Chapitre V

L’UNIQUE RESPONSABILITÉ ROYALE

Avant même l’enregistrement de l’Édit, une mise en scène a été préparée pour frapper les imaginations et montrer la détermination royale, en s’attaquant aux symboles de la « religion prétendue réformée ». Et d’abord les temples. Dès le 18 octobre, Seignelay, le fils de Colbert, en charge des affaires courantes, annonce au lieutenant général de police de Paris, La Reynie, que le temple de Charenton doit être détruit à partir du lendemain de l’enregistrement de l’Édit, et qu’il doit veiller à éviter tout incident en mobilisant « les brigades du prévôt de l’Île » et les « cavaliers du guet », l’information devant rester secrète jusqu’au lundi 22 octobre, jour de l’enregistrement au Parlement1. Il prévient aussi l’intendant de la généralité. Louis XIV suit de très près l’affaire, comme en attestent le 22 octobre deux lettres du même Seignelay, la première au procureur du Parlement Harlay pour lui demander des nouvelles de l’enregistrement le matin, et la seconde de nouveau à La Reynie pour que celui-ci lui fasse « savoir ponctuellement » le déroulement de la démolition du temple, « Sa Majesté m’ayant demandé plus de quatre fois aujourd’hui si je n’avais pas eu des nouvelles de ce qui s’est passé lors de l’enregistrement de l’Édit ». Conscient de la pression royale, La Reynie envoie la police dès le 22 au soir ; les commissaires du Parlement sont aussi présents. Très tôt le mardi matin, deux cents ouvriers commencent alors la démolition qui se poursuit activement pendant cinq jours. Le lieutenant de police est informé jour par jour de l’avancée de la destruction. Le 28 au soir, il ne reste plus qu’un tas de ruines. Suprême humiliation, le terrain et la maison du consistoire sont donnés au couvent des nouvelles catholiques qui reçoit les converties récentes pour s’assurer de la solidité de leur conversion. Très vite, plusieurs estampes célèbrent l’événement et témoignent de l’écho que le pouvoir a voulu lui donner. La plus ancienne est celle de Nicolas Langlois qui parut dans l’Almanach de 1686, la plus connue est celle de Sébastien Le Clerc qui s’est fait une spécialité du sujet puisqu’il est aussi l’auteur de la médaille sur l’hérésie éteinte.

Autre forme traditionnelle de commémoration, la fabrication de médailles. Il y en a au moins quatre2. Une première médaille représentait à l’endroit la Religion en femme voilée foulant aux pieds l’hérésie sous la forme d’une furie avec un flambeau éteint et renversé sur des livres déchirées ; dans le fond une église ; deux inscriptions, en titre HAERESIS EXTINCTA et en exergue EDITUM OCTOBRIS MLDCXXXV. De l’autre côté, le visage de Louis XIV entouré de la mention « Roi Très Chrétien ». Trois autres médailles furent successivement gravées. Dans la première, la religion couronnait le roi pour avoir « ramené à l’Église deux millions de calvinistes ». La deuxième évoquait la destruction des temples et en parallèle la troisième, plus tardive, en 1699, la construction d’églises pour accueillir les nouveaux convertis. Ces médailles étaient régulièrement offertes en présent aux princes et ambassadeurs étrangers dans un but de propagande, et cela jusqu’au début du XVIIIe siècle.

Ce fut aussi l’époque où plusieurs villes, plus ou moins à l’initiative des intendants, érigèrent des statues de Louis XIV. Parmi les hauts faits figurait en médaillon le souverain terrassant l’hérésie symbolisée par des monstres ou des serpents ; à Paris, place des Victoires, le monument en l’honneur du souverain contenait ainsi un médaillon de Martin Van Den Bogaert et Martin Desjardins intitulé « L’hérésie détruite ou la Révocation de l’Édit de Nantes — 1685 ». À Poitiers, les marchands financèrent une grande statue du souverain que l’intendant Foucault proposa d’installer sur la principale place de la ville en 1687 ; sur deux des façades, l’une en latin, l’autre en français, était inscrite la datation originale suivante : « La seconde année de l’entier rétablissement de la religion catholique en France »3. En 1688, le sculpteur Girardon reprit le thème iconographique de la première médaille gravée dans un bas-relief à Troyes. Même traitement à Montpellier dans l’arc de triomphe du Peyrou (1693) : c’était l’un des quatre moments forts du royaume4. Le thème inspira plusieurs peintres ou sculpteurs dans les années qui suivent 1685, le plus célèbre étant Charles Le Brun, mais on relève aussi un relief de Jean Hardy de 1688. Certains tableaux, celui de Le Brun par exemple, furent prolongés par des estampes. Même si l’Académie royale de peinture et de sculpture n’est pas parmi les plus zélées sur le sujet, elle n’en organisa pas moins, le 8 février 1687 à l’église de l’Oratoire de Paris un service « en actions de grâces pour le rétablissement du roi ». Le Brun fut chargé des plans et du détail de la décoration de l’église5. L’ensemble comprenait neuf grands tableaux et vingt-quatre bas-reliefs faits exprès, plusieurs riches tentures de tapisserie et une illumination ingénieusement disposée ; l’un de ces tableaux représentait l’Église victorieuse de l’hérésie, un second la démolition du temple de Charenton6.

UNE OPINION UNANIME ?

D’une mise en scène très étudiée — nous parlerions aujourd’hui d’un plan de communication — faut-il en conclure à l’unanimisme de l’opinion publique ? C’est l’idée habituellement reçue et qui s’appuie sur plusieurs déclarations dithyrambiques qui confortent cette approche7. Madame de Sévigné ouvre la série dans une lettre à son cousin Bussy-Rabutin, le 28 octobre 1685 : « Vous avez vu sans doute l’édit par lequel le Roi révoque celui de Nantes. Rien n’est si beau que tout ce qu’il contient, et jamais aucun roi n’a fait et ne fera rien de plus mémorable. » Bossuet, dans son oraison funèbre pour celui qui est considéré comme l’un des principaux artisans de la Révocation, le chancelier Le Tellier, le 25 janvier 1686, fait de Louis XIV « un nouveau Constantin et un nouveau Charlemagne » qui leur est même supérieur. Pour Racine, le but des victoires est de préparer « cette redoutable puissance […] qui ôte aux hérétiques de votre royaume et l’audace de se révolter et l’espoir de se maintenir par de séditieux commerce avec les ennemis de l’État. » L’Académie française lance un concours sur ce thème dont Fontenelle sortit vainqueur. Le Mercure galant publie plusieurs poèmes célébrant la grandeur de l’événement. Louis XIV est un Hercule coupant « une hydre à cent têtes », un « soleil de justice » choisi par Dieu « pour arriver sans tache au comble de la gloire ». Les éloges s’accumulent sans la moindre distance, très redondants. Louis XIV devient l’égal de saint Louis et prend même le visage du Christ à propos de sa souffrance lors de son opération de la fistule en 1686 : « La douleur qu’il souffrit causa notre salut / Fit trembler l’hérésie et c’était là son but. » Même des non-conformistes semblent se joindre aux courtisans. Jean de La Fontaine fait la louange de Louis XIV dans une lettre à son protecteur, François d’Usson : « la vérité règne en toute la France […] Il met la piété sur le trône à son tour8. » Le janséniste Quesnel affirme : « C’est un coup digne du plus grand roi du monde et il n’a encore rien fait qui approche de cette grande action9. » À un niveau plus modeste, les professeurs du collège Louis le Grand composent et publient un recueil de vers latins sur le triomphe de la religion à propos de la Révocation10. Le discours se modèle sur la communication royale.

Au-delà des paroles, certaines pratiques confirment une hostilité populaire persistante à l’égard des protestants, plusieurs victimes des dragonnades en témoignent. Ainsi à Montauban, en septembre 1685, Pierre Garrisson est « intimidé par les menaces d’une foule extraordinaire » ou à Dieppe lorsque, le 12 novembre, les cavaliers arrivent dans la grand rue et rentrent dans les maisons huguenotes, le tourneur en ivoire Jean Périgal note « les cris de joies » des catholiques11. Cette attitude dans la prolongation directe du climat du XVIe siècle traduit aussi de la rancœur sociale, dans la mesure où, dans plusieurs villes, les protestants tiennent « le haut du pavé ». Il est alors difficile de séparer tensions sociales et oppositions religieuses. D’autres pratiques relèvent de la jalousie du voisinage ou d’occasions d’enrichissement facile à saisir, particulièrement à propos des biens de fugitifs ou d’obstinés. Il n’est pas rare de voir la partie de la famille nouvelle convertie être la première à en profiter.

 

Pourtant le dossier mérite d’être repris. La première à l’avoir fait il y a un quart de siècle est Hélène Himelfarb, conservatrice au château de Versailles. Elle s’est intéressée à la participation de l’Académie royale de peinture et de sculpture et de celle de musique à la célébration du « grand événement » à travers leurs diverses formes d’intervention, prix, morceaux de réception12. Elle s’attendait à une multitude d’expressions artistiques. Or, à sa grande surprise, sa récolte fut très maigre et l’impression d’indifférence l’emporte ; le domaine musical est particulièrement pauvre : deux vers seulement évoquent la Révocation dans l’ensemble des dix-huit livrets d’opéra étudiés, alors que les autres succès royaux sont largement célébrés, de la naissance du duc de Bourgogne à la campagne du Palatinat, en passant par la trêve de Ratisbonne et la paix de Nimègue : tout se passe comme si les musiciens avaient voulu éviter le sujet. Pour les beaux-arts, les résultats sont meilleurs sans être significatifs, le contraste est fort avec les commandes des villes ou de courtisans qui viennent d’être évoquées. Dans le domaine des peintures et des sculptures d’histoire, sur les vingt sujets religieux proposés, seulement trois eurent pour thème la Révocation ou l’extinction de l’hérésie et deux seulement furent exécutés, non sans peine, avec beaucoup de retard et de difficultés, alors que l’Académie était habituellement beaucoup plus exigeante. Tout prouve l’absence de zèle de l’institution royale. Faut-il y voir la présence de nouveaux convertis, au moins dans l’Académie de peinture et de sculpture, qui aurait entraîné « un malaise » ? La conservatrice parle d’atmosphère « si lourde » dans les délibérations des séances de 1681 à 1686 et note que les sympathies de la compagnie semblent se tourner vers les exclus. On ne peut pas en dire plus, mais cette enquête a le mérite de revoir avec plus d’attention et de nuances les réactions unanimes.

Dans la prolongation des interrogations d’Hélène Himelfarb, il faut d’abord évoquer la remarque curieuse du grand janséniste Antoine Arnauld à son correspondant, Louis-Paul du Vaucel, le 15 décembre 1685 :

Antoine Arnauld met en valeur une réalité qui à première vue peut susciter une certaine surprise. Pourquoi le Grand dessein n’a-t-il pas été célébré par des réjouissances publiques qui accompagnaient chaque grand succès militaire et diplomatique, et qui furent organisées l’année suivante pour célébrer l’heureux rétablissement du monarque après son opération de la fistule ?

Prenons un autre exemple, plus modeste mais significatif par la ville concernée. Nous venons d’évoquer l’érection de la statue de Louis XIV à Poitiers. L’intendant Foucault, très fier de cette initiative, a laissé dans ses Mémoires une brochure et des notes décrivant la grande fête d’inauguration le jour de la saint Louis avec les décors, le spectacle, les poèmes chantés ; aucun détail n’est oublié. Les mérites du Grand Roi, prince de la guerre et de la paix, sont exaltés sous de multiples formes à grand renfort de références mythologiques. Or, dans une province où le poids des huguenots est important et où la lutte contre l’« hérésie » a dominé l’actualité de ces dernières années, avec un engagement très fort de l’intendant se glorifiant des succès obtenus dans les conversions, les références à la Révocation se limitent à trois13 : une partie du sermon de la messe solennelle, un tableau intitulé L’Hérésie expirante avec l’inscription « de l’estat par ses soins, l’hérésie est bannie » et deux vers assez ternes : « La discorde aux enfers gémit sous sa puissance / Il vient de rétablir les autels14 ». Il n’était guère possible de faire moins : quelques lignes dans une brochure descriptive de plusieurs pages. La pièce de théâtre comme les grandes allégories présentées au public sont muettes sur le sujet. Tout se passe comme si l’hommage rituel une fois rendu au Grand dessein, les autorités locales préféraient mettre en valeur bien d’autres motifs de gloire. À sa manière, la fête de Poitiers confirme l’appréciation d’Antoine Arnauld : l’événement n’est pas ignoré, mais il n’est pas particulièrement mis en valeur — est-ce parce qu’une partie des acteurs sont les marchands qui dans la province sont liés aux huguenots, ou parce qu’au-delà de la décision juridique, la question n’est pas encore réglée ?

Il est aussi nécessaire de revoir les approbations aux motivations diverses. Certaines formules des thuriféraires habituellement retenues sont ambiguës. On connaît les raisons qui conduisirent La Fontaine à célébrer la Révocation, il suffit de lire la fin du poème, où le fabuliste espère bien voir le monarque s’intéresser à lui. Quant à Fontenelle, il doit donner le change et se faire pardonner son allégorique et anonyme Relation de l’île de Bornéo publiée en janvier 1686 dans les Nouvelles de la République des Lettres, le périodique de Bayle : sous couvert d’une fiction racontant les disputes entre une mère et sa fille, il évoque les querelles entre Rome et Genève et ridiculise la première, « magicienne tyrannique » qui se fait servir par des ministres eunuques. Les approbations jansénistes comme celles de Quesnel sont aussi liées à la volonté de se défendre contre l’accusation de complicité avec le calvinisme.

Certains gestes de sympathie vis-à-vis des huguenots ne signifient pas désapprobation de la politique royale mais montrent au moins une réserve, sinon un regret. La Vie de Pierre Du Bosc, déjà citée, rédigée par son gendre Philippe Legendre peu après sa mort, certainement à partir de souvenirs recueillis, en offre un premier exemple. Selon des procédures courantes, le pasteur fut accusé avec ses collègues d’avoir accueilli dans le temple un relaps. Il échappa aux peines plus infamantes, mais il dut s’exiler en août 1685. Avant son départ, il reçut la visite du curé de la cathédrale et « d’autres personnes de qualité qui pleuraient sa destinée » et il sortit de la ville « avec toutes les bénédictions du peuple catholique15 ». Dans le même temps, une procédure était engagée contre ses collègues voisins de Quevilly, où était construit le temple de Rouen, pour le même motif et dans le même but, détruire un lieu de culte et se débarrasser d’une autre grande personnalité, Basnage. Aucun témoin ne confirma l’accusation ; Philippe Legendre raconte que leur commissaire catholique « dit toujours dans la ville que les Ministres de Quevilly lui paraissaient innocents » et il ajoute « quelqu’attaché qu’il soit à sa religion, il agit toujours fort équitablement avec eux lorsqu’il leur fit prêter l’interrogatoire16 ». Il en fut de même des deux ecclésiastiques qui faisaient partie de la Chambre. Cela ne sauva pas le temple qui fut à son tour détruit. Comment interpréter aussi l’attitude à l’égard du pasteur Claude lors de son départ de France ? Le célèbre controversiste avait eu droit à un traitement de rigueur puisqu’au lieu des quinze jours accordés par l’édit de Fontainebleau aux pasteurs qui choisissaient l’exil, il ne bénéficia que de quarante-huit heures, ce qui était bien la preuve de l’hostilité du roi à son égard. Pourtant, si l’on en croit Bayle, il reçut plusieurs marques de sympathie pendant son voyage d’exil et fut même accueilli par le recteur jésuite de Cambrai.

Minoritaires, mais plus fréquents qu’on ne pourrait le supposer, sont « les traits d’humanité de catholiques » pendant la tourmente des grandes dragonnades : les récits de victimes en sont parsemés. Élie Benoist, qui ne peut pas être soupçonné de complaisance, fait un relevé d’actes de catholiques pitoyables, et de dragons même qui ne furent pas inaccessibles à la compassion. On y voit une geôlière de l’Hôpital général de Paris prendre en pitié une de ses prisonnières, un gentilhomme catholique déclencher un procès contre le meurtrier d’une protestante, plusieurs soldats et officiers cherchant à épargner les personnes qu’ils devaient persécuter ou même les aider à fuir17. Le Poitevin Jean Migault en bénéficie à plusieurs reprises. Lorsqu’il reçoit l’avalanche des soldats, il demande l’autorisation d’aller chercher des provisions, se rend chez ses voisines catholiques qui lui révèlent le plan du curé, le conduire de force à l’église, et qui le cachent dans un jardin. Pendant ce temps, sa femme est soumise à toute une série de mauvais traitements et d’outrages malgré les supplications de ces voisines. Le vicaire, mis au courant, réussit à enlever la femme et ferme les yeux lorsque les voisines catholiques la cachent. Il dit alors : « Que Dieu lui accorde à elle et à son époux sa miséricordieuse protection. » Les voisines facilitent ensuite la fuite du couple et Migault conclut l’épisode : « J’éprouvais une douceur inexprimable à voir ces bonnes catholiques unir leurs actions de grâces aux nôtres pour remercier le Père commun qui nous délivrait si heureusement18. » Les voisines jouent encore leur rôle dans la deuxième dragonnade subie par le couple ; dans la suite du récit de Migault apparaissent périodiquement des catholiques qui l’aident, lui à ses enfants, à échapper aux soldats.

Plus surprenant encore, le récit du gentilhomme Bostaquet sur sa fuite en Hollande. Sa première tentative avait échoué et s’était soldée par une blessure au bras. Il se fit d’abord aider par son curé, qui s’était toujours conduit avec lui avec beaucoup d’obligeance et lui avait manifesté son hostilité à la contrainte19. Puis il se rendit chez un parent, Monsieur de Verdun, « quoiqu’il fût papiste et même cagot ». Il ne craignait rien de lui et fut très bien accueilli, y fit bonne chère et fut soigné par un médecin. Son curé et un autre de ses confrères les rejoignirent et le gentilhomme huguenot conclut :

Mais ce n’est pas fini. Partant pour l’exil, il s’arrêta encore chez un Monsieur de Morimont, une relation de son gendre qu’il ne connaissait pas lui-même. Ne voulant pas le compromettre, il lui raconta sa mésaventure avant même d’entrer chez lui. Celui-ci lui répliqua qu’il se sentait très honoré de sa confiance et qu’il se mettait à son service. Il recevait des gentilshommes qui, « tous papistes », lui proposèrent aussi leurs services21. N’y voyons pas un œcuménisme avant la lettre, parfaitement anachronique, mais une solidarité d’élites qui prennent le risque de l’illégalité la plus manifeste. Mais Migault, beaucoup plus modeste, a aussi été sauvé par des catholiques. Nous serons plus surpris par une nouvelle expression des solidarités locales qui conduit des catholiques à ne pas soutenir les autorités dans leur chasse aux huguenots. Le cas collectif le plus spectaculaire est celui des catholiques de Pouzauges et Moncoutant à propos des assemblées clandestines du début de 1687, que l’intendant Foucault en personne signale pour ne pas avoir dénoncé leurs compatriotes huguenots et n’avoir fourni aucun témoin à l’accusation. La demande de sanction ne se fait pas attendre : « J’ai proposé au Roi d’y envoyer un régiment de cavalerie.22 » Cette complicité en Poitou n’est pas unique : des fermiers catholiques indiquaient à des fidèles égarés les lieux où se tenaient les assemblées interdites. En 1698, un catholique avertit un prédicant de son arrestation prochaine, ce qui lui permet de se sauver. Le nombre de curés complaisants pour différentes raisons, y compris financières, n’est pas négligeables, une trentaine environ dans la région23. Une solidarité villageoise collective dans un monde populaire apparaît ici, que les logements de gens de guerre vont dissoudre.

Du côté catholique, les Mémoires du comte de Forbin, qui mena une carrière de marin jusqu’au Siam, offre un témoignage moins dramatique mais comparable24. À plusieurs reprises, tout au long de sa carrière, le marin eut l’occasion de rencontrer des huguenots soit en France, soit au Refuge. L’officier du roi, légitimiste, ne met jamais en doute la politique royale vis-à-vis des huguenots qu’il considère comme un fait et qu’il ne juge jamais. Cela ne l’empêche pas d’avoir d’excellentes relations avec plusieurs d’entre eux. Tantôt il les aide ; il cherche ainsi à éviter un logement de gens de guerre à un gentilhomme poitevin qui l’avait hébergé un jour où il s’était égaré ; au Siam, il plaide en faveur d’un marchand huguenot, soutenu d’ailleurs par d’autres Français. Tantôt il est aidé, en particulier en Angleterre où il est prisonnier. Là encore, comme pour Bostaquet, nous retrouvons une solidarité entre « honnêtes gens ». Plusieurs décennies de coexistence ont laissé des traces qui ne pouvaient pas s’effacer immédiatement.

De plus grand poids est le premier prince du sang, le Grand Condé, dont tout indique une certaine tolérance et la distance vis-à-vis de la politique royale. Bien entendu, il n’a fait aucune déclaration dans ce sens, mais tous les indices convergent. Ayant eu longtemps la réputation de libertin, il s’est converti peu avant sa mort en 1686, Voltaire lui reprochant assez d’être dévot à la fin de sa vie. Pourtant cette conversion n’enlève rien à son non-conformisme permanent. Il a été un lecteur favorable de Pierre Bayle dans sa Critique générale de l’Histoire du calvinisme de Mr de Maimbourg, auteur d’une histoire du calvinisme hostile. Dans son entourage figurent des protestants ou d’anciens protestants. Il intervient pour l’un d’entre eux, Morin, réticent à la conversion. Par une faveur exceptionnelle, il obtient du roi pour celui-ci la possibilité de partir à l’étranger sous prétexte de réfléchir et de se préparer à la conversion ! Ruvigny, l’ancien Député général, lui rend visite avant son départ et continue ensuite à correspondre avec lui. Visiblement, il se passionne pour la controverse religieuse et pour les suites de la Révocation et s’informe à travers une multitude de correspondants sur la réalité des conversions et l’importance de la résistance huguenote. Ce sont les premières sources du côté catholique sur l’échec de l’édit de Fontainebleau. Nous y trouvons d’abord une liberté générale de ton éloigné du discours officiel sur le sujet. Plusieurs montrent une véritable compassion vis-à-vis des opiniâtres, comme Marin évoquant le sort de Monsieur de Beringhen, le beau-père du duc de la Force, ou comme le comte de Lussan décrivant la rigueur de la répression dans le Bas-Languedoc. Le plus frappant est la remarque d’un officier de Condé, Thésut, le 3 août 1686 :

Il est évident que si Thésut présente les huguenots sous ce jour aussi favorable, c’est bien parce qu’il sait son lecteur capable d’entendre de tels propos, si dévot soit-il, depuis deux ans. Mais d’autres personnalités à la Cour, tout aussi bien placées, n’ont pas non plus beaucoup d’enthousiasme pour le Grand dessein. On songe à la princesse Palatine, Madame, la femme du frère de Louis XIV, d’origine protestante il est vrai et dont la conversion fut purement politique, ou au janséniste d’Aguesseau, hostile aux dragonnades et qui, consulté, penche toujours pour la modération.

Une attention particulière doit être portée aux relais indispensables de la politique de révocation sur le terrain, les prêtres. Il existe des curés « accommodants » se contentant de formules vagues dans l’abjuration, ou fermant les yeux sur l’absence à la messe. Plusieurs ont été repérés, par les huguenots eux-mêmes, dans les bastions réformés cévenols : ainsi, dans une paroisse proche d’Anduze, le vicaire de Boisset leur demande simplement de renoncer à leurs erreurs et de croire en Jésus-Christ. Il en vient même à accorder des certificats de catholicité, sans que les bénéficiaires aient signé en bonne et due forme leur abjuration. Quant à la messe, dans ces zones massivement huguenotes, il la supprime tout simplement26 ! Dans le diocèse de Saint-Pons, il est vrai déjà suspecté par un évêque janséniste, un curé est emprisonné pour « avoir eu de la complaisance pour les religionnaires27 ». Les compromis à propos de l’assistance obligatoire à la messe sont plus fréquents ; nombre de curés du diocèse de Montpellier se contentent de la présence d’un adulte par famille28. Des prêtres qui secondent par ailleurs la politique royale cherchent à éviter le pire pour la population qu’ils ont en charge. C’est ainsi que le vicaire Barthieu de Saint-Jean-du-Gard n’hésite pas à faire un faux certificat attestant que tous les religionnaires se sont convertis, alors qu’un tiers au moins n’a pas abjuré, pour faire partir les troupes et éviter la prolongation des logements de gens de guerre29. Élie Benoist cite un cas extrême à propos des communions forcées qui se transforment en communions sacrilèges avec poursuites judiciaires et condamnation à être brûlé. Il cite le cas d’une femme du Sud-Ouest que son curé doit dénoncer, mais celui-ci prend soin auparavant de la prévenir pour qu’elle puisse s’enfuir30. Derrière cet exemple surprenant apparaît, déjà abordé, le problème de la pratique des sacrements qui conduit le corps pastoral à se diviser et plusieurs évêques à prendre leurs distances. Ajoutons que les sources écrites sous-estiment par nature les attitudes conciliantes ou charitables, puisque leurs auteurs et les bénéficiaires gardent le plus souvent un silence protecteur. Nous l’avons constaté pour des périodes plus récentes.

Cette brève analyse et ces exemples ne remettent pas en cause le souhait de l’unité religieuse, encore moins l’attachement au roi protecteur et garant de l’unité du royaume. C’est même d’abord cet attachement prioritaire au roi qui fait accepter et soutenir l’édit de Fontainebleau. Restreindre les privilèges des huguenots était une opinion largement partagée. Y avait-il pour autant une « demande de Révocation » ? Aucun signe ne le montre. Il existe bien un groupe très actif de catholiques dévots pour qui la Révocation est l’accomplissement d’un rêve caressé depuis l’origine de l’édit de Nantes et qui joue un rôle important dans l’exécution de la décision. En est-il pour autant responsable ? Il n’a plus la même audience et son influence a décliné. Dans les attitudes variées, non seulement face à l’édit de Fontainebleau mais aussi face aux méthodes utilisées avant et après le 17 octobre 1685, il faut se demander la part de l’esprit de Cour, pour ne pas dire de courtisanerie, de la conviction sincère et de la distance silencieuse. Une partie des élites locales, moins soumises à Versailles, ont visiblement privilégié une solidarité sociale, parfois économique, probablement choqués de voir bafouer les privilèges de leurs relations, mêmes protestantes. Près d’un siècle de coexistence et l’éloignement des Guerres de Religion avaient facilité une certaine tolérance, n’hésitons pas à utiliser le terme dans son sens initial, c’est-à-dire accepter ce que l’on n’approuve pas mais que l’on ne peut pas éviter.

À CÔTÉ DU ROI, LOUVOIS
ET LES INTENDANTS

Après cette analyse, faut-il longuement insister sur la responsabilité première de Louis XIV lui-même ? Tout au long du processus qui a conduit à l’interdiction du protestantisme et dans la suite de cette interdiction, on voit le roi personnellement attentif aux moindres détails, par exemple à l’occasion de la conversion ou de l’obstination de tel ou tel noble, comme le duc de La Force31. Rappelons-nous ce qu’il a fait dans les jours qui ont suivi la Révocation, son engagement personnel dans la destruction du temple de Charenton. L’évolution de sa dévotion, ce que certains ont appelé sa conversion, a une influence mineure sur le sujet. Cette fameuse conversion, en rapport avec sa maladie, est postérieure au changement de stratégie de 1681 avant tout, mais aussi à l’édit de Fontainebleau de quelques mois. Mais à cette remarque chronologique de poids s’ajoute une raison de fonds, la conversion dont il est question est le respect de la morale chrétienne et la préoccupation du salut personnel, elle n’est pas une découverte de la religion catholique. Les Mémoires l’ont montré : Louis XIV a eu très tôt une vision claire de sa politique religieuse, en rapport avec la place du souverain « lieutenant de Dieu » sur terre. Il a toujours espéré réunir ses sujets dans une Église gallicane qui a pris ses distances avec le pape sans rompre avec celui-ci ; il a besoin de Rome pour condamner le jansénisme, qui le préoccupe dès le début de son gouvernement personnel, et pour faire face aux monarchies très catholiques des Habsbourg. Il est d’ailleurs suffisamment opposé au schisme pour ne le provoquer qu’en cas de nécessité et si le pape ne reconnaissait pas toutes ses prérogatives. De ce point de vue, il s’estime en continuité avec ses prédécesseurs : la Révocation elle-même est la phase ultime et réussie d’une entreprise initiée dès l’édit de Nantes et contenue dans la formulation de celui-ci, ce qu’une analyse fine du texte ne contredit pas, nous l’avons vu.

En revanche, la stratégie a évolué ; le souverain ne se l’interdisait pas dans ses Mémoires. On peut d’ailleurs en comprendre aisément les raisons. Une des origines du changement est sans conteste la situation internationale. Se trouve ainsi vérifiée une des assertions du préambule de l’édit de Révocation, le rapport avec la paix un moment retrouvée. Nul doute que les protestants français n’aient longtemps été protégés par la volonté de lutter contre les Habsbourg, ce qui impliquait l’alliance avec les princes protestants d’Allemagne et l’appui de l’Angleterre. Ainsi Ruvigny, le Député général des protestants français, eut longtemps des missions diplomatiques auprès du roi d’Angleterre Charles II, ce qui renforçait sa position de Député général. La fin de cette menace ne rendait plus nécessaire ces précautions. Bien plus, la concurrence pour le titre de « prince le plus chrétien » avec l’Empereur, auréolé de sa victoire sur les Turcs, encourageait Louis XIV à précipiter la fin de l’entreprise de réunification. Ce n’est pas la seule raison. Deux autres, au moins, sont apparues clairement : tout d’abord l’achèvement de l’Église gallicane ; 1682 et 1685 sont étroitement liés et de plusieurs façons. Aux yeux de Louis XIV et de ses collaborateurs, l’indépendance à l’égard de Rome enlevait un des principaux motifs de séparations des chrétiens du royaume. Ce gallicanisme a d’ailleurs joué pour le ralliement volontaire de certains protestants. C’est aussi le fonds de l’accord implicite entre le roi et l’Assemblée du clergé. Le premier veut bien satisfaire les demandes répétées de la seconde contre les protestants, à condition que celle-ci accepte la distance avec le siège pontifical. Louis XIV n’a aucune peine à mettre en application une politique contre les « hérétiques » qui correspond à la réalisation de son objectif final. Voltaire déjà avait bien vu cette étroite relation : Louis XIV « voulut à la fois humilier le pape d’une main et écraser le calvinisme de l’autre32 ».

Plus décisif encore : le roi vient de gagner sur le plan militaire, mais il peut acquérir une gloire plus grande encore, réussir le Grand dessein qu’aucun de ses prédécesseurs n’a réalisé depuis la cassure de la chrétienté au début du XVIe siècle : supprimer la cause des anciennes guerres civiles en ralliant ses sujets hérétiques à la Religion. Nombre de formules d’abjuration mettent bien en parallèle victoires militaires et rétablissement de l’unité du royaume. C’est exactement ce que dit l’envoyé de Venise à la Cour de France : « Cette gloire, que l’on pensait ne plus pouvoir tirer du monde par les armes, fut recherchée auprès de Dieu, en faisant la guerre aux huguenots par l’abolition des Édits de Nantes33. » Enfin, la réussite dans de nombreux domaines ne pouvait que l’encourager à achever le Grand dessein. Ajoutons enfin que la facilité apparente des conversions de l’été et du début de l’automne 1685 ont précipité la décision finale, mais ici il faut évoquer des exécutants zélés qui ont aussi une part de responsabilité.

 

Ces exécutants-responsables sont clairement apparus tout au long de la mise en place de la Révocation. Non pas Madame de Maintenon, ni le père La Chaize ni même l’Assemblée du clergé. Le père La Chaize a une réelle influence sur la distribution des bénéfices, et peut-être sur la conduite personnelle du souverain, mais il n’apparaît nulle part ailleurs ; Madame de Maintenon est en retrait. Inutile de rappeler l’opinion du roi sur les évêques. Très vite, ce sont les intendants qui ont en charge la politique de conversion. Les missionnaires envoyés de Versailles dépendent d’eux et non de l’évêque du lieu. Les Mémoires de Foucault sont très clairs à cet égard. Seignelay traduit la pensée profonde du roi quand il écrit « la discipline ecclésiastique est fort contraire au service de Sa Majesté34 ». Lorsque Louis XIV suit les recommandations de l’Assemblée du clergé, c’est qu’il veut bien les suivre.

Les collaborateurs du roi jouent un rôle capital à deux niveaux, à Versailles et dans les provinces, par la tactique qu’ils mettent au point et qui va influencer la stratégie. À Versailles, on a pu opposer le clan Colbert, sensible au rôle joué par les protestants dans l’économie industrielle et marchande, et donc temporisateur, au clan Le Tellier, plus acquis aux solutions radicales, le père, de la génération des dévots, par conviction religieuse, le fils par tempérament, souci d’efficacité administrative, pour ne pas dire par courtisanerie. Le clan Le Tellier avait déjà pris le pas sur le clan Colbert mais, de plus, était en phase avec ce Grand dessein de l’Église gallicane qui prenait définitivement forme au début des années 1680. Ceci dit, l’opposition est relative et ne doit pas être exagérée : la tolérance n’est pas face à l’intolérance. Seignelay joue pleinement son rôle dans la mise en place du système de la Révocation, sans montrer aucun état d’âme. Avant lui son père, le grand Colbert, avait donné l’ordre à Marillac en pleine dragonnade, le 17 avril 1681, d’abandonner ses autres tâches pour se consacrer à la conversion des huguenots35 ! Colbert, quoi qu’ait pu en dire la légende, entérinait à son tour par cette instruction cette méthode de conversion. Foucault, qui appartient au clan, est un « dragonneur » convaincu avant même son arrivée en Béarn. En sens inverse, au moins une fois, mais à un moment décisif, le vieux Chancelier a défendu les protestants. Pierre Du Bosc ne le considérait pas comme un adversaire résolu de sa religion, au contraire, il le voyait en modérateur. Plus tard, le premier à proposer la révocation de l’édit de Fontainebleau, Vauban, appartient au clan Le Tellier.

Ceci dit, il est indéniable que, dans cette période ultime, Louvois est au premier plan, grâce au lien qu’il a su établir avec les intendants, et d’abord avec le créateur de la tactique victorieuse, Marillac, en charge de la généralité de Poitiers. Tout au long de 1681, il est possible de suivre le « jeu de rôle » entre les deux hommes. Reprenons la chronologie de la première campagne de dragonnades. Marillac est en place depuis plus de cinq ans et a déjà utilisé la méthode, mais seulement pour des cas individuels, comme Locke l’a constaté36. Avec les mesures prises à Versailles contre les réformés depuis dix-huit mois, il a parfaitement compris que la stratégie royale a changé et prend donc l’initiative de passer du cas individuel à la généralisation, de sa propre initiative et sans avoir au départ l’aval du secrétaire d’État, mais sans être désavoué et sachant que le roi veut des résultats. Or ces résultats arrivent très vite. L’intendant en rend compte immédiatement à son supérieur, qui s’empresse d’approuver et de légitimer la méthode. Nous l’avons vu lorsque parviennent à la Cour des réactions trop vives et des remontées de plaintes trop fortes, Marillac reçoit des réprimandes, il est rappelé sans que sa carrière en soit véritablement affectée. De même, son successeur, Bâville, entérine le changement de religion obtenu par les « missionnaires bottés ». Dans cette affaire, Louvois occupe une excellente position stratégique. Sous l’Ancien Régime, il n’existait pas de ministre de l’Intérieur, la surveillance et la gestion des généralités (ou intendances) étaient partagées entre les quatre secrétaires d’État. Louvois avait sous sa juridiction, entre autres, le Poitou. Cela lui permit de suivre de près la dragonnade expérimentée par Marillac. Ensuite, lorsque la méthode est reconnue efficace et généralisée, il en contrôle l’instrument, autrement dit les régiments, comme secrétaire d’État à la Guerre, ce qui lui donne la possibilité d’intervenir dans toutes les généralités alors qu’en théorie c’est un autre secrétaire d’État, Châteauneuf, qui a en charge le dossier des huguenots37. Les archives en donnent la preuve : nous voyons apparaître constamment sa plume sur le sujet, y compris dans le Languedoc pourtant confié dans la répartition des généralités au même Châteauneuf. Cette tactique de conversions est pour lui le meilleur moyen d’assurer son influence en période de paix et il ne peut donc que pousser à son utilisation, comme l’a révélé sa correspondance avec Boufflers.

Voilà pourquoi Louvois est aussi présent, quatre ans plus tard, dans le deuxième acte, lorsque l’intendant du Béarn, Foucault, imitant son collègue, prend l’initiative d’utiliser les troupes à sa disposition : il est plus audacieux encore puisque le roi n’y est pas favorable. Il est vrai que le 23 juillet 1681 déjà, alors qu’il était intendant à Montauban, il avait demandé des troupes « pour seconder les missionnaires ecclésiastiques ». Demande qui lui avait été refusée38. Quatre ans plus tard, il a estimé à juste titre que son initiative serait approuvée dès les résultats connus et qu’il ne courait aucun risque de désaveu. Le même jeu de rôle se reproduit avec une similitude surprenante ; l’intendant n’est même pas rappelé, il est au contraire promu à Poitiers, et pour cause, puisque Versailles a décidé de généraliser la méthode en juillet 1685 — la paix le permet.

Un troisième intendant intervient pour la dernière campagne de dragonnades après la Révocation : Bâville, en charge du Languedoc, mettant en cause le dernier article sur la dévotion privée avec l’appui du commandant des troupes, Noailles. Ici, point d’hésitation, Louvois donne immédiatement raison à l’intendant comme ensuite à tous ses collègues et l’article XII n’est plus appliqué. La tactique à court terme s’est donc révélée remarquablement efficace et a conduit à précipiter l’interdiction officielle du protestantisme. S’il faut incriminer d’autres auteurs de la Révocation que le roi, outre Louvois, ce sont Marillac, Foucault, et Bâville, non le père La Chaize ou Madame de Maintenon, spectateurs bienveillants, mais non acteurs.

Ce jeu de rôle ne se limite pas d’ailleurs au rapport secrétaire d’État-intendants. La même relation est à l’œuvre dans le domaine juridique, entre décision parlementaire et application des juges locaux. Une des victimes, Pierre Du Bosc, l’a fort bien vu, en disant un jour au chancelier Le Tellier : « Quand le Roi usait de quelque rigueur, il fallait s’attendre qu’elle deviendrait incomparablement plus grande au loin », faisant allusion à l’aggravation des arrêts du Parlement par les juges royaux locaux39. Mais n’était-ce pas précisément l’habileté du système ? Les subordonnés zélés explicitaient, mettaient en œuvre ce que le roi ou même ses ministres ne pouvaient pas dire ouvertement sans légitimer la conversion par la violence. Ils approuvent ensuite les résultats en recommandant verbalement d’éviter les débordements.

LA DOUCE VIOLENCE

La question de l’information du roi et de la Cour sur les dragonnades, souvent soulevée, est donc un faux problème. D’abord, comme le note Élisabeth Labrousse, que pouvait-on comprendre de Versailles au sort réel des gens des provinces plus ou moins lointaines et pas seulement sur ce sujet ? C’était très abstrait40. Dès le premier essai poitevin, de nombreuses informations sont parvenues à Versailles, les lettres de demande d’enquêtes le prouvent suffisamment. Il existe un témoignage plus significatif encore, y compris dans ses contradictions, celui d’Élie Benoist lui-même. L’historien de l’édit de Nantes se présente sur ce point comme un témoin direct « durant plus de trois semaines de séjour à Fontainebleau ». Il fait une constatation qui le surprend. D’une part, les violences du Poitou faisaient l’objet de toutes les conversations « à table, dans les cours du Louvre, dans les galeries, dans l’antichambre du Roi » sans que le souverain fût informé : « il fallut bien du temps avant qu’on eût la liberté de parler sans déguisement41 ». Le roi ne savait-il pas ou ne voulait-il pas savoir ? Dès le mois d’octobre 1681, la correspondance de Madame de Maintenon montrait sa connaissance de la situation, lorsqu’elle conseillait à son frère d’acheter en Poitou des terres qui ont perdu de la valeur. Reprenons la lettre fondamentale de Louvois du 18 mars 1681 qui légitime la méthode des logements des gens de guerre : c’est le chef-d’œuvre du double langage fustigé par Pierre Bayle. L’approbation est claire et sans ambiguïté puisqu’il y a un mode d’emploi avec des proportions à respecter, un prétexte, ne pas accabler les pauvres, et le secret sur la véritable motivation : « donner de bouche aux maires et échevins des lieux, sans leur faire connaître que Sa Majesté désire par là violenter les huguenots à se convertir42 ». Élie Benoist montre ensuite toute l’argumentation mise en place pour minimiser la place de la contrainte.

Les autorités et le roi lui-même se donnent bonne conscience en rappelant périodiquement la nécessité d’éviter la violence. Il suffit de lire les nombreuses correspondances sur le sujet. Un seul exemple, la veille même de la Révocation, à propos d’une femme qui s’est plainte d’avoir supporté une compagnie et demie de dragons, Louvois rappelle à l’ordre Foucault en termes sévères :

Avertissement verbal ! L’intendant peut être tranquille : trois jours auparavant, il avait été informé que le roi avait désapprouvé le président du Parlement de Pau qui avait accepté une plainte sur les logements de gens de guerre et lui interdisait à l’avenir de les accepter. On ne connaît aucune véritable sanction pour excès de violence.

En tout état de cause, le thème de la légitimité d’une certaine violence a été développé à partir de la phrase évangélique compelle intrare, « force-les d’entrer », et par le rappel de la position de saint Augustin à l’égard de l’hérésie des donatistes demandant l’intervention militaire de l’autorité impériale. Fait hautement symbolique : le dimanche qui suit la Révocation, Bossuet, plutôt modéré — tout est relatif —, fait un sermon sur ce fameux verset évangélique pour justifier à son tour la violence. Son homélie est très appréciée, en particulier de la Dauphine « qui ne parla d’autre chose » pendant le repas44 ! Certains n’hésitent pas d’ailleurs à utiliser l’expression « de douces violences ». La discussion est aussi historique. Louis XIV n’a fait que répondre à la violence des hérétiques pour imposer leur religion.

L’habileté de la méthode initiée par Marillac permettait de rendre invisible la violence extrême. La pression initiale des soldats est tellement forte qu’elle suffit rapidement à créer un climat de peur intense, se propageant dans toutes les communautés huguenotes, à travers le temps, d’une extrémité de la France à l’autre. Il s’est créé une mémoire de la dragonnade dont Foucault profite en Béarn quand il reprend la technique, et plus encore Bâville en Languedoc quelques mois plus tard, par mémoire et peurs accumulées. Dans un deuxième temps, les abjurations pouvaient donc intervenir sans violences directes et apparentes. Élie Benoist explique clairement le phénomène : « La terreur se répandait bien plus loin que la violence et le mal arrivé à trois ou quatre faisait perdre courage à quatre ou cinq cents45. » Il s’est livré à un comptage des conversions obtenues par violence pure et attestées par des sources ; il les évalue à deux cent dix-huit, certainement sous-estimées, ce qui prouve sa volonté d’honnêteté46 — nombre qui paraît faible mais qui doit être mis en perspective. Tout dépend de ce qui est appelé violences : la contrainte financière est la plus forte et la ruine le risque le plus fréquent, ce qui conduit à céder plus efficacement que la violence physique pour des chefs de famille en charge de la survie d’une lignée ; une autre peur est de se voir enlever les enfants, comme le redoute l’avocat Garrisson de Montauban. La mise en condition psychologique est un modèle du genre et fera école. Les catholiques crient au miracle et les autorités de Versailles acquièrent facilement bonne conscience. « Monsieur Soulier, prêtre » en donne témoignage à propos du Béarn :

Dans les pages suivantes, l’auteur ne manque pas une occasion de souligner que les « conversions » ont été acquises sans logement de gens de guerre. D’autres voient même dans la « capitulation facile » des huguenots la preuve d’une fausse religion, en la comparant à la fermeté des premiers chrétiens. C’est exactement ce que dit Foucault aux gentilshommes poitevins récalcitrants qu’il a réunis le 2 novembre 168548. Ceci dit, malgré toutes les justifications et l’illusion de la douce violence, cette méthode ne paraissait pas normale et suscitait de la mauvaise conscience puisque l’autorité royale ne voulut pas prendre le risque de l’utiliser à Paris et s’interrogea sur d’autres moyens.

Le roi n’a donc pas non plus été abusé par des rapports trop embellis sur les conversions, surtout dans le temps décisif des mois précédents la Révocation. Pendant l’été et le début de l’automne 1685, une véritable panique s’empare des communautés huguenotes méridionales, jusqu’alors redoutées. Tous les témoins l’attestent : catholiques, nouveaux convertis et obstinés religionnaires. Bâville et Noailles n’ont nul besoin de travestir la réalité, ni même de grossir les résultats. Ceux qui se sont enfuis dans les bois restent une minorité que l’on espère réduire ensuite. Peu de responsables s’illusionnent sur la qualité de la conversion et le roi pas davantage. Les missionnaires feront le reste et, à défaut des parents, les enfants seront de bons catholiques. C’est ce que disent les évêques pour le premier argument, et le marquis de Sourches pour le second : « Cette manière de convertir était un peu nouvelle, mais elle ne laissait pas de faire de bons effets, et si les conversions n’étaient pas tout à fait sincères de la part des pères, on était sûr au moins de gagner leurs enfants49. » Ces abjurations de masse présentaient un autre intérêt. Elles transformaient les protestants en « nouveaux convertis ». Dès qu’ils manifestaient par le moindre geste leur attachement à une religion qu’ils n’avaient pas véritablement abandonnée, ils tombaient sous le coup de l’accusation de relaps qui fournissait à l’autorité de nouveaux moyens juridiques de répression.

UNE DÉCISION POLITIQUE :
IMPOSER LES SACREMENTS

Une question subsiste : pourquoi ensuite s’acharner, refuser la pause, en attendant l’effet du travail des missionnaires, et espérer dans la génération suivante ? On peut en effet s’interroger sur la signification de la campagne de confession et de communion de Pâques 1686, comme celle de la mise en application de la législation sur les relaps en cas de refus de l’extrême-onction, puisque les autorités étaient censées faire confiance au temps. Obliger à suivre l’instruction religieuse pouvait se justifier dans l’optique de l’édit de Fontainebleau, mais pratiquer des sacrements qui supposaient une conviction sincère était contraire à la théologie catholique : les sacrements imposés n’étaient pas valides, sans parler de l’invitation au sacrilège. Mais les intendants et les commandants, à l’origine de cette nouvelle étape, ne voyaient dans ces pratiques sacramentelles que le moyen de prouver le caractère irréversible du passage à la nouvelle religion, la suite normale de l’abjuration et le signe du respect de la volonté de Louis XIV ; refuser de se confesser et de communier, c’était désobéir au roi et se comporter en sujet rebelle. Saint Augustin et les donatistes évoqués jusqu’au fin fond des Cévennes justifiaient encore une fois la violence. Versailles laissait faire l’échelon provincial, sans donner d’instructions précises sur ce point, acceptant déjà des positions différentes, comme si, une fois de plus, l’autorité royale attendait les résultats sur le terrain avant de légitimer ou non et de généraliser éventuellement. Cependant, si le roi n’est pas directement à l’origine des campagnes de communion et de confession, d’initiative locale, il est pleinement responsable de la législation sur l’extrême-onction renouvelée en avril 1686.

Cette dernière phase couronne le processus profondément politique de toute l’entreprise. La Révocation est confiée prioritairement aux laïques, officiers du roi, civils ou militaires, les clercs ne venant qu’en deuxième ligne et comme aides aux autorités politiques territoriales. Regardons par qui ont été organisées les grandes séances collectives d’abjuration à Montauban, Montpellier, Nîmes ou Dieppe, même si l’évêque du lieu est convié et si les cérémonies se déroulent ensuite dans les églises. Écoutons les principales formules d’abjuration : la référence à la volonté royale est toujours première, volonté à qui il faut donner satisfaction, avant même la mention « catholique apostolique et romaine ». C’est d’abord la religion du roi à qui il faut « se réunir », une religion du roi qui impose des sacrements, sans se soucier du fondement théologique. Relisons les mémoires de Foucault : l’intendant fait venir les prédicateurs, contrôle les missionnaires, signale au secrétaire d’État les mauvais curés et au besoin les fait remplacer50 : il ne se vante pas. Bâville en Languedoc remplit les mêmes fonctions et la correspondance avec Versailles montre bien où se trouve le pouvoir religieux. Il n’y a guère que le cardinal Le Camus qui échappe à cette tutelle laïque et oblige l’intendant de sa généralité à plier. Louis XIV, achevant une longue évolution, a réussi à soumettre le religieux au politique, en vertu même de sa conception religieuse. Ce qu’il a expérimenté pour le jansénisme, il le développe complètement pour ses sujets réformés. Mais, à partir de là, une logique politique de la pratique religieuse va se heurter à une logique proprement théologique et spirituelle que ni la monarchie, ni les évêques ne réussiront à gérer et qui va créer une situation administrative inextricable. La première faille réside dans cette pratique sacramentelle qui entraîne troubles et divisions à l’intérieur de l’Église gallicane elle-même. L’état de grâce du Grand Roi est terminé, les difficultés commencent.

Mais l’état de grâce ne s’arrête-t-il pas plus avant sur le plan même où voulait se situer Louis XIV, le défenseur de la vraie foi ? Le jour même de la signature de l’édit de Fontainebleau, Colbert de Croissy, en charge des Affaires étrangères, recevait le compte rendu d’une entrevue entre Christine de Suède et le pape où étaient rapportés les propos de la luthérienne convertie au catholicisme, sans doute hostile à Louis XIV, mais qui reflète un point de vue plus large :