« S'il est avéré qu'à un moment donné, une certaine herméneutique se soit décrite dans l'histoire comme un pouvoir détenant dans son objet (hiéroglyphique) l'instrument de sa reproduction, et que l'acte originaire de ce pouvoir ait été l'affabulation d'une histoire, découvrant ainsi l'opération d'une violence théologico-politique fondatrice de l'organisation même de la société égyptienne, qu'en sera-t-il alors d'une histoire qui découvre ce schéma :
l'origine du pouvoir n'est pas distincte
d'un rapport originairement herméneutique de l'histoire à la vérité ? »
Patrick Tort{1}
Conduire une recherche historique sur le gouvernement des pharaons et son fonctionnement relève en effet de la gageure. Comment traquer les parcelles d'une vérité sous le voile épais et immense (le « voilement », dit Derrida) constitué par le raffinement rhétorique des idéologues égyptiens ?
« Nous avons deux manières de communiquer nos idées. La première à l'aide des sons, la seconde, par le moyen des figures », écrivait William Warburton dans son Essai sur les hiéroglyphes des Egyptiens{2}.
Les sons des paroles et de leurs accompagnements dans l'Egypte ancienne nous sont inaccessibles, et pourtant nous les soupçonnons assez amples et retentissants au sein de la vie publique pour que soit loué dans les écrits le silence des nécropoles. Les textes qui nous sont parvenus ne rendent compte que partiellement de l'aspect phonétique des mots. Quant aux figures, leur nombre incalculable, leur complexité et la diversité infinie de leurs combinaisons sont la matière même de la texture du voile qui nous cèle la réalité des structures et du fonctionnement de la société égyptienne à l'époque des pharaons.
La multitude des documents qui nous ont été transmis par les anciens Egyptiens est à la fois miraculeuse et déroutante.
Chaque type de discours se développe pourtant suivant ses logiques propres et sa rhétorique particulière et, s'il est souvent délicat de démêler les fils qui les distinguent ou les relient, il est possible de tenter une classification des « textes »{3} en fonction du lieu politique de leur élaboration : affirmations de légitimité, de légalité, justification, organisation, démonstration, représentation, persuasion, enseignement (doctrine), propagande <royale/divine>, en un mot théorisation du droit au plus haut niveau, relèvent de la sphère du pouvoir et du sacré ; ordonnances, circulaires, dispositions légales, décisions judiciaires, contrats, comptabilités, cadastres en sont des applications issues des rouages de l'Etat, lui-même institué à la jonction du politique et du religieux.
Reste le témoignage archéologique, dans son apparente immédiateté.
C'est donc en utilisant toutes les sources, en les confrontant, en les entrecroisant, qu'il sera envisageable de lever parfois le voile aux endroits les plus prometteurs, sachant que si nulle propagande n'est gratuite, nul fait ou objet brut ne contient en lui-même son explication définitive.
Mon propos n'est pas de rendre compte du déroulement des événements – plus ou moins connus –, associés à leurs répercussions dans les sphères économique et sociale, qui ont ponctué l'histoire de l'Egypte ancienne. Il n'est pas non plus de rappeler à un lecteur a priori éclairé les faits les plus marquants ni les aspects les plus tangibles de la civilisation pharaonique{4}.
Mon but est de transmettre l'essentiel des résultats innovants auxquels aboutit une longue recherche, nourrie par les méthodes, les concepts et les connaissances qui sont ceux, conjugués, de mes spécialités : droit, économie, histoire, histoire et anthropologie du droit, égyptologie. Mon approche de l'histoire, en ce qui concerne l'Egypte de l'Antiquité, est beaucoup plus sédimentaire (Legendre, 1999) que linéaire, privilégiant les affleurements les plus spécifiques de la civilisation observée. Seul ce travail en profondeur, effectué à l'aide des outils idoines, permet d'exploiter les données socio-économiques d'une façon optimale. Les principes absolus sur lesquels se fondent la légitimité, le développement et la longévité du régime pharaonique, avec ses caractères particuliers en matière politique, économique et sociale, ne peuvent être clairement restitués et définis que si l'on se livre à un effort constant et colossal d'investigation sur toute la période de l'histoire de l'Egypte ancienne qui coïncide avec le régime pharaonique, depuis la formation de l'Etat dans les dernières décennies du IVe millénaire av. J.-C. jusqu'à sa dernière reconstitution idéologique réfléchie, celle qui fut menée à bien par les Macédoniens et les Lagides. L'intérêt de la démarche consiste à acquérir une vision globale de cette civilisation remarquable qui a évolué – avec des hauts et des bas, mais toujours suivant les mêmes objectifs – pendant plus de trois millénaires, afin de dégager à son propos une perspective sur le très long terme.
Face à cette durée phénoménale d'un système politique homogène dans ses grandes lignes et demeuré inchangé sur ses fondamentaux{5}, j'ai retenu, pour les analyser, les tenants, les aboutissants, les défaillances comme les points forts et décisifs d'un régime considéré par la suite comme un modèle. Ainsi, Cambyse, puis Alexandre le Grand, eurent à cœur, le premier de recevoir une investiture légitime en Egypte, le second d'endosser la royauté pharaonique à travers ses manifestations les plus canoniques (Menu, 1998, 1999, 2008). Diodore de Sicile insiste sur la supériorité du régime monarchique des pharaons{6}. Auguste revêt les insignes et épithètes pharaoniques. On trouve, jusque dans les chroniques russes des xve-xvie siècles{7}, la justification d'un pouvoir à vocation universelle par la référence à une succession continue d'empereurs maîtres du monde connu, de Sésostris à Auguste en passant par Alexandre le Grand : Sésostris, dont la lignée est imbriquée dans la généalogie biblique entre Misraim et Filiks/Peleg (Gen., 10, 1-32 et 11, 10-26), est présenté comme l'ancêtre direct de Nectanébo à qui l'on attribue, comme dans la légende du Roman d'Alexandre, la paternité physique d'Alexandre le Grand.
Les principes fondateurs du régime pharaonique garantissaient, dès l'origine, la permanence des structures étatiques et le fonctionnement, dans la durée, d'un mécanisme institutionnel performant, englobant des systèmes socio-économiques à la fois solides et très souples. Ce mécanisme institutionnel, mis en place lors du passage de la dynastie 0 à la Ire dynastie, a pu perdurer dans ses principes jusqu'à la dynastie ptolémaïque incluse, sur une période qui s'étend grosso modo de + ou – 3100 (début du règne de Nârmer) à 31 av. J.-C. (victoire d'Octave sur Antoine et Cléopâtre à Actium), grâce à une construction idéologique dont le noyau, demeuré inchangé, s'est enrichi d'efflorescences de plus en plus sophistiquées, hautement intellectualisées, entraînant un renversement inéluctable du rapport de forces entre le pouvoir politique et le rôle des prêtres. C'est pourquoi nous nous devrons de rendre compte de l'émergence du principe idéologique, d'en décrire le contenu et les corollaires, d'en suivre, autant que faire se peut, l'évolution et les ramifications au cours de l'histoire pharaonique, et de montrer comment, en finissant par absorber complètement le politique, l'idéologie, dans son expression rituelle, a pu suffire au maintien du système pharaonique, sous les Perses et surtout sous Alexandre. L'apport hellénistique entraîne toutefois de réelles mutations dans l'organisation de la vie économique égyptienne en dépit de certaines continuités (Préaux, 1939) et il serait scientifiquement dangereux de considérer l'époque ptolémaïque comme une simple prolongation du régime pharaonique dans les domaines économique et social. De même, en dépit de la conservation concertée de rites et de croyances pharaoniques, l'Egypte devenue province romaine mettra en œuvre d'autres principes, d'autres stratégies et d'autres structures socio-économiques.
Toute idéologie nécessite une justification.
Le pouvoir pharaonique est légitimé par le but qu'il s'est assigné au début de l'histoire dynastique, et qu'il proclame inlassablement : doter l'Egypte de l'unité, de la stabilité, de la paix et de la prospérité, lui procurer la richesse et l'abondance des vivres, en lui garantissant la pérennité d'une figure de vie immarcescible, jouant le rôle de référence : la maât{8}. Irriguant les structures institutionnelles, l'idéologie a d'abord justifié, puis continué à engendrer un système économique et une texture sociale propres à l'Egypte des pharaons.
Les règles juridiques élaborées depuis Rome jusqu'à l'époque moderne, apprises au cours de longues années passées sur les bancs des Facultés de Droit, s'en trouvent bouleversées, éclatées, puis reconstituées à partir de leurs particules élémentaires selon des schémas inédits et – en apparence seulement – contradictoires, dictés par le principe de l'antagonisme dépassé, de la dualité résolue à travers une unicité normative plus vaste dont nous tenterons de retrouver les mécanismes. C'est ainsi, pour donner seulement deux exemples, que la constitution de grands ensembles patrimoniaux protégés – comme les possessions temporelles des temples ou les installations funéraires privées – engendre, au lieu de la sclérose attendue{9}, une grande fluidité des échanges économiques s'écoulant sur la très longue durée et une remarquable diversité de leurs flux, ou bien que le concept de maât, tout en faisant partie des représentations mentales les plus raffinées de l'idéologie, préside à une distribution factuelle, matérielle et comptable de la justice, en grande partie grâce au principe médiateur de l'immortalité de la personne humaine (toute bonne action est récompensée ; tout manquement entraîne une sanction, sur terre ou dans l'autre monde). Partant de ces quelques prémisses, on évitera d'une manière générale – ainsi que je l'ai préconisé à plusieurs reprises depuis de nombreuses années – d'appliquer à l'Egypte ancienne des modèles externes et totalisants, aussi bien dans le domaine économique (voir infra) que dans le domaine juridique. En revanche, il est impossible de rejeter l'héritage des doctrines économiques et juridiques dans leur déroulement historique depuis l'Antiquité gréco-romaine jusqu'à nos jours, sauf – puisque celles-ci nous fournissent l'arsenal des concepts et des terminologies spécifiques indispensables à l'analyse et au discours – à risquer de tomber dans le bavardage stérile, d'où, par exemple, la fâcheuse tendance à proposer des explications fictionnelles ou « magiques » à toute manifestation effective du droit ou de l'économie dans l'Egypte antique. Des points de vue énoncés dans les dernières décennies sont partiels, partiaux et réducteurs ; le vocabulaire utilisé est souvent inapproprié ; le refus d'utiliser les termes économiques et juridiques propres – autrement dit de recourir au langage juridique, « langue formelle » ou « langue parfaite », selon Umberto Eco – conduit tout naturellement aux confusions les plus regrettables et à l'impossibilité de produire des schémas cohérents{10}.
La méthode que j'ai suivie pour l'histoire économique comme pour l'histoire sociologique et juridique de l'Egypte ancienne est celle de l'anthropologie juridique{11}. Il s'agit en effet de saisir les faits constatés à partir de tous les documents et vestiges que l'Egypte ancienne nous a légués, de s'immerger de la sorte dans la civilisation étudiée et d'en tirer les enseignements sur les plans économique, sociologique et juridique avec l'aide des formations universitaires adéquates en ces domaines. Cette méthode me semble plus sûre que la démarche inverse qui consiste à introduire dans les économies antiques les grands systèmes, modèles et schémas modernes, le plus souvent inadaptés pour des raisons principalement idéologiques, ou à leur appliquer des concepts anachroniques. La preuve en est que des systèmes économiques aussi éloignés l'un de l'autre que le marxisme et le libéralisme, avec toute la gamme des modèles intermédiaires, ont été proposés tour à tour, sans grand succès, pour expliquer l'économie pharaonique ; le modèle égyptien doit être réinventé vu son originalité, du fait principalement du poids de l'idéologie et des croyances. Le mythe bien actuel de la croissance qui sert de point de départ à une étude récente non dépourvue d'intérêt{12} ne doit pas être recherché forcément dans les économies antiques et particulièrement dans celle de l'Egypte pharaonique{13}. L'accroissement des richesses ne me semble pas y être désiré pour lui-même dans une course effrénée au profit mais pour satisfaire des besoins concrets – y compris ceux qui sont nécessaires à la survie éternelle : tombeau, équipement funéraire, service d'offrandes –, pour rémunérer des services accomplis ou à venir, pour entretenir les images et représentations de prestige qui servent l'autorité politique et sacrée du prince et l'autorité intellectuelle et religieuse des prêtres. L'impact considérable de l'idéologie et des croyances sur la vie économique de l'Egypte ancienne doit être pris en compte au premier chef. Très prégnante dès l'instauration des structures étatiques dont elle dicte à la fin du IVe millénaire les orientations vitales{14}, la notion de maât est omniprésente dans le droit qui lui-même répond en grande partie à de nécessaires préoccupations économiques{15}. Ainsi la maât exprime-t-elle le droit, la justice, l'équité, la vérité, la bienveillance, le juste partage des biens et des charges, ce qui est rappelé à l'envi dès le IIIe millénaire dans les autobiographies des grands personnages responsables de l'Etat.
Voici un exemple particulièrement raffiné datant du début de la restauration de l'Etat centralisé, au tournant de la Première Période intermédiaire et du Moyen Empire (fin du IIIe millénaire), qui explicite le contenu de la maât dont le haut fonctionnaire est responsable vis-à-vis du détenteur de l'autorité suprême et vis-à-vis de ses administrés : « J'ai accompli le droit/la justice (maât) dans ma conduite. J'ai sondé (mon) cœur et j'ai imposé le contribuable selon sa richesse. J'ai fait ce qui était souhaitable pour chacun, connu et inconnu, sans distinction. Je suis l'aimé de son nome{16}. Je ne suis jamais passé outre au besoin d'un requérant. Je suis la demeure agréable de sa parentèle, qui équipe sa maisonnée de sorte qu'elle ne manque de rien. Je suis un fils pour le vieillard, un père pour l'enfant, un protecteur du pauvre en tout lieu. J'ai nourri l'affamé et oint le hirsute. J'ai donné des vêtements à celui qui était nu. J'ai exorcisé le visage affligé et j'ai puni le puant. Je suis aussi celui qui ensevelit le défunt. J'ai jugé l'affaire litigieuse selon son droit/équité (maât) et j'ai fait en sorte que les plaideurs s'en aillent satisfaits (ou : apaisés). J'ai répandu le bien à travers mon nome <nome du Lièvre, 15e nome de Haute Egypte> et j'ai fait ce que mon seigneur <neb> désirait »{17}. Ni discours d'autosatisfaction (interprétations anciennes) ni cliché (interprétations actuelles), au moins aux hautes époques, l'énoncé pose le bilan d'un haut fonctionnaire fidèle à ses engagements de respecter et de faire respecter la maât pour le détenteur de l'autorité qui en est le garant. Le terme neb est ambigu mais il fait allusion sans aucun doute au pouvoir royal, fût-il incarné en la personne du nomarque, chef provincial investi par le roi. Le dogme royal constitue l'ossature du régime pharaonique dès la palette de Nârmer (infra, chap. 1). La réaffirmation du droit au bénéfice de la monarchie se fait, à l'époque de notre inscription, par l'intermédiaire des nomarques du Lièvre qui se disent « fils véridiques de Thot ». Le temple de Thot (dieu du droit, « maître de maât » et protecteur de la fonction royale) à Hermopolis, capitale du nome du Lièvre, devient, dès cette époque, un conservatoire du droit, un centre très important de la doctrine juridique{18}. Après avoir posé une assertion générale : « J'ai accompli la maât dans ma conduite », l'auteur de l'inscription décline les divers aspects de la maât entraînant pour son rang l'obligation d'y satisfaire dans ses fonctions (l'énumération varie d'un personnage à l'autre). Cette déclaration de conformité à la maât, en général puis dans ses applications particulières{19}, justifie l'octroi par le pouvoir royal de la récompense suprême : l'attribution d'un tombeau équipé et d'un service d'offrandes funéraires permettant au haut fonctionnaire d'avoir accès à l'éternité. Les autobiographies plus tardives (Nouvel Empire et postérieures) feront davantage référence aux croyances et, dans la forme, se rapprocheront de la « confession négative » ou du genre hymnique{20}.
Ainsi la maât préside-t-elle à la juste répartition des biens et des charges que le juge doit négocier et valider après en avoir pris la mesure concrète{21}. On trouve même dans l'histoire économique de l'Egypte antique la probable première allusion au « juste prix » prenant en considération une conjoncture momentanément défavorable{22}. Le roi, garant de la maât, doit veiller d'une manière générale à la justesse et à la stabilité des prix par des mesures d'intervention étatique{23}.
La compréhension du régime pharaonique et l'explication de sa longévité exceptionnelle passent nécessairement par la description de ses origines et de son fonctionnement, conditionnés par la notion de maât. Les structures économiques et sociales en dérivent obligatoirement.
Les deux premiers chapitres du présent ouvrage (vol. I, t. 1) seront donc consacrés respectivement à l'émergence de l'Etat – ainsi qu'aux principes qui favorisèrent ce phénomène et en permirent la permanence pendant plus de trois millénaires – et à l'idéologie très forte et très prégnante qui en résulta pour encadrer et soutenir la fonction pharaonique, à travers la notion de maât, référence sacrée omniprésente dans les expressions à la fois institutionnelles, économiques, juridiques et sociales du régime. Maât est « la juste clé qui fait fonctionner tout le système <pharaonique> dans l'intérêt de tous{24} ».
Gardant à l'esprit le point de vue et les connexions qui doivent être les nôtres et que j'ai laissé entrevoir brièvement ci-dessus, nous consacrerons une première partie de nos développements à l'analyse et à un essai de définition des principes de l'économie pharaonique et de leurs applications, et une seconde à la description du corps social et à la restitution, dans la mesure du possible, des règles de son fonctionnement dans l'Egypte antique. Cette partition, commode pour le lecteur, est toutefois relativement artificielle, dans la mesure où les règles économiques présupposent l'existence d'une société ou au moins de groupes sociaux organisés et où, réciproquement, la société vit de l'économie, la transforme ou s'y adapte tour à tour, et en subit les contraintes. Nous passerons donc progressivement des chapitres portant sur les fondamentaux (vol. I, t. 1) à ceux qui évoquent plus précisément le fonctionnement de l'économie (vol. I, t. 2), puis, dans un second temps reporté à une date ultérieure, à ceux relatifs au corps social et aux règles qui le régissent, tout en jetant les ponts indispensables entre les uns et les autres (vol. II){25}.
Nous examinerons dans le volume I les grandes questions économiques qui se posent à propos de la production, de l'obtention, de la circulation, de la répartition, de l'échange et de la consommation des biens (à la fois marchands et non marchands), dans une société structurée comme le fut celle de l'Egypte pharaonique, encadrée par un Etat centralisé – respectant toutefois les initiatives individuelles. Après deux chapitres introductifs conséquents, consacrés respectivement aux origines de l'Etat pharaonique et à l'idéologie de Maât/la maât (vol. I, t. 1, chap. 1 et 2), le volet économique de l'ouvrage (vol. I) comporte trois gros chapitres correspondant aux trois grands axes d'un système économique, adaptés plus particulièrement à l'Egypte pharaonique : 1o) la détention, la gestion et l'exploitation des terres agricoles qui constituent l'assise principale du système tout entier (vol. I, t. 1, chap. 3) ; 2o) l'organisation du travail artisanal ou collectif (vol. I, t. 2, chap. 1) ; 3o) les échanges économiques (vol. I, t. 2, chap. 2){26}.
Le premier tome du volume 1 sera donc consacré aux fondements de l'Etat (son émergence, sa justification idéologique, son substrat agricole) et le second aux mécanismes qui font fonctionner son système économique (le travail et les liens de dépendance, le commerce, les transports, la monnaie et les prix).
Sans réfuter systématiquement les travaux de collègues éprouvant le besoin de se référer à des modèles modernes ou contemporains, et même de s'y inscrire parfois d'une manière exclusive – ceux des auteurs classiques ou néo-classiques, de Marx et Engels, de Keynes, de Polanyi étant le plus souvent invoqués – je puiserai dans ma propre formation universitaire en économie politique et dans ma longue expérience en la matière dans le domaine de l'égyptologie les outils intellectuels permettant d'analyser avec le plus d'objectivité possible les principes économiques mis en place et promus par les pharaons.
Les spécificités du fonctionnement de la société pharaonique nous guideront de même dans une approche anthropologique, menée à l'aide de concepts juridiques universels. C'est ainsi – pour donner un exemple sur lequel nous reviendrons – qu'une certaine conception illimitée du temps par les anciens Egyptiens les a conduits à inventer des solutions juridiques extrêmement précoces aux problèmes soulevés par l'existence de droits et d'obligations excédant la durée d'une vie humaine. Les cessions portant sur des biens incorporels (rentes, créances, services, prébendes, droits quels qu'ils soient) apparaissent comme le mode transactionnel dominant dès les plus hautes époques de l'histoire pharaonique, conférant au droit{27} égyptien ancien une très grande originalité et une remarquable précocité.
Ma méthode d'approche et de présentation des faits économiques et sociaux – opérationnelle dès la soutenance de ma thèse de doctorat d'Etat en histoire des institutions et des faits sociaux à la Faculté de Droit de Paris en 1966{28} – consiste à interroger avec la plus grande objectivité possible toutes les sources, quelle que soit leur nature, relatives à une question déterminée, à les analyser d'une manière de plus en plus fine à l'aide des instruments utiles, qu'ils soient d'ordre logique, discursif, statistique ou mathématique, enfin à synthétiser et à exposer clairement les résultats obtenus, sans entrer forcément dans de longues démonstrations, fastidieuses pour le lecteur mais parfois nécessaires lorsqu'il s'agit d'expliciter une thèse nouvelle ou d'exposer des résultats novateurs. Il va de soi qu'au cours de plus d'un demi-siècle de recherches ma pensée s'est précisée ; j'en signalerai les nuances notables dans les grands développements du présent ouvrage, sur des thèmes majeurs comme ceux de la détention des terres ou des transferts de services, par exemple, l'emploi rigoureux des termes économiques et juridiques permettant d'appréhender de la façon la plus précise possible les phénomènes économiques et sociaux qui ont marqué la civilisation pharaonique et son évolution. L'Egypte pharaonique ne nous a légué aucun code de lois mais une grande richesse d'écrits que l'on peut qualifier sans aucune hésitation de juridiques : principes idéologiques et institutionnels ; ordres royaux ; règlements administratifs ; règles coutumières, particulièrement jurisprudentielles et notariales. Dans le domaine juridique proprement dit, c'est-à-dire celui du droit civil que nous aborderons ultérieurement (vol. II), nous nous référerons à la définition la plus pure, celle du droit romain qui fut élaborée par les grands jurisconsultes ayant précédé Cicéron ou qui furent ses contemporains, ses amis : « Sit ergo in jure civili finis hic : legitimae atque usitatae in rebus causisque civium conservatio », c'est-à-dire que la finalité du droit civil est le service d'une juste proportion dans le partage des biens et les procès des citoyens{29}.
Cette définition est en effet celle-là même qui émane de l'analyse du droit égyptien ancien dans ses références à la maât, générale et particulière, à partir des textes dès le IIIe millénaire{30} !
Les limites chronologiques de l'ouvrage (de Nârmer à Alexandre) n'ont été posées que pour souligner l'intérêt d'une étude tributaire de la longue durée et mettant en évidence une évolution complexifiante, entraînant avec elle une diversification toujours plus poussée des structures socio-économiques.
Il va également de soi que certaines périodes seront plus largement privilégiées que d'autres, en raison des sources dont nous disposons. Notre documentation est beaucoup plus riche pour le Nouvel Empire et la Basse Epoque que pour les périodes plus anciennes (Ancien et Moyen Empire, Première et Deuxième Périodes intermédiaires). Les hautes époques nous retiendront davantage, car elles sont moins étudiées que les périodes plus tardives et qu'elles leur impriment déjà leurs concepts et méthodes.
Certains thèmes seront très largement développés en fonction de leur importance fondamentale dans la transformation des conceptions idéologiques comme des systèmes socio-économiques qui en découlent. D'autres pourront au contraire être abordés et exposés dans le seul cadre d'une situation exemplaire.
Le but de ce livre n'est pas d'atteindre une exhaustivité illusoire mais de reconnaître les principes et les mécanismes socio-économiques de la civilisation pharaonique et d'associer le lecteur à la démonstration, en lui proposant traductions, illustrations, schémas et tableaux explicatifs.
L'analyse que je propose ne peut être reçue que si l'on rejette résolument toute idée de progrès continu et régulier dans l'évolution de l'humanité. Pour donner un exemple pertinent, si le droit romain peut être regardé sans aucune hésitation par nos sociétés modernes comme un paradigme dans sa forme achevée, on n'oubliera pas que, dans ses manifestations les plus archaïques (Loi des XII Tables), il se présente souvent comme une très nette régression par rapport aux systèmes juridiques du Proche-Orient ancien, et tout particulièrement de l'Egypte antique, tels qu'ils apparaissent dès l'Ancien Empire. L'exception égyptienne, en dépit des réticences actuelles, est une réalité profonde que nous rencontrerons à maintes reprises, dans des domaines et sous des aspects variés ; nous constaterons notamment sur le plan juridique une précocité étonnante et inventive qui va à l'encontre de la tendance actuelle consistant à minimiser l'influence intellectuelle de l'Egypte dans l'Antiquité. Je soulignerai, contrairement aux habitudes des historiens du droit en général, combien l'Occident est redevable à l'Egypte pharaonique, bien en deçà des principes et des règles qui nous ont été légués par Rome, de systèmes institutionnels qui nous gouvernent encore. Je mettrai en évidence, contrairement aux traditions des égyptologues en général, la propension exceptionnelle des pharaons à créer du droit et à le traduire tant au niveau des rapports sociaux qu'à celui des organisations économiques*.{31}