Prologue

UNE JOURNÉE ORDINAIRE

Le mercredi 17 octobre 1685, Louis XIV, qui réside à Fontainebleau avec la Cour depuis le début du mois, signe l’Édit révoquant l’édit de Nantes. Jour parfaitement ordinaire, si l’on en croit le chroniqueur du règne, Dangeau : le matin, le roi chasse le sanglier et « le soir, il y eut comédie française1 ». Dans l’intervalle, arrive l’ambassadeur de Pologne. Le souverain tient le Conseil d’État traditionnel du mercredi et signe en fin de journée le texte célèbre, trop tard, sans doute, pour le faire sceller, ce qui est fait le lendemain. Cela explique l’incertitude sur la date officielle retenue ensuite, le 17 ou le 18. Rien de surprenant dans cette quotidienneté : l’acte n’est, en aucune façon, une surprise. Si le chroniqueur n’en dit pas un mot à cette date, il signale la publication d’une ordonnance obligeant les gens de la R.P.R. installés à Paris depuis moins d’un an à quitter la capitale dans les trois jours et ajoute : « l’on ne doute point que l’édit de Nantes ne soit révoqué au premier jour », c’est-à-dire le 18 octobre.

La signature n’est qu’une simple formalité ; tout a été soigneusement préparé en amont pour une application rapide. La décision définitive a été prise neuf jours avant, au Conseil du 8 octobre, après une dernière discussion sur l’opportunité immédiate de la Révocation et ses modalités. Une fois la décision prise, c’est le chancelier Le Tellier, pourtant très malade, et retiré à Chaville, qui prend en charge la rédaction de l’Édit, comme en témoigne son fils Louvois, le secrétaire d’État à la Guerre, par une lettre du 15 octobre écrite de Fontainebleau. On y apprend l’approbation du texte par le roi, avec quelques modifications, et la volonté de celui-ci d’expédier immédiatement, et partout, la déclaration : « Sa Majesté ayant jugé qu’en l’état présent des choses, c’était un bien de bannir au plus tôt les ministres [autrement dit les pasteurs]2. » La confirmation de cette volonté est donnée par les Mémoires de l’intendant du Poitou, Nicolas Foucault, qui fait état de la réception d’un envoi d’une copie en date du 17 octobre, avant même que l’Édit ne soit scellé3.

Même précipitation pour l’enregistrement devant les parlements : ceux-ci en octobre sont en vacance. Théoriquement les chambres de vacations qui assurent l’intérim ne peuvent pas enregistrer les édits. Le roi a l’intention de passer outre. Voilà pourquoi Louvois, visiblement en charge du dossier, demande à Seignelay, le fils de Colbert, le 16 octobre, sur les indications du Chancelier, de mettre l’Édit à enregistrer « même en vacations ». Le lundi 22 octobre, l’Édit est enregistré sans la moindre difficulté par le Parlement de Paris et la plupart des parlements provinciaux. Il n’y a plus que des « nouveaux convertis » (N.C.), à l’exception de l’Alsace qui, intégrée récemment au royaume, échappe à l’édit de Fontainebleau. La veille, Louis XIV a ôté au marquis de Ruvigny, Député général des protestants, cette fonction, en lui interdisant « de ne plus jamais lui parler des affaires des gens de la religion4 », comme si le sujet lui était insupportable. La coexistence originale de deux religions sous un même prince établie en avril 1598 par Henri IV avait vécu.

 

Dans la mesure où les conséquences négatives, pour ne pas dire désastreuses, tant intérieures qu’internationales, sont très vite apparues, contemporains puis historiens se sont interrogés sur les circonstances de la décision comme sur les responsabilités dans la prise de décision. Une première réponse, celle officielle du roi, se lit dans l’Édit lui-même, court et précis avec un préambule5 et douze articles. Le préambule donne, en effet, la justification de la décision prise autour de trois arguments. Louis XIV n’a fait qu’accomplir le souhait de son père et de son grand-père, « réunir à l’Église ceux qui s’en étaient si facilement séparés ». Les circonstances les en ont empêchés : la mort précipitée pour Henri IV, les guerres pour Louis XIII. La paix retrouvée lui permet enfin de réaliser le « Grand dessein ». Enfin, troisième raison, l’édit de Nantes est devenu inutile puisque la plus grande partie des « prétendus réformés » se sont déjà convertis. Le premier argument renvoie au moyen terme du régime de l’édit de Nantes et conduit à revenir aux origines même du compromis élaboré par Henri IV. Les deux autres, au court terme du règne de Louis XIV dans les années 1680. Pour juger de la fiabilité de ce premier argument fondamental, il est donc nécessaire de remonter au temps même de la « fabrication » de l’édit de Nantes et de s’interroger ensuite sur l’attitude de Louis XIII et de son ministre Richelieu, sans négliger celle de Mazarin au temps de la régence d’Anne d’Autriche.

Mais la suite du texte de l’édit de Fontainebleau pose d’autres questions. Neuf des douze articles sont sans surprise. Dès le premier article, après avoir supprimé non seulement l’édit de Nantes mais encore toutes les mesures en faveur des protestants, le texte ordonne la destruction immédiate des temples ; dans les deux suivants les cultes, sous quelque forme que ce soit, sont interdits. Viennent ensuite trois articles sur la disparition de l’encadrement pastoral, soit par conversion, soit par exil. La première solution est largement souhaitée si l’on en juge par les avantages réservés aux pasteurs qui se convertissent : on peut mesurer l’importance de cette décision par la lettre d’accompagnement de Louvois qui aggrave encore les conditions d’exil des pasteurs qui ne peuvent pas conserver avec eux leurs enfants de plus de sept ans ; la correspondance avec les intendants traite souvent de ce sujet. Pour une culture catholique, supprimer le clergé d’une religion, c’est faire disparaître celle-ci ; la présence des pasteurs en France ferait revenir certains nouveaux convertis vers leur ancienne croyance. Pour éviter d’ailleurs ce danger, il est aussi précisé à l’avant-dernier article que les peines contre les relaps, autrement dit ceux qui sont retombés dans leurs erreurs, « seront exécutées selon forme et rigueur », c’est-à-dire par amende honorable et confiscation des biens. Enfin, pour préparer l’avenir, le sort des nouvelles générations est précisé : obligations de baptême et d’éducation catholique avec suppression de toute forme d’école protestante. Jusque-là, l’édit de Révocation reste un texte classique, rétablissant en France le principe international encore en vigueur : tel prince, telle religion. Les défenseurs de l’édit de Fontainebleau l’ont souvent fait remarquer, même si les Provinces-Unies préfigurent un autre modèle de coexistence religieuse. Pour la plupart des penseurs politiques, l’unité religieuse conforte la cohésion d’un État ; la division religieuse est source de faiblesse.

Là où le texte innove, c’est dans l’interdiction pour les simples fidèles d’émigrer sous peine de galère pour les hommes, de prison pour les femmes et de confiscation de tous les biens. Cette interdiction du droit à l’émigration est au moins aussi grave que la décision de la Révocation elle-même. Depuis la paix d’Augsbourg (1555) confirmée par le traité de Westphalie (1648), il existait en effet un aménagement au droit du prince d’imposer sa religion à ses sujets, la possibilité de s’exiler pour les fidèles qui privilégiaient leur foi à leur appartenance territoriale. Ce droit était déjà une première reconnaissance très imparfaite, mais réelle, de la liberté de conscience : même l’édit de 1585, imposé à Henri III par les ligueurs catholiques les plus extrêmes, prévoyait cette porte de sortie. En refusant ce jus emigrandi, Louis XIV se situe en rupture avec la tradition des paix de religion et plus gravement avec le jus naturae et gentium, le droit de la nature et des gens, autrement dit l’une des bases du droit international du temps et contrepartie du droit des princes d’imposer leur religion6.

Il est vrai que pour compenser cette grave rupture avec l’esprit du temps, le dernier article garantissait un minimum liberté de conscience, en contradiction complète avec le reste du texte : ceux qui seraient encore de la R.P.R. (religion prétendue réformée) pourraient rester dans le royaume « sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte de la dite R.P.R. » à la condition « de ne point faire d’exercice, ni de s’assembler sous prétexte de prières ou de culte », c’est-à-dire en pratiquant la devotio privata, la dévotion privée, ou plus exactement la dévotion personnelle, car le culte familial, c’est déjà trop7. Comment expliquer cette nouveauté et sa contrepartie ? Une tolérance individuelle a-t-elle été respectée ?

À ces premières interrogations, s’ajoute la question plus classique sur les responsabilités avec l’habituelle mise en cause très précoce de la seconde épouse du roi, la trop célèbre Madame de Maintenon, accompagnée du non moins célèbre confesseur du roi, le père La Chaize, comme s’il fallait exonérer Louis XIV de sa responsabilité. Tout le monde s’y retrouve, de Saint-Simon aux protestants, en passant par Voltaire. Et lorsque le roi est mis en cause, c’est parce qu’il s’est converti et qu’il expie ses maîtresses sur le dos des malheureux huguenots. Explication simple, trop simple ?

Là n’est peut-être pas le plus important. A-t-on prêté assez attention à « la longue durée de l’événement » ? L’édit de Fontainebleau, lui, n’a jamais été révoqué, même par l’édit de 1787. Il est même renouvelé, renforcé et aggravé par la Déclaration royale de 1724 à la majorité de Louis XV. Certes, la législation antiprotestante n’est pas souvent appliquée — les nouveaux convertis connaissent de larges périodes de rémission — mais elle est présente comme une menace permanente qui peut s’exercer à tout moment, au gré d’un subordonné zélé. En 1752, la campagne de rebaptisations en Languedoc conduit à l’émigration d’un millier de protestants et entraîne une agitation violente qui fait craindre une nouvelle guerre des Camisards. Le pasteur Rochette est exécuté à Toulouse avec les frères Grenier en 1762. Les dernières prisonnières de la Tour de Constance sont seulement libérées en 1768 et les deux derniers galériens en 1775, après des négociations de plusieurs mois. Quatre ans auparavant, en 1771, le pasteur Charmusy est mort en prison à Meaux. L’édit de 1787, bien abusivement appelé parfois édit de tolérance, accorde un état-civil aux protestants en dehors de l’Église catholique, sans pour autant leur donner officiellement la liberté de conscience, encore moins la liberté de célébrer leur culte publiquement. Se voulant dans la continuité de Louis XIV, cet édit est beaucoup moins libéral que celui accordé par l’empereur Joseph à ses sujets dissidents à la même époque. La Révolution elle-même porte encore les stigmates de l’édit de Fontainebleau, ne serait-ce que dans la discussion sur la Déclaration des droits de l’homme ou de la Constitution civile du clergé qui ignore les autres groupes religieux, protestant ou juif.

L’importance de l’édit de Fontainebleau tient ainsi autant dans sa longévité active que dans sa première application. Cette permanence, malgré les preuves de son inefficacité, crée une véritable « culture de la Révocation » qui entraîne une culture de l’intolérance et marque durablement l’histoire de notre pays. Telle est la thèse que ce livre va défendre. Voilà pourquoi à la différence de tous ses prédécesseurs, en particulier ceux qui ont été publiés pour le tricentenaire, en 1985, il ne s’arrête pas aux lendemains immédiats de l’événement mais s’étend jusqu’à la Révolution. L’organisation de l’ouvrage en deux volets, chacun s’efforçant de répondre à une interrogation précise, traduit cette perspective. Le premier reprend la question classique posée dès l’origine de la prévisibilité de l’événement : l’édit de Fontainebleau est-il contenu dans l’édit de Nantes ? Derrière cette interrogation, il faut se demander si le régime de l’Édit est une simple parenthèse, son histoire se résumant à une dégradation continue des positions protestantes, ou s’il a joué un rôle dans les rapports entre catholiques et protestants. Le second aborde un problème plus difficile à résoudre, la longue durée d’une politique qui a fait la preuve de sa nocivité, l’incapacité de « révoquer la Révocation » en plein siècle des Lumières, avec des dirigeants souvent indifférents en matière religieuse. Un épilogue traitera des résonances de l’événement dont la mémoire encore vivante au XIXe siècle alimente le combat républicain pour la laïcité.

Chemin faisant, il est impossible de faire l’économie du contexte international, affirmé d’ailleurs d’entrée de jeu dans le préambule de l’édit de Fontainebleau. S’il existe un événement français dont les répercussions sont aussi fortes pour le monde occidental, c’est bien celui-ci, et pas seulement à cause de la domination incontestable de la France au temps du Grand Roi.