-ci de veiller à ce « que les troupes ne se licencient dans les logements qu’ils auront chez les habitants de la religion prétendue réformée où Sa Majesté désire qu’ils soient contenus comme chez les catholiques ». De même, l’intendant ne doit pas tenir des discours éloignés « de l’exécution des édits dont les religionnaires jouissent dans le royaume »11. Quelques temps après, il est rappelé à Paris et remplacé par Bâville, ce qui ne l’empêche pas d’avoir, moins de deux ans plus tard, une nouvelle intendance honorable, celle de Rouen. Nul désaveu véritable. Certains convertis par dragonnade crurent pouvoir revenir à leur ancienne religion après son départ, croyant à ce désaveu, mais Bâville les fit poursuivre comme relaps, ce qui était bien la validation officielle de la méthode employée. Bien plus, ce fut un moyen de fermer les temples qui auraient accueilli ces relaps : une dizaine, dont celui de Niort, subirent ce sort. Ces conséquences judiciaires ne laissent plus de doute sur la position véritable de Versailles.
1682 peut apparaître comme une accalmie, avec la fin des dragonnades en Poitou. Il n’en est rien. L’Assemblée générale du clergé tenue cette année met en place les fondements théoriques de l’Église gallicane par les quatre articles affirmant l’indépendance temporelle du roi et la supériorité du concile sur le pape ; elle adopte en fin de session un Avertissement pastoral pour exhorter les protestants à se réconcilier avec l’Église. Les deux textes sont liés. Nous y reviendrons. Sous un vocabulaire de douceur, l’Avertissement menace les religionnaires opiniâtres : les protestants ne sont plus des hérétiques, mais seulement des schismatiques qui n’acceptent pas la discipline commune. En théorie, c’est donc moins grave, mais dans la pratique, c’est beaucoup plus dangereux, car les hérétiques doivent être convaincus par la persuasion, alors qu’il est justifié de forcer les schismatiques à rallier l’Église véritable, comme l’indique fort clairement la conclusion : « Vous devez vous attendre à des malheurs incomparablement plus épouvantables et plus funestes que tous ceux que vous ont attiré jusqu’à présent votre révolte et votre schisme. » Sur ordre du roi, cette Adresse est présentée conjointement par les évêques et les intendants aux divers consistoires, selon un rituel bien précis, ce qui montre parfaitement la nature politique de la démarche, autant, sinon plus, que religieuse. Elle n’a pas d’effet notoire sur les conversions, à la différence des dragonnades.
Mais c’est le point de départ d’une frénésie législative qui met en application les menaces de l’Adresse. De la fin de l’Assemblée du clergé de 1682 à la Révocation, plus de quatre-vingts textes juridiques achèvent de vider l’édit de Nantes de tout contenu, tant à propos de la liberté de culte que de l’accès égal aux professions12. La moindre entorse à cette législation donne l’occasion aux autorités locales de détruire les temples, d’éloigner ou même d’emprisonner les pasteurs. Ainsi, en décembre 1682, Foucault, alors en charge de la généralité de Montauban, propose à la Cour de démolir le temple de Montauban, sous le prétexte que le pasteur y a accueilli des nouveaux convertis. Un peu partout disparaissent les lieux de culte, près d’une cinquantaine en 1682 et autant l’année suivante. En 1683, il ne subsiste qu’un tiers des temples dans le royaume.
Face à cet étranglement progressif, quelques responsables des consistoires du Midi voulurent réagir. L’initiative partit d’un avocat auprès du Parlement de Toulouse, Claude Brousson13, qui avait mesuré l’inefficacité des procédures judiciaires et pensait, comme la plupart de ses contemporains, que Louis XIV n’était pas réellement informé de l’état d’esprit des protestants et de leur attachement à leur culte. Il proposa donc que, le dernier dimanche de juin, les fidèles se réunissent pacifiquement à l’emplacement des temples détruits et y célèbrent le culte, l’avis en parviendrait à la Cour et le roi serait détrompé. D’entrée de jeu, Brousson se heurta au légitimisme des grandes personnalités protestantes, tel le pasteur Claude qui y voyait une sédition irréaliste, ou le Député général Ruvigny, qui traita l’entreprise de « cruelles menées ». Indépendamment de cette opposition, la concertation entre les diverses communautés fut très difficile et la date initiale dut être repoussée au milieu juillet. Au départ, le mouvement devait rassembler sept provinces synodales du Midi, il n’en réunit que quatre, et de manière partielle seulement. Dans les villes de Nîmes, Montpellier et Montauban, très surveillées, les protestants n’osèrent pas se réunir ; seules les campagnes des Cévennes, du Vivarais et du Dauphiné réussirent à rassembler des auditoires significatifs de plusieurs centaines, voire parfois de milliers de personnes pendant plusieurs dimanches de suite, en juillet et en août. Ces auditoires n’étaient pas assez nombreux pour alerter le roi, mais suffisants pour susciter des violentes réactions et conforter leurs adversaires dans l’idée de la nature séditieuse des huguenots, d’autant plus que certaines de ces assemblées étaient armées et n’hésitèrent pas à résister en cas d’attaques. Certaines, en Dauphiné, s’organisèrent préventivement en camp retranché. La répression fut violente ; les pasteurs furent partout recherchés, la plupart réussirent à s’enfuir, mais l’un des organisateurs, le vieux pasteur dauphinois Homel, fut roué vif à Tournon dans le Vivarais en octobre 1683.
L’échec de cette résistance encouragea le pouvoir royal dans sa volonté de mettre fin au protestantisme. Il avait révélé la profonde division des Églises réformées en deux tendances qui, par leurs attitudes contradictoires, s’affaiblissaient mutuellement et confortaient les autorités dans la conviction d’une entreprise facile. D’un côté, paysans et artisans méridionaux, souvent soutenus par des gentilshommes locaux, vivaient dans le souvenir fort des guerres de Monsieur de Rohan : ils supportaient de plus en plus mal la politique de restriction des cultes. Ils étaient d’autant plus enclins à réagir publiquement qu’occupant localement des positions solides, sinon dominantes, ils n’avaient pas conscience du rapport de forces général pour l’ensemble du royaume. De l’autre, les Églises du nord de la France, beaucoup plus dispersées dans le territoire, et la plupart des notables ne voyaient la sauvegarde de leur religion que dans la protection royale face à la majorité catholique. Tout au long de la première moitié du XVIIe siècle, ils se laissèrent gagner par les théories absolutistes : Pierre Du Bosc, plus tard lui-même victime de Louis XIV, en donne un bel exemple : « Nous croyons que nos rois ne connaissent rien au-dessus d’eux dans le monde que Dieu […] qu’ils ne sont responsables de leurs actions à personne en la terre, que leurs sujets ne peuvent être déliés par qui que ce soit de leur fidélité. » Les réformés n’avaient aucune peine à articuler cette conception politique avec leur théologie calviniste, comme en témoignaient les délégués du dernier synode national s’adressant en 1659 au jeune Louis XIV :
Nous avons dans la politique la même pensée que dans la religion. Nous croyons qu’un sujet ne peut jamais rien mériter de son souverain et qu’après lui avoir rendu les plus signalés services dont il est capable, il ne pourrait qu’avec insolence prétendre à la moindre de ses faveurs sinon comme à une pure grâce14.
Les monarchomaques des lendemains de la Saint-Barthélemy qui affirmaient le droit du peuple à renverser les rois tyrans sont bien oubliés, et d’ailleurs, plus largement ce temps des Guerres de Religion, même la Saint-Barthélemy n’était jamais évoquée15.
Longtemps la persécution ne changea rien à cette position : au contraire, elle contribua à la renforcer. Élie Merlat, emprisonné, puis obligé de quitter la France en 1682 sous prétexte d’un sermon attentatoire à l’autorité royale, n’en publia pas moins en 1685 un Traité du pouvoir absolu des souverains pour servir d’instruction, de consolation et d’apologie aux Églises réformées de France qui sont affligées. Le titre était très explicite : il se situait dans le contexte des années sombres qui précédèrent la Révocation. Le but était de prémunir les protestants contre la révolte et de les encourager à accepter des épreuves envoyées par Dieu. Ce « pouvoir absolu et illimité » n’était pas un bien en lui-même, mais « le dernier effet de notre vice », autrement dit le péché originel qui a perverti l’homme. Mais afin que ce pouvoir des princes soit absolu, « il faut […] que leur seule volonté soit le principe de leur action ; que leurs lois et leurs ordonnances soient des effets tout purs de leur bon plaisir et qu’ils ne soient assujettis à aucune règle ». La seule arme des sujets est « les supplications et les prières », même dans le cas de l’injustice, parce que c’est la volonté de Dieu. Et seul Dieu a le droit de les venger. Ce pouvoir absolu et illimité est un moindre mal, car il y a pire, Rome et l’autorité papale dont les protestants ont libéré les souverains.
Beaucoup plus connu encore est Pierre Bayle qui, malgré la mort de son frère en prison, a l’obligation de fuir en Hollande et sa critique sévère de la Révocation, ne dévia jamais de sa défense permanente de l’absolutisme, selon le même « pessimisme anthropologique » alimenté par l’augustinisme : « Il n’y a pas à choisir entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire16. » Ces positions largement partagées par les Églises huguenotes, à la fois appuyées sur la Bible avec son interprétation augustinienne et justifiées par la promulgation de l’édit de Nantes, fruit de cette toute-puissance monarchique, ne pouvait que rassurer les autorités royales et faciliter leur tâche. Jacques Fontaine mesurait bien en Saintonge les dangers de cette soumission à la volonté royale poussée aussi loin en remarquant que beaucoup de ceux qui « avaient supporté sans fléchir les plus cruelles persécutions » cédaient à l’argument selon lequel « c’était manquer à son devoir religieux que d’enfreindre les ordonnances du monarque quelles qu’elles fussent17. »
Le refus et le désaveu de l’entreprise de Brousson était donc logique, certains allant plus loin encore : des commissaires protestants ne défendirent même pas les temples condamnés au nom de ce pouvoir royal absolu. Pour ce courant le plus visible et le plus influent, la seule action possible était de faire appel à la bonne volonté du monarque, mieux informée. Le conflit de Louis XIV avec le pape donnait raison aux protestants comme Merlat sur un point essentiel pour eux. Ajoutons-y le trouble entraîné par les projets récurrents de réunion des Églises, ce qu’on appelle les accommodements de religion. Ces « accommodements » étaient très anciens, dès l’origine des divisions au XVIe siècle. Mais le plus étonnant est que ces tentatives se poursuivirent jusqu’à la veille de la Révocation et qu’aux yeux de certains catholiques, elles pouvaient être une solution alternative à la Révocation18. On sera surpris de voir parmi eux le futur dragonneur du Béarn, Foucault, lorsqu’il était en poste dans le Haut-Languedoc. Celui-ci affirmait à Colbert que les religionnaires n’attendaient qu’« une porte honnête » pour se convertir, c’est-à-dire une conférence sur les points controversés19. Le chancelier Le Tellier s’y opposa, craignant de compliquer encore les relations avec la papauté.
Un fait est certain, des pasteurs acceptèrent de participer à des rencontres, comme le pasteur Dubourdieu qui rendit même sa position publique dans une Lettre publiée à l’occasion de l’Assemblée du clergé qui devait se réunir en mai 1685 et dont on savait qu’elle allait débattre d’une profession de foi qui faciliterait le ralliement des huguenots. D’entrée de jeu, il déclarait : « Nous voulons bien vous avouer que l’Église gallicane est aujourd’hui la partie la plus pure de l’Église romaine20. » Il acceptait une réunion à condition d’abandonner la persécution et suggérait des aménagements de la messe avec la communion sous les deux espèces, l’utilisation de la langue française et l’abandon de l’invocation aux saints. En proposant ces aménagements, il anticipait sur ce que l’évêque d’Oloron allait présenter aux trois cent soixante nouveaux catholiques rassemblés dans l’église cathédrale en présence de l’intendant Foucault :
Comme la présence réelle de Notre Seigneur Jésus-Christ est incompréhensible dans le sacrement de l’eucharistie, d’autant que l’on ne peut tomber dans la connaissance du sens à cause de la faiblesse humaine, on participera à ce divin mystère en toute humilité, sans définir la manière de cette présence21.
Certes, il fut désavoué par l’Assemblée du clergé de 1685. Mais celle-ci ne fut pas totalement insensible à l’appel de Dubourdieu puisqu’un projet de confession de foi fut rédigé, assez conciliant et qui répondait partiellement à la demande de celui-ci. Déclarée schismatique par le nonce, elle fut aussi combattue par Bossuet, le clan Le Tellier et le roi trancha en leur faveur. Rien de surprenant. Les conversions redevenaient massives ; les bulletins de victoire se multipliaient et rendaient inutile la moindre concession. C’est que, comme en 1681, les logements des gens de guerre avaient repris avec la même efficacité.
Tout recommence dans le Béarn où est arrivé Foucault, envoyé en demi-disgrâce comme appartenant au clan Colbert. Censé être plus accommodant, il veut donc conquérir les bonnes grâces de Louvois. Il commence par présenter un plan machiavélique pour la suppression complète des temples. Il propose d’en laisser cinq. Mais, comme par hasard, ces cinq sont sous le coup d’une procédure judiciaire qui à terme doit conduire à leur fermeture. Puis, suivant exactement le modèle de son collègue Marillac, il prend l’initiative d’utiliser, pour les conversions, les troupes près de la frontière avec l’Espagne en vue d’opérations militaires éventuelles, sans avoir l’aval de Versailles ; comme il obtient aussi des résultats, il se dépêche d’envoyer un bulletin de victoire : « Le Roi peut faire état que le calvinisme est entièrement déraciné du Béarn, n’y ayant pas présentement mille personnes qui en fassent profession de 22 000 qu’il y en avait22. » Louis XIV le félicite, le présentant en modèle pour les autres intendants, ce qui légitime son initiative.
Les troupes libérées peuvent être occupées ailleurs à la même tâche, d’autant plus que la trêve de Ratisbonne avec l’Espagne et l’Empire, antérieure d’une année (août 1684), se confirme. Dès le 31 juillet, Louvois écrit au commandant des troupes du Béarn, le maréchal Boufflers, afin qu’il se serve de ses troupes pour diminuer le grand nombre de religionnaires dans les généralités de Bordeaux et de Montauban, « en espérant le même succès que dans le Béarn23 ». Désormais, le secrétaire d’État ne se contente pas de laisser faire son subordonné, il donne le mode d’emploi : ne loger les troupes que chez les religionnaires, les retirer dès l’abjuration. Il a soin de se prémunir contre les accusations de violence en lui recommandant de faire punir très sévèrement les officiers, cavaliers, soldats ou dragons qui « outre-passeront ce que vous aurez réglé ». On remarquera cependant que Louvois se garde bien de fixer le maximum de soldats par religionnaire24. Même ambiguïté dans une autre recommandation : l’objectif n’est pas de convertir la totalité du groupe protestant local, mais de le rendre assez faible par rapport aux catholiques pour éviter des troubles, « lorsque dans la suite Sa Majesté voudra ne plus permettre l’exercice de cette religion dans son royaume ». Confidence intéressante : l’Édit sera bien révoqué, mais pas dans l’immédiat25.
Peu importe, les nouvelles du Béarn s’ajoutant à celles du Poitou ont installé durablement la réputation des dragons dans l’esprit des protestants. Souvent, comme dans le Poitou et le Béarn, l’arrivée des soldats et la menace de leur installation suffisent à déclencher les abjurations, individuelles et collectives. Quand une communauté hésite et commence à résister, les autorités accentuent la pression militaire. Un bel exemple est donné par Montauban, connu par plusieurs récits. Les troupes ont d’abord investi systématiquement les demeures des protestants le 20 août 1685 ; quatre jours plus tard, la plupart des notables se sont réunis de huit heures à midi et « ont résolu d’un commun consentement de donner la satisfaction à Sa Majesté de faire cesser leur séparation dans le sein de l’Église catholique, apostolique et romaine ». Il reste quelques récalcitrants dont Pierre Garrisson. Il est obligé d’héberger d’abord neuf cavaliers, puis huit fantassins. Il se voit bientôt ruiné et son vieux père abandonné. Ses amis qui ont déjà abjuré viennent le voir et lui annoncent qu’il va perdre ses enfants, confiés à des catholiques. Alors il cède :
Moi, Pierre Garrisson, docteur et avocat, habitant dudit Montauban, âgé de quarante-six ans, succombe sous le poids de tant de maux et tant de craintes. Et après avoir versé un torrent de larmes, je vais, avec une douleur inconcevable, passer une déclaration que j’abandonne la religion dans laquelle Dieu m’a fait naître, où j’ai été élevé, et dans laquelle j’espérais de vivre et de mourir sous la foi des édits de nos rois et de la protection de notre monarque26.
On remarquera la dernière formule. Quelques phrases plus haut, Pierre Garrisson pense le roi non informé de ce qui se passe dans ses provinces !
Dans cette fin d’été 1685, les autorités provinciales doivent « faire du chiffre », si l’on peut se permettre cette expression du XXIe siècle. Elles ne sont pas toujours regardantes sur les formules d’abjuration ; leur intérêt rejoint celui de beaucoup de protestants qui veulent céder au moindre coût : avoir le sentiment de ne pas renier leur religion, tout en évitant le pire. Élie Benoist l’a noté : « Quelquefois, on les dispensait de ce qui leur faisait un peu de peine. Dire je me réunis, c’était tout ce qu’on demandait à ceux qui ne voulaient pas faire davantage.27 » Parfois même le curé signait à leur place ! La plupart du temps cependant, les formules invoquaient la volonté de se soumettre à la volonté royale.
Curieusement, Louvois ne se réjouit pas de ces conversions massives. Scepticisme sur la qualité des résultats ou peur d’être débordé par le succès et de ne pouvoir encadrer le flux des nouveaux convertis ? Il s’en inquiète dans plusieurs lettres, en particulier au maréchal Boufflers, avec une critique explicite du point de vue des intendants et de l’opération béarnaise : « Il faut tâcher de multiplier les conversions sans se vouloir attacher à ce qu’elles soient générales » et ne pas s’arrêter « à tout ce qui pourra vous être proposé à cet égard, ni par les ecclésiastiques, ni par M. les intendants28 ». En contradiction avec cette nouvelle prudence, Louvois, quelques jours plus tard, transmet pourtant à son père la bonne nouvelle des conversions massives, soixante mille à Bordeaux et vingt mille à Montauban. Le Journal de Dangeau au 6 septembre confirme bien cette joie29.
La masse convertie, Louvois peut se concentrer sur la noblesse jusqu’alors épargnée par les logements des gens de guerre ; il transmet à Foucault lors de son arrivée dans la généralité de Poitiers, le 12 septembre, des instructions où l’on retrouve l’habileté tactique d’un double jeu psychologique et la parfaite utilisation du bouche à oreille : il faut s’attaquer en priorité aux nobles moins distingués et pour l’instant ne rien faire chez les autres, mais sans dire qu’il s’agit d’un ordre royal. En voyant les dragons chez les nobles plus modestes, les plus distingués prendront peur et se convertiront30.
Paradoxalement cependant, en pleine campagne de conversions massives, alors que les lieux de culte sont de moins en moins nombreux et que tout confirme la volonté royale d’unification religieuse rapide du royaume, le 15 septembre, un arrêt du Conseil d’État demande aux intendants de choisir des pasteurs itinérants pour marier les religionnaires et baptiser leurs nouveau-nés. Cela obéissait à un souci de bonne gestion administrative des populations, puisque Louvois lui-même préconisait de tolérer encore des irréductibles, mais c’est aussi la preuve qu’un mois avant l’édit de Fontainebleau la décision d’une révocation immédiate n’était pas encore définitivement prise31.
Ce qui fit pencher la balance, ce fut le succès inespéré des « missionnaires bottés » en Bas-Languedoc. Visiblement, le pouvoir redoutait les réactions de ce bastion huguenot où s’était terminée la dernière Guerre de Religion, celle de Rohan, qui avait encore montré sa réactivité lors de la tentative de 1683. Voilà pourquoi les autorités avaient attendu avant de s’y attaquer, même si la présence d’un intendant du clan Colbert, d’Aguesseau, janséniste hostile à cette forme de « conversion », a joué aussi son rôle dans le retard des dragonnades. Ce dernier, d’ailleurs parfaitement conscient de la pression croissante de Versailles, avait demandé son rappel, ce qui lui fut précisément accordé au mois d’août. Le jeune intendant du Poitou, Bâville, du clan Le Tellier, n’a pas ses scrupules, il l’a déjà montré dans son premier poste. Il est donc nommé à Montpellier et y arrive le 27 septembre. Il rencontre immédiatement l’autre acteur indispensable de toutes les opérations militaires, Noailles, lieutenant général en Languedoc, qui commande les troupes, et le cardinal de Bonzi, président des États du Languedoc. Le lendemain les notables de la ville sont convoqués, tandis que les troupes à l’extérieur bloquent les portes, empêchant ceux qui voudraient s’enfuir. Ils sont « invités » à se convertir, sous peine de risquer les logements de troupes. Comme tous les autres Bas-Languedociens, ils sont au courant de ce qui s’est passé dans le Haut-Languedoc, à Montauban en particulier. Le régent cévenol Faïsses s’en fait l’écho : « les relations venues de Montauban faisaient dresser les cheveux d’horreur. On y avait agi comme si on était rentré d’assaut32. » Ils tiennent une journée et abjurent. Six mille de leurs coreligionnaires sur sept mille les suivent dans les deux jours suivants. « Libérées », les troupes investissent les bourgades voisines, Lunel, Sommières, Marsillargues, avec le même succès et le 2 octobre elles sont libres de se rendre à Nîmes qu’elles bloquent comme Montpellier. Le lendemain, même scénario, mêmes acteurs, et même résultat. Le surlendemain vient le tour d’Uzès. Écoutons le récit d’un témoin catholique :
Le jeudi 4 octobre, Monseigneur le duc de Noailles et Monseigneur l’Intendant sont arrivés avec quatre compagnies de dragons et trente-huit compagnies de gens de pied pour faire que les gens de la R.P.R. se fassent catholiques. Ce qui fut fait dans les vingt-quatre heures car dans ce temps-là ils se firent tous recevoir à la foi catholique et la presse était si grande que l’on ne pouvait pas y suffire quoiqu’à la Grande Église on y reçut comme aussi aux paroisses de Saint-Étienne, à Saint-Julien et à l’Official, aux Pères Jésuites et aux Pères Cordeliers. Et il n’est point resté d’huguenots que tout ne se soit fait catholique par la Grâce du Bon Dieu. Dieu en soit loué33 !
La réalité est plus complexe cependant, puisque Bâville reste le lendemain « pour dresser l’état des maisons abandonnées par ceux qui n’ont pas voulu se soumettre ».
Plus surprenant encore, les petites villes cévenoles, Anduze, Saint-Jean-du-Gard, Saint-Hippolyte-du-Fort cèdent à l’arrivée des dragons, quand ce n’est pas à leur approche, tant la panique s’est emparée de toutes les communautés huguenotes cévenoles. Noailles peut donc assurer à Louvois et au roi qu’au sens littéral du terme les conversions ont été acquises sans violence, puisque les dragons parfois n’ont pas eu le temps de s’installer chez les religionnaires ou partent à peine installés. Les bulletins de victoire se succèdent et arrivent à la Cour, réjouissant Louis XIV qui ne manque jamais une occasion de le faire savoir autour de lui. Ici, le témoignage de Dangeau est plus significatif que celui de Louvois, forcément juge et partie : le mémorialiste y relate la conversion de Montpellier le 5, et celle de Nîmes le 6. Comment ne pas rapprocher ces bonnes nouvelles, venues des bastions huguenots et arrivées à la Cour au début octobre, de la décision définitive de Révocation, le 8, deux à trois jours après ces informations ? Le 9 octobre, la conversion d’Uzès est rapportée d’une façon qui mérite d’être citée :
Le roi a dit à M. le Nonce à son lever, qu’il avait eu nouvelles que la ville d’Uzès se convertissait tout entière, à l’exemple de Nismes et de Montpellier, et qu’il ne doutait pas que le Pape ne se réjouit fort de ces bonnes nouvelles-là34.
Viennent ensuite l’annonce du ralliement du Poitou et de Grenoble et le 16 celle de Lyon. Ce même jour, on apprend que le roi a décidé d’envoyer des missionnaires dans toute la France, et en particulier le prédicateur de Cour prévu pour l’Avent, le père jésuite Bourdaloue, qui doit prêcher à Montpellier. L’autorité royale prend donc aussi en charge le travail proprement religieux, en utilisant systématiquement les ordres religieux et en particulier les jésuites. Sur place, les intendants relaient l’action royale, se substituant le plus souvent à l’autorité épiscopale, qui n’a pas autorité sur les missionnaires, non sans susciter parfois tensions et oppositions.
Ainsi, en quelques semaines, et pour le Bas-Languedoc une dizaine de jours, une grande majorité de huguenots étaient devenus des « nouveaux convertis ». Louis XIV et la Cour s’en réjouissaient, mais ces conversions massives posaient de graves problèmes administratifs et financiers. Pour attirer les religionnaires, le pouvoir royal leur avait promis plusieurs privilèges, exemption de taille et de logements de gens de guerre, moratoire de dettes. Ce qui était possible quand les convertis étaient une minorité ne l’était plus quand ces avantages dans certaines provinces concernaient plusieurs dizaines de milliers de personnes, ils déséquilibraient la société entière, obligeant les anciens catholiques à supporter le poids des charges. Par ailleurs, les autorités restaient en partie lucides sur la profondeur de ces conversions, Louvois écrivait à Bâville le 9 octobre : « C’est un bien que la soumission des religionnaires soit générale ; mais il faut prendre garde que cette soumission unanime ne maintienne entre eux une espèce de cabale, qui ne pourrait être par la suite que fort préjudiciable35. » Le maintien même affaibli d’une structure ecclésiastique ne pouvait qu’encourager cette « cabale ». La seule solution était d’aller jusqu’au bout et de révoquer l’édit de Nantes, ne serait-ce que pour se donner les moyens d’achever le travail de réunification. Ces abjurations rapides et massives donnaient au pouvoir l’impression d’une religion à bout de souffle, d’autant plus que les responsables régionaux, Bâville et Noailles, firent savoir qu’il n’y avait plus besoin de loger les troupes pour obtenir la reddition des communautés huguenotes : la simple annonce de l’arrivée des soldats faisait céder des Églises entières ; cet affaissement « inespéré » laissait présager une fin rapide, pour peu que l’on fît disparaître les dernières structures et les hommes qui les animaient36. Le 15 septembre, le roi et son entourage se situaient encore dans le cadre de l’Édit, trois semaines plus tard la décision définitive de révocation était prise, parfaitement justifiée. Jusqu’alors tout avait réussi au Grand Roi, et les oppositions étaient si faibles qu’il n’était pas nécessaire de les ménager ; la tentative de 1683 avait été très localisée, suscitant la division à l’intérieur des Églises réformées et les lieux où elle avait été la plus active avaient abjuré sans contrainte excessive. Il y avait bien quelques obstinés, mais peu nombreux, d’autant moins visibles qu’une partie d’entre eux s’étaient réfugiés dans les montagnes et les forêts. Le danger de rébellion était donc nul.
Sur le plan international, Louis XIV a le sentiment tout aussi justifié d’une conjoncture particulièrement favorable, sans même rappeler la trêve de Ratisbonne. De l’autre côté de la Manche, l’Angleterre a vu arriver à sa tête en février 1685 un souverain catholique, Jacques II, qui s’efforce de faire accepter les catholiques dans son pays ; il vient de triompher des opposants à cette politique regroupés autour du fils illégitime de Charles II, le comte de Monmouth, prétendant au trône. Il a battu celui-ci en juillet et l’a fait exécuter. Le triomphe du roi est complet : la Révocation sera l’apogée du règne. L’anglican Gilbert Burnet, paradoxalement en France en 1685 pour échapper au catholique Jacques II, reconnaît lui-même la force de la position du monarque, craignant de voir en 1685 la fin du protestantisme en Europe37.
Louis XIV a donc tout intérêt à aller très vite et c’est ce qu’il fait le 17, le 18 et le 22 octobre. Pour répondre aux inquiétudes du clan Colbert sur le danger de fuite de négociants, l’Édit contient bien l’interdiction d’émigrer avec sa contrepartie, l’article douze qui accorde le for intérieur : la possibilité de conserver sa croyance dans son cœur sans faire d’acte de catholicité et la seule condition de ne pas la manifester par la moindre pratique. C’est à partir de cet article que tout dérape et que le roi ne respecte pas lui-même le texte qu’il a signé.
À peine l’Édit est-il connu que ce dernier article fait polémique. Dès la réception de celui-ci, et devant la réaction des religionnaires restés fidèles à leur foi, les responsables de terrain, qui continuent à enregistrer des succès impressionnants, ne comprennent pas ce dernier article et le font savoir vigoureusement, comme Foucault, Bâville, ou Noailles qui écrit immédiatement dans un mémoire : « II est certain que la dernière clause de l’édit, qui défend d’inquiéter les gens de la religion prétendue réformée, va faire un grand désordre en arrêtant les conversions38. » Inquiétudes justifiées. L’édit de Fontainebleau, largement diffusé dans l’ensemble du royaume avec ce dernier article, conforte les protestants dans l’idée que le roi n’est pas au courant de l’activité de ses représentants en province et qu’il tolère la fidélité à leur religion. Même l’archevêque de Grenoble, connu pour son hostilité à la violence, redoute l’influence de cet article sur les nouveaux convertis. Louvois rassure immédiatement les autorités provinciales dans sa lettre à Noailles, le 6 décembre, qu’il diffuse largement à travers le royaume ; il rappelle la continuité de la politique à suivre, en dépit des garanties du dernier article, y compris dans l’utilisation des dragonnades. Après avoir signalé que le roi a bien été informé du trouble engendré, il poursuit :
Sa Majesté m’a commandé de vous faire savoir que rien ne vous doit empêcher de continuer à presser les religionnaires tant nobles que roturiers de se faire instruire et de changer de religion, et qu’elle juge à propos que […] vous ayez plus de sévérité contre ceux qui vous paraîtront opiniâtres et mettiez plus de gens de guerre chez eux, pour les mieux détromper de la fausse idée qu’ils ont prise de cet Édit. Sa Majesté a été aussi informée que quelques-uns des religionnaires ont insulté les nouveaux convertis depuis cet Édit, leur reprochant qu’ils s’étaient trop pressés de changer de religion, et que, s’ils avoient été aussi fermes qu’eux, ils jouiraient du bénéfice de la dernière clause dudit Édit. L’intention de Sa Majesté est que l’on informe contre ceux qui auront tenu de pareils discours et qu’ils soient punis par de sévères amendes et de dures prisons39.
Texte fondamental, autant que l’Édit lui-même, puisqu’il enlève le dernier contrepoids à l’interdiction d’émigrer et inaugure le processus de fuite en avant qui ne cessera plus : la parole royale est discréditée et l’édit de Fontainebleau considérablement aggravé. En considérant cet article comme lettre morte, Louvois outrepassait-il les ordres du roi ? C’est tout à fait improbable. Oserait-il impliquer le roi à ce point, en se retranchant à plusieurs reprises derrière celui-ci, s’il ne se sentait pas totalement soutenu ? S’il existait la moindre faille, ses adversaires à la Cour auraient su en profiter. D’ailleurs il réitère sa position dans ses instructions à l’intendant du Poitou, Nicolas Foucault, le 20 novembre. Trois jours avant, s’abritant une fois de plus derrière le roi lui-même, il lui ordonne de laisser pleine liberté aux dragons face à des nobles récalcitrants :
Le Roi […] m’a commandé de vous faire savoir que son intention est que les dragons du régiment d’Asfeld qui sont chez les gentilshommes de la R.P.R. du bas Poitou y demeurent jusqu’à ce qu’ils se soient convertis, et qu’au lieu d’y vivre avec le bon ordre qu’ils ont fait jusqu’à présent, l’on leur laisse faire le plus de désordre qu’il se pourra, pour punir cette noblesse de sa désobéissance40.
Ces dernières instructions sont l’expression parfaite de la troisième phase des dragonnades ; elles sont en continuité avec l’expérimentation de 1681 en Poitou et avec la généralisation dans les provinces méridionales pendant l’été 1685, mais présentent plusieurs traits originaux, Les troupes s’attaquent aux provinces du Nord jusqu’alors épargnées, leurs cibles prioritaires sont maintenant les nobles. La résistance de ces derniers étant plus longue, les autorités provinciales, qui ont des relations directes avec plusieurs d’entre eux, sont embarrassées si bien que Versailles doit se découvrir et assumer complètement cette méthode de conversion, y compris dans son caractère le plus extrême. Paradoxalement d’ailleurs, l’obstination est plus forte et les abjurations plus difficiles à obtenir dans une province comme la Normandie, au protestantisme minoritaire, à cause de cet encadrement nobiliaire, que dans les bastions huguenots du Midi de la France41.
La confrontation des sources provenant des autorités avec le point de vue des « obstinés religionnaires » met bien en valeur les caractères de cette nouvelle phase. Parmi les expressions des victimes, il faut accorder une place privilégiée aux Mémoires du gentilhomme normand Dumont de Bostaquet, comparable au témoignage de Migault pour les premières dragonnades. On y découvre d’abord la confiance trompée et les ravages causés par le non-respect de la dévotion privée promise. Pour un noble, la trahison de la parole donnée n’a pu que détruire le lien de fidélité au roi : « Nous nous flattions mal à propos que l’on exempterait cette province de troupes et que nous jouirions du contenu de cette déclaration dans la tranquillité qu’elle nous promettait42. »
Le gentilhomme participe à plusieurs réunions de nobles qui se proposent de résister, mais il ne se fait aucune illusion sur les possibilités de tenir et suggère sans succès l’exil. Lui-même y renonce un temps à cause de l’imminence de l’accouchement de sa femme. Les troupes arrivent à Rouen, « la terreur était extrême » et comme ailleurs tout le monde cède, y compris son beau-frère « qui quelques jours auparavant l’avait exhorté d’une manière très chrétienne et très ferme à tout endurer pour la religion43 ». Le cas de Dieppe, bien documenté, offre l’exemple de la méthode employée avec une efficacité redoutable, répétant les opérations en Languedoc, quelques semaines plus tôt. L’autorité commence par bloquer la ville, puis arrive l’intendant Marillac, accompagné du coadjuteur Colbert et du marquis de Beuvron, lieutenant général, le 12 novembre. Tous incitent les protestants à abjurer, d’abord sans grand succès. Marillac ordonne alors les logements de troupes qu’il augmente progressivement devant l’obstination des religionnaires. Louvois, au courant de la situation, donne alors instruction au commandant de Beaupré de « faire venir beaucoup de cavalerie et de les faire vivre chez eux fort licencieusement » le 17 ; deux jours plus tard il est plus précis encore lui écrivant « de permettre aux cavaliers le désordre nécessaire […] pour en faire un exemple dans la province ». L’expression avait déjà été utilisée dans le Poitou44. Les huguenots sont livrés au pillage, ils résistent encore huit jours. L’intendant ordonne alors de s’attaquer aux enfants et aux femmes. Les plus résistants capitulent et signent leur abjuration. Bostaquet, habitant de Dieppe qui a vécu l’ensemble du processus, s’en explique avec pudeur et discrétion :
J’avoue à ma honte, et avec une douleur extrême, dont je demanderai pardon à Dieu tant que je vivrai, que je ne pus résister à l’ordre qui fut donné en ma présence de loger vingt-cinq maîtres chez moi. La peur de voir tant de femmes et filles exposées à l’insolence du cavalier à qui tout était permis, me força de signer45.
Son témoignage n’est pas isolé. Saint-Quentin dans le Nord tient dix jours, du 10 au 23 novembre. Un de ses habitants raconte son abjuration dans des termes identiques : « Dieu sait que j’ai combattu tant que j’ai pu. Mes pauvres enfants, leur jeune tendresse, ma pauvre femme presque prête d’accoucher sont la cause46. » À travers ces deux confidences apparaît la conséquence psychologique de ces abjurations, un sentiment de culpabilité intense qui marque toute la communauté protestante, pendant de nombreuses années.
La dragonnade générale se termine à Metz en août 1686, les Messins récemment intégrés au royaume ayant obtenu un délai de six mois. Il suffit de trois jours pour les emmener dans les églises. Mais en réalité la méthode des logements des gens de guerre se prolonge pendant plusieurs décennies comme moyen privilégié d’obliger les huguenots à pratiquer la religion catholique. D’où l’importance des périodes de paix pour mener à bien la politique de l’édit de Fontainebleau et le répit relatif que, par la suite, obtiennent les « opiniâtres » chaque fois que les armées sont en campagne.
Les logements s’insèrent dans une série d’autres moyens que Louvois rappelle à Foucault dans des instructions du 26 décembre 1685 où l’on pressent déjà des résistances, aussi bien chez les gentilshommes que dans des lieux déterminés :
Lorsque les dragons que vous aurez fait loger chez les gentilshommes religionnaires n’y trouveront plus de quoi subsister et que lesdits gentilshommes persisteront dans leur erreur, l’intention de Sa Majesté est que vous les fassiez mettre en prison jusqu’à ce qu’ils se convertissent […] Et à l’égard de ceux qui se sont absentés Sa Majesté désire que vous fassiez raser leurs maisons47.
Pour l’intendant de Poitiers, d’ailleurs, « la prison éloignée a plus attiré des gentilshommes à l’Église que les dragons », ce qui ne l’empêche pas de dire à Louvois « qu’il valait mieux se servir du ministère des dragons pour obliger [les] nouveaux convertis d’aller à la messe le dimanche que de la voie de l’amende48 ». Quelques jours plus tard, Louvois lui-même lui donne raison sur ce point49. Tout au long de ces années cruciales, le pouvoir royal suit dans les moindres détails le progrès des conversions de la noblesse provinciale ; si l’on en juge par les mémoires de l’intendant du Poitou, Louvois est le principal intermédiaire, mais il ne manque jamais une occasion de s’abriter derrière le roi.
Certes, cette politique royale n’est pas exempte de contradictions : moins d’un mois après la Révocation, le 12 novembre, un arrêté est pris pour régler le problème administratif posé par le décès pour les gens de la religion prétendue réformée, restés dans leur religion ou rentrés en France. Élie Benoist souligne le paradoxe d’une déclaration « qui supposait non seulement qu’il y avait encore des personnes dans le royaume qui osaient se dire de la religion réformée, mais qui même avaient le droit de le confesser ». Des proches devaient signaler à l’autorité la date de la mort. Des sanctions étaient même prévues pour ceux qui ne feraient pas ces déclarations50. D’entrée de jeu est pointée une difficulté administrative d’état-civil qui va empoisonner tout le XVIIIe siècle. Plus tard, pour ne pas nuire au commerce, en février 1686, Louvois recommande la prudence dans la poursuite des fugitifs : « il vaut mieux en laisser passer quelques-uns que d’établir une contrainte qui ruinerait entièrement le commerce51 ». De même, en avril 1686, il refuse une suggestion de Foucault d’ouvrir le courrier pour repérer les nouveaux convertis recevant des lettres de ministres de l’étranger « parce que cela porterait un préjudice infini au commerce et que le roi ne veut pas que sous quelque prétexte que ce soit le dépôt sacré de la poste soit violé52 ». Cette dernière disposition aggrave la rancœur de l’homme du clan Colbert qui a eu à souffrir de cette appartenance. Celui-ci, en février de l’année suivante, n’hésite pas à écrire dans ses Mémoires « qu’il [Louvois] était beaucoup moins touché de l’intérêt de la religion que du profit immense que lui apportait le port des lettres étrangères53 ».
Ces contradictions sont aussi territoriales, selon l’attitude des intendants et de leurs subordonnés. Elles apparaissent particulièrement à l’occasion du Carême et de la communion pascale en 1686 : faut-il aller jusqu’à la force pour obliger les nouveaux convertis à se confesser et à communier à Pâques, de façon à respecter les commandements de l’Église ? Certains hésitent, de peur du sacrilège ou de la mauvaise impression laissée par ce type de contrainte extrême. Ainsi, à Paris : « On ne pressera point les nouveaux convertis de faire leur devoir de Pâques, n’étant pas encore assez instruits et la plupart étant de la plus grande obstination54. » D’autres n’ont pas ces scrupules, en s’appuyant toujours sur saint Augustin et les donatistes. C’est le cas des Cévennes où Élie de Salvaire, notable nouveau converti de Saint-Jean-du-Gard, en donne un témoignage précis et circonstancié :
Depuis le 27 février, mercredi des Cendres — jour [où] on obligea la plus grande partie des habitants d’aller prendre les cendres sur peine de garnison — nous avons eu le père Verron, dominicain du couvent d’Alès, avec un frère ermite, pour nous prêcher le Carême. Depuis ce temps-là, on a fort pressé les confessions avec la menace de grandes garnisons contre les refusants55.
De fait, un peu plus loin, il rapporte que les habitants de la ville voisine, Anduze, ont reçu six dragons par foyer, et comme les logements n’étaient pas suffisants, certains notables ont été envoyés à la Tour de Constance et les femmes au couvent « pour ne pas faire leur devoir sur la confession et la communion56 ». Après Pâques, la Pentecôte. Une nouvelle offensive est tentée.
Grave erreur qui révèle, s’il en était besoin, la méconnaissance radicale de la culture réformée. Les huguenots ont eu le temps de se reprendre : c’est une chose d’abjurer collectivement dans la panique et l’ambiguïté la plus totale, s’en est une autre de poser un acte aussi personnel que la confession et de pratiquer la communion, objet central de la division entre les deux religions. L’eucharistie venait avant la papauté largement en tête des sermons de controverse prêchés par les pasteurs pendant la période de l’édit de Nantes57. Voilà pourquoi les protestants sont assez nombreux pour refuser les sacrements et mettre en échec la contrainte. Pour la première fois apparaît la limite des méthodes utilisées. Comment les nouveaux catholiques peuvent-ils prendre au sérieux un sacrement, la confession, qu’on leur a appris auparavant à rejeter comme illégitime et quel crédit peuvent-ils donner à la présence réelle du Christ dans une communion imposée de force ? C’est exactement le témoignage de l’évêque de Saint-Pons en Languedoc, Percin de Montgaillard, dans sa lettre pastorale de 1686 : il a entendu dire de quelques-uns « que nous ne croyons pas nous-mêmes si fortement à la présence réelle, puisque qu’on la donne si facilement à des personnes [qui n’y croient pas elles-mêmes]58. » Cette lettre pastorale traduit aussi le malaise profond et durable qui s’installe à l’intérieur de l’Église catholique. Une partie du clergé, on l’a vu, soutient et parfois précède l’action de l’autorité politique, sans états d’âme ; l’argumentation de l’utilisation des logements des gens de guerre pour l’abjuration, la « douce violence », est valable pour le respect des obligations catholiques, d’autant plus que celles-ci figurent dans nombre de formules signés par les « nouveaux convertis ». En revanche, plusieurs évêques, et non des moindres, n’acceptent pas la contrainte pour des actes qui impliquent l’adhésion sincère. Les jansénistes hostiles aux communions des fidèles qui ne sont pas en état de grâce sont les plus fermes, comme l’archevêque de Rouen, Colbert, ou celui de Grenoble, Le Camus. Ce dernier écrit à son ami l’évêque de Luçon, Barillon : « L’exemple de Valence m’a fait peur : à Châteaudouble, on a craché l’hostie dans un chapeau après l’avoir prise par contrainte. » En août 1686, il réussit à obtenir du roi contre l’intendant Bouchu la fin de logements de guerre pour la pratique sacramentelle59. Moins influent et s’opposant à un intendant, Bâville, de grand poids, Percin de Montgaillard n’obtient pas le même succès, se venge en rendant publiques ces lettres au commandant des troupes, le marquis d’Usson, s’indignant des communions forcées, lettres largement diffusées à travers toute l’Europe par le polémiste protestant Jurieu60.
Mais cela ne suffit pas aux autorités. Il leur faut encore triompher à l’heure de la mort en imposant le dernier sacrement, l’extrême-onction. Et pour ce faire utiliser la législation contre les relaps : une Déclaration du roi en avril 1686 précise les peines en cas de refus du prêtre : procès au cadavre, corps traîné sur la claie, jeté à la voierie, et biens confisqués. En cas de survie, galères pour les hommes et prison pour les femmes. Nombreux sont les nouveaux convertis qui cherchent à échapper au choix en cachant la maladie. Les morts subites se multiplient, parfois avec la complicité des curés !
Pour l’heure cependant, le Grand Roi célèbre son triomphe obtenu si rapidement, sans états d’âme, et veut le faire connaître dans le royaume entier et par-delà dans toute l’Europe.